Le président français est le premier à se rendre dans l’ex-capitale rebelle, où a eu lieu en 2004 un bombardement de l’armée ivoirienne qui garde de nombreuses zones d’ombre.
Bouaké, dimanche 22 décembre 2019. L’image restera gravée dans les esprits des habitants de la deuxième ville la plus peuplée du pays, connue pour être un grand carrefour de migration et surtout pour avoir été entre 2002 et 2010 « la capitale » des Forces nouvelles (FN), le groupe armé qui s’était soulevé contre le pouvoir du chef d’État d’alors, Laurent Gbagbo. Ils sont des milliers de personnes à s’être massées ce matin sur les bords des routes pour saluer le chef de l’État français Emmanuel Macron qui s’est rendu de l’aéroport à l’ancien lycée Descartes avec son homologue ivoirien Alassane Ouattara pour une cérémonie d’hommage aux neuf soldats français et un Américain tués sur ces lieux en 2004, lors d’un bombardement de l’armée ivoirienne. Un épisode charnière de la décennie de crise ivoirienne en novembre 2004 et un dossier qui garde de nombreuses zones d’ombre.
Zones d’ombre
Lors d’une cérémonie très sobre, les deux présidents ont dévoilé une stèle « À la mémoire du citoyen américain et des neuf militaires français morts dans l’accomplissement de leur devoir » et déposé des gerbes aux couleurs ivoiriennes et françaises. Ils ont ensuite observé une minute silence alors qu’on entendait la clameur de la foule qui attendait à l’extérieur. Cet acte doit « œuvrer à l’essentiel travail de réconciliation dont la République de Côte d’Ivoire a tant besoin et qui est le chemin sur lequel elle avance », avait dit Emmanuel Macron la veille.
Il faut souligner qu’à l’époque, le pays était scindé en deux depuis 2002 et la tentative de la rébellion favorable à Alassane Ouattara de renverser Laurent Gbagbo. Dans un contexte tendu, la France avait déployé la mission Licorne, officiellement pour protéger les ressortissants français et tenter de stabiliser le pays. Deux jours avant le bombardement, le 4 novembre 2004, les forces de Gbagbo lancent une offensive pour tenter de reprendre Bouaké et le Nord.
Le bombardement, le 6, est mené par deux avions de chasse Sukhoï de l’armée de Gbagbo, pilotés par deux mercenaires biélorusses. L’armée française riposte en détruisant la plus grande partie de l’aviation ivoirienne, ce qui conduit à l’échec de l’offensive des troupes loyalistes, privées de soutien aérien.
Des manifestations anti-françaises et des exactions se produisent dans le sud du pays, notamment à Abidjan, provoquant le départ de 8 000 Français. Du jamais-vu en Côte d’Ivoire, meilleur allié de la France en Afrique depuis les indépendances jusqu’aux années 1990.
Le 9 novembre, des soldats français ouvrent le feu sur des manifestants à l’hôtel Ivoire à Abidjan. Le gouvernement ivoirien accuse l’armée française d’avoir tué une soixantaine de civils ivoiriens, la France parle de son côté d’une vingtaine de morts. Cette fusillade meurtrière cause un nouveau choc.
L’affaire se complique encore par le fait que 15 mercenaires russes, biélorusses et ukrainiens ont été arrêtés à Yamoussoukro par l’armée française, mais relâchés quatre jours plus tard. Puis, le 16 novembre, huit Biélorusses sont arrêtés au Togo, dont les deux pilotes des Sukhoï. Mis à la disposition des autorités françaises, ils ont pourtant été libérés. Interrogé sur les zones d’ombre, le président Macron s’est retranché derrière la procédure judiciaire en cours : « Il ne m’appartient pas de me prononcer sur les faits qui relèvent d’une enquête judiciaire qui poursuit son travail. »
Une enquête toujours en cours
Au cours de l’enquête sur le bombardement de Bouaké, la juge d’instruction française Sabine Kheris a examiné le rôle de trois ministres dans les dysfonctionnements ayant permis les libérations des mercenaires. Il s’agit de Michèle Alliot-Marie, Dominique de Villepin et Michel Barnier, alors respectivement ministres de la Défense, de l’Intérieur et des Affaires étrangères.
Après des années de procédure, la justice française a abandonné en mai 2019 les poursuites contre les anciens ministres. Il reste toutefois encore une action en cours : le procès à venir d’un ex-mercenaire biélorusse, Yury Sushkin, et de deux officiers ivoiriens, Patrice Ouei et Ange Magloire Ganduillet Attualy, accusés d’avoir piloté ou copiloté les deux avions Sukhoï des forces loyalistes ivoiriennes qui ont bombardé le camp.
Ils ont été renvoyés le 7 janvier devant la cour d’assises de Paris pour « assassinats, tentatives d’assassinats et destructions de biens ». Le procès se déroulera en l’absence des trois hommes : ils sont visés par un mandat d’arrêt, mais n’ont jamais été remis à la France. L’énigme demeure totale puisque aujourd’hui encore personne ne semble savoir pourquoi ce bombardement a eu lieu.
Place à l’économie et au développement
Dans tous les cas, le président Français, qui a acté hier, samedi, la fin du franc CFA, symbole de la Françafrique, veut aller jusqu’au bout en mettant l’axant sur l’économie comme il le fait depuis son arrivée au pouvoir. Avec Alassane Ouattara, ils ont pris la direction de l’esplanade où sera construit le plus grand marché couvert d’Afrique de l’Ouest. D’un coût de 60 millions d’euros, financé par la France, le site rassemblera 8 500 commerçants sur près de 9 hectares. Des dizaines de milliers de personnes les attendent. « C’est la première fois depuis que la Côte d’Ivoire existe qu’un président français vient à Bouaké. Et il vient pour construire notre marché, seul lieu d’activité à Bouaké. Nous lui disons vraiment merci », a déclaré à l’AFP Sanata Traoré, commerçante. « Nous ne pourrons jamais remercier assez le président Macron. Ce marché a brûlé il y a plus de 20 ans et nous, commerçants, étions en détresse et dans la débrouillardise. Nous aurons un nouveau marché moderne », s’est réjoui Claude Kouassi, libraire à Bouaké.
Le Point Afrique