FIGAROVOX/ENTRETIEN – Le coup d’État militaire qui a poussé le président du Mali à démissionner ne change rien à la mission des soldats français sur place, explique le colonel Michel Goya. En revanche, l’instabilité institutionnelle du Mali renforce les interrogations sur l’avenir de l’opération militaire française, malgré ses résultats remarquables contre les djihadistes.
Michel Goya est colonel (ER) des troupes de marine, docteur en histoire et ancien titulaire de la chaire d’histoire militaire à l’École de guerre. Il est l’auteur d’un blog «La voie de l’épée», consacré à l’histoire militaire, à l’armée dans les grandes démocraties contemporaines et à la stratégie. Michel Goya a notamment publié «Les Vainqueurs. Comment la France a gagné la Grande Guerre» (Tallandier, 2018) et «S’adapter pour vaincre: Comment les armées évoluent» (Perrin, 2019).
FIGAROVOX.- Après le coup d’État au Mali qui a contraint le président Ibrahim Boubacar Keïta à démissionner, les soldats français de l’opération Barkhane présents dans le pays ne sont-ils pas dans une position inconfortable?
Michel GOYA.- Il est toujours délicat de se retrouver engagé militairement au cœur d’un pays dont le pouvoir est vacant. C’est encore plus délicat pour des troupes françaises dans une ancienne colonie, surtout après avoir été pendant des années une force de contre-coup d’État. Après tout, nous sommes sur place depuis 2013 à la demande de l’État malien pour faire face à la menace de groupes armés en grande partie maliens. En termes de droit, il n’y a pas beaucoup de différence entre une colonne du groupe Ansar Dine venant de Tombouctou et une colonne de militaires mutins venant du camp de Kati, ce sont tous des rebelles.
Dans les faits, il est peu probable cependant que la France soit intervenue si le président Keita l’avait demandé. Nous avons beaucoup trop peur de rappeler le passé et d’être accusés d’intrusion colonialiste. Cela n’empêchera évidemment pas ces accusations de survenir quand même.
La mission de l’opération Barkhane est toujours la même, tant qu’il n’y a pas de pouvoir légitime sur place pour demander éventuellement son évolution, sauf si la France décide de quitter une zone jugée trop instable.
De façon plus sérieuse, on peut craindre trois choses. La première est que la situation dégénère et que la violence menace aussi nos 8 000 ressortissants à Bamako, ce qui pour le coup nous imposerait de venir à leur secours. La seconde, la plus probable, est que cela, comme lors du coup d’État précédent en mars 2012, induise une paralysie des institutions pendant des mois. À l’époque cette paralysie, et c’est le troisième élément, avait permis au Mouvement de libération nationale de l’Azawad (MNLA), touareg, de proclamer l’indépendance du Nord, avant de s’en faire chasser par une coalition de groupes djihadistes. L’impuissance du gouvernement malien avait provoqué un coup d’État qui lui-même n’avait fait que conforter cette impuissance. Dans les faits, la situation n’est plus la même, du fait même en grande partie de la présence des soldats français, et le risque est moins grand, mais il ne faut pas que le désordre dure trop longtemps.
Toutefois, la mission de l’opération Barkhane est toujours la même, tant qu’il n’y a pas de pouvoir légitime sur place pour demander éventuellement son évolution, sauf si la France décide de quitter une zone jugée définitivement trop instable, comme au Tchad en 1980 par exemple, mais c’est peu probable. On va donc continuer à traquer les groupes djihadistes et exercer une forte pression sur eux, mais il sera peut-être plus difficile de le faire pour un temps en coopération avec les Forces armées maliennes (FAMa).
Les soldats français restent la clé de voûte de la coalition militaire anti-djihadistes.
Les militaires maliens qui ont pris le pouvoir sont-ils nécessairement tous favorables à la présence des forces françaises dans leur pays?
Il faut rappeler que les forces françaises ne sont pas les seules forces étrangères sur place, ni même les plus importantes. L’acteur militaire le plus volumineux au Mali est la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations-Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) forte de plus de 13 000 Casques bleus venant de nombreux pays. Le nom est aussi long que son bilan est faible pour un milliard d’euros dépensés chaque année. Il y a aussi la Mission de formation de l’Union européenne au Mali qui a encadré la formation ou la reformation de 14 000 soldats maliens. Des contingents européens réduits sont également associés à Barkhane ou au groupement de forces spéciales Takuba qui est en cours de formation. Il ne faut pas oublier également le commandement américain en Afrique, AFRICOM, qui appuie discrètement toutes les forces alliées. Le Mali fait enfin partie du groupe du G5-Sahel dont la force commune est susceptible d’intervenir sur son territoire.
Il faut ajouter à cette coalition militaire, la galaxie des agences et organisations gouvernementales ou non d’aide en tout genre pour la sécurité et le développement, car la lutte ne se limite à celle des forces armées.
Face à peut-être 5 000 combattants permanents djihadistes, on a donc empilé les opérations militaires, espérant à chaque fois qu’il s’agirait d’une relève qui nous permettrait, à nous Français, de nous retirer. Mais comme ces structures n’ont pas une valeur combattante en proportion de leur volume et de leurs dépenses, nous sommes restés coincés comme une clé de voûte.
Concrètement et assez macabrement, Barkhane c’est en moyenne un combattant ennemi éliminé chaque jour. Dont parfois des personnages importants, comme le leader d’AQMI, tué en juin dernier.
