Alors que leur règne à la Maison Blanche touche à sa fin, Barack et Michelle Obama se lâchent : jamais ils n’ont autant parlé de ce que c’est qu’être noir aux États-Unis. Chacun à sa manière, ils sont désormais résolus à changer la perception que la société américaine a des Africains-Américains.
Une véritable mission que Michelle a évoquée lors d’un discours stupéfiant de franchise, le 9 juin, lors de la cérémonie de remise des diplômes au lycée King College Prep, dans le quartier noir et pauvre de South Side, à Chicago – là où elle a grandi. « C’est un fardeau que le président et moi-même portons fièrement, chaque jour à la Maison Blanche. Nous savons que tout ce que nous faisons ou disons pourra soit renforcer soit modifier les idées préconçues qui prévalent concernant les gens comme nous. »
C’est Barack qui a ouvert la brèche. Le président a plusieurs fois évoqué son héritage noir, sans trop insister. En 2012, lors de la mort de l’adolescent Trayvon Martin, en Floride, il a par exemple estimé que, s’il avait eu un fils, il « aurait ressemblé à Trayvon ». Mais ce n’est que depuis peu qu’il s’est décidé à enfoncer le clou. Comme si, au crépuscule de sa présidence, il se débarrassait enfin de ce costume encombrant de président post-racial que l’Amérique a, un jour de novembre 2007, rêvé d’élire. Un mythe que l’interminable liste des Noirs abattus par des policiers blancs a fait voler en éclats.
Début mai dans le Bronx, à New York, lors d’une rencontre avec des jeunes issus des minorités, le président a déclaré que l’initiative My Brother’s Keeper (« le gardien de mon frère »), qu’il a lancée à leur intention, « restera une mission pour Michelle et pour [lui] non seulement jusqu’au terme de [sa] présidence, mais pour le restant de [ses] jours ». « Certaines communautés, a-t-il poursuivi, éprouvent un sentiment d’injustice et d’impuissance. Elles pensent que leur voix n’est jamais entendue. Cela a alimenté les récentes manifestations de Baltimore, Ferguson et New York. »
Après Barack, c’est maintenant au tour de Michelle d’évoquer son identité noire américaine. Et avec d’autant plus de force qu’elle en est, à la différence de son mari, l’incarnation chimiquement pure. Descendante d’esclaves de Géorgie (elle a de lointains cousins blancs dans le Sud, nés des amours d’un propriétaire d’esclaves avec Melvinia Shields, son arrière-arrière-arrière-grand-mère), Michelle a grandi dans un milieu pauvre, entre une mère au foyer et un père technicien dans une station d’épuration des eaux.
Sa grand-mère paternelle faisait des ménages dans le quartier chic de Hyde Park, à Chicago, là où, des années plus tard, elle acquerra avec Barack une maison de 600 m2. Michelle, c’est l’archétype de la femme forte, qui a franchi tous les obstacles sans jamais renier son identité noire américaine. Fait remarquable mentionné dans la biographie (Michelle Obama. Une vie) que lui a récemment consacrée Peter Selvin, la thèse qu’elle a soutenue à l’université de Princeton portait sur les difficultés rencontrées par les politiciens -africains-américains pour convaincre les Blancs que leur action ne se limite pas à la question raciale et qu’ils représentent non seulement les Noirs, mais l’ensemble de la population. C’est justement ce qui a été beaucoup reproché au candidat Obama, en 2007…
Cette vie d’adversité surmontée, Michelle l’a résumée lors de cette même cérémonie à Chicago, au cours de laquelle un hommage a été rendu à Hadiya Pendleton, une élève noire du lycée, qui avait défilé lors de la parade en l’honneur du président Obama, à Washington, en janvier 2013, et qui fut tuée quelques mois plus tard par une balle perdue au cours d’un affrontement entre gangs – un mal endémique dans le South Side.
