Pour Omer Shatz et Juan Branco, l’UE aurait « orchestré l’interception et la détention de 40 000 personnes » qui cherchaient à fuir le pays.
Deux avocats accusent l’Union européenne et ses Etats membres de crimes contre l’humanité pour meurtre, torture, traitements inhumains et déplacements forcés, commis à l’encontre de migrants tentant de fuir la Libye. Dans une plainte, qui devrait être transmise lundi 3 juin à la procureure de la Cour pénale internationale (CPI), Fatou Bensouda, ils dénoncent des politiques « visant à enrayer à tout prix les flux migratoires vers l’Europe, y compris par le meurtre de milliers de civils innocents fuyant une zone de conflit armé ». L’issue de la plainte est incertaine. La procureure n’est légalement pas tenue par les communications reçues d’individus ou d’organisations non gouvernementales (ONG).
Pour Omer Shatz, membre du Global Legal Action Network (GLAN – Réseau mondial d’action juridique), une ONG qui a déjà engagé plusieurs procédures au nom des victimes de la politique migratoire de l’UE, et Juan Branco, avocat et polémiste, et ancien assistant du premier procureur de la CPI, la politique migratoire de l’Union européenne « a ignoré le sort des migrants en détresse en mer, afin de dissuader les personnes se trouvant dans une situation similaire de rechercher un refuge sûr en Europe ». Depuis 2016, l’UE aurait, en outre, par son soutien aux garde-côtes libyens, « orchestré, directement et indirectement, l’interception et la détention des 40 000 personnes qui avaient réussi à échapper à l’enfer que la Libye était devenue pour elles ».
Des dizaines de déclarations publiques analysées
La plainte analyse cinq années de politique migratoire européenne, dans laquelle toutes les mesures prises viseraient, selon eux, un objectif unique : dissuader ceux qui veulent rejoindre l’Europe. Omer Shatz et Juan Branco n’ont pas enquêté et n’apportent pas de nouvelles preuves à la procureure de la CPI, mais analysent des dizaines de déclarations publiques, de décisions et de rapports émanant de l’UE elle-même et de ses responsables. Ainsi, en 2014, la police européenne des frontières, Frontex, prévoyait que la fin de l’opération de sauvetage italienne »Mare Nostrum », aurait un impact tel qu’il pourrait « constituer un moyen de dissuasion pour les réseaux de facilitation et les migrants (…) compte tenu du fait que le bateau doit maintenant naviguer pendant plusieurs jours avant d’être sauvé ou intercepté ». Au début de 2015, l’opération « Triton » lancée par Frontex, censée remplacer « Mare Nostrum », visait à protéger les frontières de l’Europe, plus qu’à sauver les migrants.
Sous couvert d’aide à la reconstruction de la Libye, l’UE a décidé, en 2017, de renforcer les garde-côtes libyens. « Grâce à une combinaison complexe d’actes législatifs, de décisions administratives et d’accords formels », l’UE leur a fourni un soutien matériel – des bateaux notamment –, et les a entraînés sur les bâtiments même de l’opération militaire européenne « Sophia » et sur le sol européen, en Grèce, en Espagne, en Italie et à Malte. L’UE donne des instructions directes aux garde-côtes, « en leur fournissant des informations telles que la localisation des bateaux de migrants en détresse ».
Pour les deux avocats, en permettant le refoulement des migrants en Libye, les responsables de l’UE se seraient rendus complices « d’expulsion, de meurtre, d’emprisonnement, d’asservissement, de torture, de viol, de persécution et d’autres actes inhumains, [commis] dans des camps de détention et les centres de torture libyens ». Or, soulignent les deux avocats, les garde-côtes libyens ne sont pas tous sous le contrôle du gouvernement de Tripoli. Certains émargent aux seins de milices armées, ou nourrissent les réseaux de trafiquants. En juin 2018, un comité de l’Organisation des Nations unies (ONU) avait d’ailleurs critiqué le rôle de certains garde-côtes et ordonné des sanctions à leur encontre.
Rapports d’ONG
Les deux avocats laissent à la procureure Fatou Bensouda le soin de désigner les responsables, mais ciblent néanmoins les chefs d’Etat de l’Union européenne et les fonctionnaires de Bruxelles. La CPI, qui enquête depuis février 2011 sur les crimes commis en Libye, après en avoir été saisie par le Conseil de sécurité des Nations unies, travaille déjà sur les crimes commis contre les migrants dans les camps de détention libyens, lorsqu’ils sont en lien avec le conflit armé en cours, mais ne cible pas l’UE. Parallèlement, elle a mis sur pied un réseau d’échange de renseignements entre plusieurs agences de l’UE et certains gouvernements européens, sur la poursuite des trafiquants d’êtres humains.
La plainte destinée à la CPI vient s’ajouter aux nombreux rapports établis par des ONG et aux dénonciations répétées de responsables des Nations unies. En décembre 2018, l’ONG allemande Mission Lifeline, avait déposé un dossier devant la Cour accusant Frontex d’aider les garde-côtes libyens à localiser les embarcations de migrants. Mais « la CPI n’a jamais rien fait à ce jour, et n’a pas même répondu à notre demande, mais nous continuons néanmoins à envoyer des informations », explique Axel Steier, cofondateur de l’ONG.
Le Monde