Les militaires maliens savent très bien leur dépendance à cet ensemble qui les soutient, les forme, les accompagne et les équipe en partie et sans lequel ils se retrouveraient très faibles. Leur priorité n’est pas le départ des étrangers, qui n’ont de toute façon jamais eu vocation à rester éternellement sur place, mais la victoire et la paix par la régénération de la classe politique. Contrairement au mouvement de contestation civile M5-RPF (mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques) où ce discours a pu être entendu, aucun des membres de la junte n’a appelé au départ des étrangers. Il est significatif aussi qu’ils aient insisté sur l’application des accords d’Alger de 2015 entre le gouvernement malien et les groupes séparatistes touaregs, restés lettre morte depuis. La junte a réitéré en revanche son souhait de poursuivre le combat contre les organisations djihadistes aux côtés des forces étrangères et plus particulièrement les Français.
Quel bilan peut-on faire de l’opération Barkhane au Mali à ce jour?
La mission de l’opération Barkhane est d’exercer la plus forte pression possible sur les organisations djihadistes de la région, plus particulièrement sur Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) notre ennemi historique, et sur l’État islamique au Grand Sahara (EIGS). C’est fondamentalement une force de raids et de frappes qui élimine le maximum de combattants ennemis. Très concrètement et assez macabrement, Barkhane c’est en moyenne un combattant ennemi éliminé chaque jour, dont parfois des personnages importants, comme Abdelmalek Droukdal, leader d’AQMI, tué en juin dernier.
Cela a surtout pour effet d’empêcher les organisations djihadistes de mener des opérations de grande ampleur comme en 2012 et donc de menacer véritablement la stabilité des États de la région, jusqu’au golfe de Guinée.
C’est déjà beaucoup, mais c’est insuffisant si on ne s’attaque pas aux raisons qui font que ces combattants djihadistes existent. Or ces raisons sont multiples, idéologiques, religieuses, économiques et sociales, et les soldats français n’ont évidemment que peu de prises sur elles. Seuls les États locaux peuvent s’attaquer à ces raisons, par au moins une bonne administration et des forces de sécurité efficaces et légitimes. La Mauritanie y est parvenue, le Niger résiste malgré une position délicate entre le Sud algérien, la Libye et le nord du Nigéria, mais le Burkina Faso et surtout le Mali n’y arrivent pas paralysés par des problèmes endémiques.
Au Mali, Barkhane se retrouve visible depuis sept ans au cœur du désordre, ce qui ne peut que donner l’impression d’un enlisement.
On le savait, mais, après avoir détruit les bases djihadistes dans le nord du Mali en 2013, on a cru qu’il serait possible de mener ce combat le temps d’être relevé rapidement par d’autres la MINUSMA, les FAMa renouvelées ou la force commune du G5-Sahel, espoirs toujours déçus pour des raisons multiples, mais pas du tout imprévisibles. On se retrouve ainsi visible depuis sept ans au cœur du désordre, ce qui ne peut que donner l’impression d’un enlisement.
La France peut-elle mener à bien cette mission très difficile qu’elle s’est assignée?
Il est une règle empirique qui veut qu’une opération extérieure importante et visible doit obtenir des résultats stratégiques en moins de trois ans. Si on n’y parvient pas, cela signifie qu’on se trouve engagé dans quelque chose de très long. Or, et plus particulièrement en Afrique, une opération française visible et longue est vulnérable.
Elle est d’abord vulnérable aux pertes. Nos adversaires savent très bien qu’il suffit de tuer au moins cinq de nos soldats en une seule journée pour que toute une opération soit mise en question, et sur la longue durée on trouve toujours des occasions d’infliger des pertes. À défaut, l’assassinat de ressortissants, comme récemment au Niger, suffit à induire le doute.
Elle est vulnérable au coût. Le rapport entre le coût de l’opération Barkhane et le nombre de combattants ennemis éliminés donne une moyenne d’un million d’euros pour chaque djihadiste tué ou capturé. Dans un cadre économique et budgétaire très contraint, il n’est pas évident que l’on puisse simplement maintenir une opération aussi coûteuse sur la durée.
Il est probable que le choix de prolonger l’opération Serval par l’opération Barkhane, du moins dans cette forme avec le maintien d’une forte présence au Mali, était une erreur.
Et puis enfin, quand on est visible alors que le problème ne semble pas se résoudre, on devient vite sur place un bouc émissaire et l’objet des critiques jusqu’aux théories les plus fantaisistes.
En conjuguant tous ces facteurs, une opération militaire importante et visible est difficilement tenable sur la longue durée, à moins d’une volonté politique forte et maintenue sur plusieurs mandats présidentiels.
Il est donc probable que le choix de prolonger l’opération Serval par l’opération Barkhane, du moins dans cette forme avec le maintien d’une forte présence au Mali, le secteur le plus sensible de la région, était une erreur. Il aurait sans doute été préférable de se concentrer sur les véritables ennemis de la France, AQMI puis EIGS, et de revenir à la situation avant Serval, avec un réseau discret de forces spéciales, présent depuis 2010, et des capacités d’intervention depuis les pays périphériques. Il aurait fallu réfléchir aussi à la manière d’agir quand même en permanence à l’intérieur des zones les plus sensibles avec des forces discrètes, mais toujours en accord avec les États locaux, éventuellement des équipes de protection des ressortissants et à coup sûr d’accompagnement des forces locales.
La combinaison intervention rapide forte et guerre longue discrète est la norme des opérations militaires modernes avec plus de victoires relatives où l’ennemi sera toujours là dans une fin floue plutôt que détruit un jour précis. Il faut faire preuve d’autant d’imagination que nos soldats ont du courage.
Le Figaro