Commençons par un truisme : la maladie à coronavirus est inédite dans notre mémoire récente. Elle inflige à notre planète un nombre effroyable de décès, accélère notre rendez-vous permanent avec le deuil. Pendant longtemps, ce siècle, comme sans doute d’autres à venir, portera les stigmates de cette peste bubonique de notre ère. Est-ce une consolation que de rappeler que le propre de l’humain est de pouvoir se relever toujours plus fort après chaque chute comme dans le sublime poème de Rudyard Kipling «Tu seras un homme mon fils», publié en 1910 ? Cette résilience confère assurément une certaine immortalité à notre espèce.
En Chine, pays auquel on attribue l’origine de la maladie à coronavirus, l’idéogramme désignant une crise signifie aussi opportunité. Cette apparente contradiction de sens est la marque d’une civilisation millénaire dont la dialectique est de regarder les portes ouvertes au lieu de s’attarder sur celles qui sont fermées. Elle traduit en meilleur ce qui ressemble au pire, minimisant, dans la même logique, ce qui apparaissait comme le plus grand malheur connu de notre humanité à l’ère des technologies qui ont propulsé très loin le savoir universel et orienté notre vie de tous les instants.
Dans le même esprit que la sagesse chinoise, peut-on dire, mutatis mutandis, que le coronavirus peut être une chance ? En tant que crise donc en tant qu’opportunité ? Oui, en tant qu’élément de rupture dans l’ordre normal des choses, en somme nos habitudes de vie. Il nous enseigne de nombreuses leçons et nous oblige à nous interroger, cet exercice que les miracles de l’ère du numérique nous avait fait jeter aux orties. La crise actuelle borne nos certitudes scientifiques et nos doutes métaphysiques nourris de religiosité. La première question est la scientificité de la science.
La connaissance scientifique est-elle exactitude ou tâtonnement tantôt fructueux tantôt miraculeux de la méthode expérimentale chère à Claude Bernard sur les traces du chimiste Michel-Eugène Chevreul ? En d’autres termes, où s’achève la science si jamais elle a une fin ? Aux épistémologues de répondre. Mais le doute et le défi sont la sève nourricière de la prodigieuse vitalité de la science. En ce sens, avec le Covid-19, la médecine a une première matière inattendue.
Des milliers de scientifiques, cerveaux invisibles, confinés dans le silence des laboratoires et loin des plateaux de télévision, nous aident, par la prévention et les soins, à contenir les ravages de la pandémie.
À contrario, cette crise montre fort heureusement que la fin des civilisations, tant brandie par certains prophètes de malheur, est un délire pour pessimistes. Elle montre aussi, espoir de nos savants et chercheurs, que la science reste un vaste champ à parcourir avec d’innombrables périmètres en jachère.
La crise du Covid-19 n’est pas que sanitaire. Elle a d’autres dimensions. Elle met en lumière les qualités d’anticipation et de vision attendues de nos dirigeants dont la gouvernance est plus que jamais scrutée et jaugée. Les gouvernés ont droit à la reddition des comptes, les plus nombreux espèrent la fin de leur infantilisation par des marchands d’illusions déguisés en opérateurs politiques.
Le coronavirus impose un retour à la POLITIKE, l’art de (bien) gérer les affaires de la cité. On n’a jamais entendu autant de discours des princes du jour témoignant de leur compassion, sous la pression de cette crise sanitaire dont les conséquences multiformes sont imprévisibles. Certains de ces princes se souviennent soudain que leur devoir constitutionnel est de nous porter assistance et de nous garantir sécurité et protection.
Que n’avons-nous pas fait suffisamment pour en arriver là ? Que devons-nous faire autrement pour sortir de là ?
Tout autant qu’à la médecine et qu’à la gouvernance, le Covid-19 est un défi posé à nous citoyens ordinaires. Il nous donne ou nous impose la chance de nous ajuster au réel en faisant le tri entre le nécessaire et l’utile, entre le superflu et le clinquant. Mieux, il nous oblige à changer nos mauvaises habitudes sociales acquises : laxisme, raccourcis frauduleux, incivisme, esquive des règles établies et dédain de l’intérêt général.
Nos mauvaises pratiques, fatalisme atavique, influencent négativement notre rapport aux recommandations et aux injonctions pour éviter la propagation du virus. Nous nous croyons exemptés de nous laver les mains, de porter le masque, de respecter l’hygiène, de cultiver la propreté du corps, du cœur et surtout de l’âme. Nous nous gaussons de la distanciation sociale. Nous nous remettons à la volonté divine ou cultivons une criminelle insouciance devant le danger que nous croyons destiné uniquement aux autres. Pourtant nous voyons les ravages de la maladie qui ne distingue pas l’origine sociale, religieuse, régionale, continentale. Elle ne connaît ni genre ni race. Elle nous rappelle dans son odyssée de sang que nous naissons tous libres et égaux sur cette planète que nous avons en partage. Autre chance de la crise née du coronavirus, nos retrouvailles avec des qualités longtemps remisées au magasin des accessoires, comme le disait Sartre. Il nous faut, hic et nunc, séparer le bon grain de l’ivraie.
Elle constituera sûrement un nouveau départ. Nous ne pourrons que voir, désormais, la vie autrement.
Au plan psychologique, la crise aura été une chance si elle arrive à nous aider à transformer les peurs en défis et surtout à nous débarrasser d’un complexe d’infériorité né d’une histoire de terreur et de fureur qui fait perdre à un peuple l’estime de soi en l’inhibant devant les épreuves et en le privant de l’audace qui fait réussir et de l’optimisme fondateur d’un nouveau monde.
Débarrassons-nous immédiatement de cette tunique de Nessus dont on nous a vêtus pendant des siècles aussi bien au niveau de la pensée qu’au plan de l’action. Comme Césaire, disons, «ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir».
La crise du Covid-19 peut devenir une chance si nous la vivons comme la chiquenaude vers un élan post-traumatique pour nous remettre en cause. Ou une nouvelle occasion manquée si nous ne la comprenons que comme une tragique parenthèse, un simple accident de parcours de notre histoire pleine de fractures sombres que nous n’aurons pas su refermer. À nous de choisir.
Hamadoun Touré Journaliste Ancien Ministre Fonctionnaire International à la retraite
Source : L’ESSOR