Dans la mesure où la prospective dessine l’avenir au conditionnel, il n’est pas chimérique d’envisager les difficultés actuelles aplanies par la décision des Africains d’adopter des scénarios de développement résolument innovateurs. Au cours des années soixante, l’Afrique a récupéré son présent et s’est lancée à la recherche de son passé. Vers la fin des années 70, elle a pris conscience de l’importance de son devenir (voir colloque et déclaration de Monrovia en 1979 et le Plan d’action de Lagos en 1980). La prospective y a fait une modeste entrée au niveau des décideurs ,des chercheurs et même du « grand public » dont l’angoisse devant l’avenir s’explique par les déceptions du passé récent et les traumatismes du présent.
Alors qu’il y a à peine cinq ans, on ne trouvait aucune institution ou association africaine s’occupant de prospective, l’Afrique et le bureau africain du Programme des Nations unies pour le développement a été sans aucun doute une des principales causes de l’éclosion des études prospectives en Afrique. Presque tous les pays africains auront, bien avant 1990, soit un institut national de prospective, soit une association des études sur le futur.
Le colloque de Monrovia comme le premier sommet économique de l’OUA (Lagos ,1980) ont amplement démontré qu’aucun des grands problèmes qu’affronte l’Afrique (alimentation, éducation, santé, développement rural ,habitat, transport et communications,désertification,industrialisation,énergie,questions monétaires, identité culturelle…) ne peut être analysé et encore moins résolu sans une approche prospective.
Cela est particulièrement nécessaire en Afrique car la solution de ces problèmes est impensable sans une intégration économique, laquelle requiert une pédagogie de l’unité africaine, pour reprendre une expression chère à Edem Kodjo. L’intégration présuppose une vision à long terme, denrée assez rare chez les hommes politiques, sauf lorsqu’il s’agit de survie. C’est de cela qu’il est question aujourd’hui en Afrique. La prospective n’est donc ni un luxe, ni un caprice d’un petit nombre de chercheurs, ni une mode passagère à base de mimétisme. C’est bien moins une science de l’avenir qu’une conscience du devenir. C’est un’ nécessité dont les chefs d’Etat africains ont pris acte.
L’Afrique est le continent dont le potentiel humain et les richesses naturelles sont les moins rationnellement exploités et dont les perspectives de développement sont en conséquence les plus prometteuses. Cela requiert la remise en cause des méthodes de planification en cours. Les hauts responsables de la planification de plus de trente pays africains, réunis à Dakar en janvier 1980 dans le cadre d’un colloque organisé par l’OUA et l’Institut international d’études sociales avec l’appui financier du PNUD, ont reconnu l’importance de la dimension prospective et des démarches et des techniques qu’elles impliquent pour tout exercice de planification viable.
On doit s’attendre à d’importants changements dans les méthodes de planification économique et sociale en Afrique au cours des cinq (5) prochaines années. La prospective les infléchira vers une plus grande participation des citoyens dans l’exercice de planification ; elle les forcera à tenir compte des systèmes de valeurs socioculturels ; et les aidera à mieux appréhender le rôle du temps dans les transformations socio-économiques et culturelles et à anticiper les obstacles. Les exercices préliminaires et assez élémentaires entrepris à ce jour annoncent un très sombres avenir pour l’Afrique d’ici la fin du siècle.
L’être humain dispose aujourd’hui des moyens intellectuels, scientifiques et matériels pour atteindre les objectifs qu’il pourrait choisir. Le choix de ces objectifs est parfois plus difficile que leur réalisation, c’est là où la politique conditionne la prospective. Je crois que l’Afrique va effectivement traverser une période de crises, de ruptures, de confrontations, de conflits et de problèmes économiques et sociaux presque insurmontables.
Cette phase houleuse et coûteuse dominera la majeure partie de la présente décennie. Ce sera le coût qu’il faudra inévitablement payer pour les politiques suivies depuis 50 ans. Ces politiques sont actuellement dans le coma, mais leurs effets survivront quelques années encore. Le renversement de la vapeur qui est déjà déclenché et qui s’accentuera au cours des prochaines années, permettra à l’Afrique de surmonter les turbulences des années 80, de vivre dans la dignité avant 1990 et de faire une entrée respectable dans le XXI e siècle.
Pr Mahdi Elmandjra
Source: L’Inter de Bamako