Prêter part d’une bonne intention : celle d’aider, de soulager une personne qui traverse une mauvaise passe. Aujourd’hui, entre mauvais payeurs et malveillances, ce geste divise de plus en plus des proches.
Dans un contexte économique difficile comme celui du Mali, l’entraide financière reste pour beaucoup un des rares moyens de faire face aux urgences du quotidien. Ancrée dans une culture profondément solidaire, cette pratique repose souvent sur des gestes de confiance, des promesses sincères, et une phrase devenue presque rituelle : « Je te rembourse très vite, promis ». Parfois même, une date est fixée, presque pour rassurer autant celui qui emprunte que celui qui prête.
Mais parfois, derrière le geste de solidarité se cache une pression silencieuse. Dans une société où la solidarité est une valeur cardinale, dire non, est presque perçu comme un refus d’assister une personne en détresse. On finit par prêter, non pas parce qu’on en a les moyens ou l’envie, mais par peur du qu’en dira-t-on d’être jugé égoïste, insensible.
Malheureusement, la parole donnée n’est pas toujours respectée. Les délais passent, les excuses s’empilent, le silence s’installe. Et c’est là que le prêt change de nature. La personne qui avait promis de rembourser devient soudain distante, presqu’invisible. Sans qu’elle ne s’en rende compte, le petit geste rempli de bonté et d’amour commence à peser.
Au début, un signe est attendu. Mais rien ne vient. La demande de remboursement reste bloquée dans la gorge, par peur de blesser. Le sujet devient tabou, évité, de peur de paraître lourd ou radin.
Pourtant, le cœur, lui, garde les comptes. Et le poids du non-remboursement finit par peser plus lourd que l’argent lui-même. Et sans bruit, la relation prend un coup, pas une dispute. Juste ce malaise sourd qui s’installe, cette gêne dans les conversations, ce petit froid qu’on ne nomme pas mais que tout le monde sent.
Mais d’où viennent tous ces ressentiments ? Il y a pourtant eu un accord, alors pourquoi le simple fait de réclamer ce qui est dû devient-il soudain un sujet tabou ?
Dans les faits, c’est cette gêne, ce flou autour du remboursement qui pousse beaucoup à ne plus vouloir prêter. Certains finissent même par perdre le compte de ce qu’on leur doit. Les promesses s’accumulent, les délais s’étendent : on te dit « deux semaines », tu te retrouves à attendre deux ans… Parfois pour ne jamais revoir ton argent. Et à force, une forme de sagesse amère s’installe : Ne jamais prêter à quelqu’un que tu ne peux pas confronter, parce qu’un jour, il faudra bien réclamer.
Et à force de vivre ce genre de situations, le cœur devient plus prudent. Certaines personnes apprennent à dire non. D’autres prêtent sans plus jamais espérer revoir leur argent. Et beaucoup finissent par garder leurs portes fermées, non pas par égoïsme ou méchanceté, mais par dépit d’avoir trop donné sans retour. Car une méfiance est née là où il y avait jadis confiance.
Au final, prêter ne devrait jamais devenir un fardeau, et demander à être remboursé ne devrait pas être un acte honteux.
Face à toutes ces tensions invisibles, il faut aussi reconnaître que la réalité du quotidien n’est pas la même pour tout le monde. Certains emprunteurs ne fuient pas forcément par mauvaise foi, mais sont simplement piégés dans une spirale difficile à gérer.
Lors d’un échange, Sira Diallo confiait avec sincérité : « Ce n’est pas qu’on ne veut pas payer, vraiment. C’est juste que… avec cette vie difficile, pleine de problèmes urgents, dès qu’on a un peu d’argent, on est souvent obligé de régler ce qui brûle en premier. Et on se dit qu’on remboursera après… mais ce ‘après’ devient une boucle sans fin. Et de l’extérieur, ça donne l’impression qu’on fait exprès ».
Un point de vue qui rappelle que parfois, le non-remboursement n’est pas un choix, mais une conséquence d’un quotidien chaotique. Et du côté de ceux qui prêtent, les frustrations sont tout aussi réelles.
Souleymane Kéita, lui, en a vu de toutes les couleurs : « Je ne compte même plus combien on me doit, tellement c’est devenu habituel. Un jour, j’ai prêté à quelqu’un qui m’avait juré de me rembourser dans deux semaines. Deux ans plus tard, j’attends toujours. Pis, certaines personnes te croisent en ville et font comme si elles ne te voyaient pas. Maintenant, moi j’ai mon principe : si je ne peux pas te confronter en face, je ne te prête pas. C’est simple ».
D’un autre côté, il y a ceux qui prêtent, souvent en silence, et qui encaissent les retards, les oublis, parfois même l’oubli total.
Aminata Sacko, a souvent été dans cette position. Elle confie : « Quand on me demande de l’aide, j’ai du mal à dire non. Je me dis que si j’ai un peu et que l’autre n’a rien, c’est normal de partager. Mais parfois… ça fait mal. Parce que les gens oublient vite. Une fois l’argent donné, y’a plus d’appels, plus de nouvelles. Et moi, je reste là, à attendre… même pas forcément l’argent, mais au moins un mot, une reconnaissance. C’est ça le plus dur ».