« Je sais les luttes que vous menez, a déclaré la First Lady, visiblement émue. Je sais que vous prenez un chemin plus long pour rentrer de l’école afin d’éviter les gangs, je sais que vous avez du mal à vous concentrer sur vos devoirs parce qu’il y a trop de bruit à la maison. […] Vous incarnez le courage et l’amour, la faim et l’espoir qui ont toujours caractérisé ces communautés, nos communautés. Je suis très fière de vous, vous continuez de m’inspirer, j’ai hâte de voir ce que vous allez accomplir au cours des prochaines années. »
« Génération après génération, les diplômés de cette université ont fait montre de la même ténacité, de la même détermination à s’élever au-dessus des obstacles et des affronts, des menaces de lynchage, de l’humiliation des lois Jim Crow, des tourments de la lutte pour les droits civiques… Ils sont devenus des scientifiques, des ingénieurs, des professeurs, et, ce faisant, ils ont contribué à l’émancipation des autres. »
Michelle Obama a également évoqué le mal que lui ont fait les insultes et les caricatures dont elle et son mari ont été la cible sur le chemin de la Maison Blanche. De son propre aveu, elle n’en a pas dormi pendant des nuits entières. En juillet 2008, la couverture d’un numéro du New Yorker la représentant avec une coupe afro et une carabine à la main en train de taper dans la main de Barack lui a fait très mal : « Bien sûr, ce n’était qu’une caricature, mais, pour être tout à fait honnête, elle m’a blessée. Je me suis dit : “Est-ce donc ainsi qu’ils nous voient?”[…]En tant que potentielle première First Lady africaine-américaine de l’Histoire, j’ai fait l’objet de spéculations, de questions, de conversations qui n’avaient d’autre origine que la crainte de l’autre. […] N’étais-je pas trop bruyante, ou trop en colère, ou trop castratrice? Ou alors : n’étais-je pas trop douce, trop maternelle, pas assez focalisée sur ma carrière? »
Michelle n’esquive aucun sujet. À Topeka, dans le Kansas, le 16 mai, elle a regretté qu’aujourd’hui encore, en Amérique, « trop de personnes soient arrêtées dans la rue en raison de la couleur de leur peau ». Le 30 avril, lors de l’inauguration du Whitney Museum, à Manhattan, elle avait évoqué ce qu’il faut bien appeler une forme de ségrégation culturelle : « Beaucoup de gamins de ce pays considèrent que les musées, les salles de concert et tous les lieux culturels “ce n’est pas pour [eux], ce n’est pas pour quelqu’un qui [leur] ressemble ou qui vient de [leur] quartier”. Ayant grandi dans le SouthSide, à Chicago, j’ai été un de ces enfants là.» Une déclaration qui lui a valu une virulente réplique de Rush Limbaugh,un animateur de radio et éditorialiste ultraconservateur selon lequel« avec les Obama, tout tourne autour de la race ». Ce qui est parfaitement injuste. Les prises de position récentes de Michelle concernant la question raciale constituent au contraire un virage à 180°. En 2008, après l’élection de Barack, la nouvelle First Lady avait déclaré être«pour la première fois fière de son pays », ce qui lui avait valu une flopée de critiques.
Six ans durant, elle a donc mis sa langue dans sa poche et évité soigneusement la question. Se proclamant Mom in Chief (« maman en chef »), par contraste avec son Commander in Chief de mari, elle s’est consacrée à des causes a priori peu sujettes à polémique, comme le soutien aux anciens combattants ou la lutte contre l’obésité infantile. On l’a vue en train de bêcher le potager de la Maison Blanche, de faire du hula hoop ou de participer à une course en sac avec Jimmy Fallon, le célèbre présentateur télé. En privé, elle ne fait pas mystère de son peu de goût pour la vie sous haute tension à la Maison Blanche, même si elle apprécie certains des avantages qu’elle procure. Elle a notamment été critiquée pour ses voyages touristiques à l’étranger aux frais du contribuable (elle se rendra en Angleterre et en Italie à la fin de ce mois).
Cette Michelle Obama consensuelle et un peu factice entrée de force dans ses habits de Flotus (pour First Lady Of The United States, quand Barack est Potus, pour President) s’efface donc peu à peu devant la véritable Michelle Obama. Celle qui a toujours revendiqué fièrement son identité noire et parlé librement. Est-ce forcément une mauvaise nouvelle ?
Jean-Eric Boulin