« Je continue quand même à aider quand je peux, mais maintenant, j’ai appris à faire attention. Parce qu’à force de donner, on finit par se perdre et douter même de sa générosité ».
A force de vivre ce genre de situations, le cœur devient plus prudent. Certaines personnes apprennent à dire non. D’autres prêtent sans plus jamais espérer revoir leur argent. Et beaucoup finissent par garder leurs portes fermées, non pas par égoïsme ou méchanceté, mais par dépit d’avoir trop donné sans retour, car une méfiance est née là où il y avait jadis confiance.
Face à ces blessures invisibles et à cette méfiance grandissante, il devenait essentiel de prendre du recul. Pour mieux comprendre ces dynamiques sociales, nous avons recueilli l’analyse du sociologue Amkoulel Sow. Il explique : « Aujourd’hui, lorsqu’une personne qui a les moyens financiers vient en aide à d’autres, nous avons, malheureusement, ce réflexe ancré : même si la somme n’est pas remboursée, on s’attend à ce que le donateur abandonne et passe l’éponge. Cette mentalité encourage une grande confusion entre l’aide et le prêt¸ Dans la majorité des cas, les prêts ne sont pas formalisés par des voies légales. Ils se font de manière informelle, souvent en espèces, sans aucune preuve écrite. Généralement, ce sont les personnes sincères, généreuses et solides financièrement qui se retrouvent sollicitées et mises dans une position délicate où elles ne peuvent rien refuser. Or, beaucoup ne savent pas faire la différence entre une aide gratuite et un prêt qui doit être remboursé. C’est à ce niveau que naissent les conflits. Dans notre société, l’idée selon laquelle celui qui possède est ‘obligé’ d’aider est si profondément enracinée qu’elle annule toute notion de responsabilité individuelle. Ainsi, chaque fois qu’un prêt est accordé sans cadre clair, lorsqu’arrive le moment de demander remboursement, la personne qui avait aidé est perçue comme étant dans son tort ».
Le sociologue souligne aussi les lourdes conséquences sociales que peuvent engendrer les prêts non remboursés :
« Dès qu’un prêt n’est pas remboursé, cela peut entraîner de nombreuses conséquences. Non seulement les liens entre les deux personnes se dégradent, mais cela peut aussi affecter tout le cercle familial. Dans certains cas, le conflit prend une tournure judiciaire, ce qui est très mal vu dans notre société. En général, les gens ne cherchent pas à comprendre qui a raison ou tort. Dès qu’on engage une procédure judiciaire contre un proche, on est aussitôt condamné par l’opinion publique. Beaucoup estiment que ce genre de problème devrait se régler à l’amiable, sans passer par la justice. Or, face à une personne de mauvaise foi, excusez-moi du terme qui nie l’existence même du prêt en l’absence de preuve juridique solide, il est difficile de trouver un terrain d’entente. Les conséquences ne se limitent pas à une rupture entre deux individus : elles peuvent éclabousser toute la famille, voire la réputation sociale ».
Alors, comment continuer à aider sans briser les liens ? Amkoulel Sow propose une solution simple mais essentielle :
« Il est crucial de clarifier, dès le départ, la nature de l’aide apportée. Il faut établir une distinction nette : s’agit-il d’une aide financière offerte ou d’un prêt devant être remboursé ?
Cette différence, si elle est bien comprise, réduira considérablement les risques de malentendus. Beaucoup de personnes interprètent encore un prêt comme une aide, pensant que celui qui prête le fait parce qu’il en a largement les moyens. Dès le départ, il faut préciser que c’est un prêt temporaire, consenti pour dépanner, et qui devra être remboursé dans des délais convenus ».
Enfin, pour prévenir durablement les frustrations, il invite à formaliser les engagements, même entre proches : « Il serait important d’encourager la mise en place de contrats écrits entre le prêteur et l’emprunteur. Même dans un cadre familial ou amical, cela peut éviter beaucoup de malentendus. La proximité émotionnelle rend souvent difficile la formalisation, mais elle est essentielle. Dans les institutions bancaires, il n’y a pas de problème parce que tout est clairement fixé dès le départ. A mon avis, même entre individus, il faudrait normaliser cette pratique pour sécuriser les deux parties et préserver les relations ».
Finalement, prêter n’est pas seulement une question d’argent : c’est un acte de confiance, d’amour, parfois même de sacrifice silencieux. Dans un monde où les blessures invisibles se multiplient, où l’entraide peut devenir source de malentendus, il est urgent de réapprendre à poser des bases claires, sans culpabilité ni honte.
Dire ‘oui’ avec le cœur, mais aussi avec la tête. Prêter avec générosité, mais protéger la confiance comme un bien précieux. Car au fond, ce n’est pas tant l’argent qui détruit les liens : c’est l’incompréhension, le silence et la douleur de ne pas avoir été respecté. A nous de construire une solidarité plus saine, plus juste, plus consciente.
Nènè Mah Zasso Théra
(Stagiaire)