Le secteur culturel en Afrique est d’autant plus fragilisé qu’il manque de politiques publiques solides sur lesquelles s’appuyer.
On ne voit d’abord que leurs bras, recouverts de poussière, qui se tordent devant le mur rouge du Laboratoire Bancoumana, au Mali. Puis les corps apparaissent : ceux des danseurs Samuel Djoulaye Coulibaly et Moussa Sanogo, de la compagnie de danse contemporaine Don Sen Folo. Tremblants, ils s’agitent autour de Balkissa Kébé, qui enfile un masque et avance d’un air digne et résolu vers une bassine remplie d’eau où elle finit par se laver les mains avec application. Le message de cette vidéo diffusée le 1er avril sur les réseaux sociaux est clair. La compagnie le formule ainsi sur Facebook : « Ensemble appliquons les gestes barrières contre le Covid-19, ensemble pour le vaincre, ensemble pour notre liberté. »
Cette initiative est loin d’être une exception sur le continent africain. Depuis l’annonce du confinement, autour du 20 mars, des célébrités telles que les chanteurs Youssou N’Dour, Ismaël Lo ou encore Tiken Jah Fakoly ont adressé leurs recommandations sanitaires sur diverses ondes. Tandis que d’autres, comme Don Sen Folo, ont opté pour un partage sur internet. « Les artistes en Afrique ont toujours assumé une responsabilité sociale très importante. La situation les empêchant de s’exprimer sur scène, ils le font par les moyens qui leur restent, et je trouve ça très bien. J’y vois un geste politique : il s’agit de revendiquer la place de la parole artistique dans la sphère publique, qui a tendance à être accaparée par les économistes, les épidémiologistes et autres spécialistes », analyse le comédien, metteur en scène et entrepreneur culturel burkinabé Étienne Minoungou.
Cet engagement auprès des populations va de pair avec une autre lutte, elle aussi ancienne mais réactivée par la crise : celle qui concerne la protection des artistes et des structures culturelles par les pouvoirs publics. Au Mali, la Fédération des artistes maliens (Fedama) a, par exemple, alerté le Président, Ibrahim Boubacar Keïta, de la situation des artistes à travers une lettre ouverte datée du 18 mars. « Nous sollicitons un cadre de concertation avec le gouvernement du Mali et un fonds d’aide d’urgence spécifique pour éviter la banqueroute à notre secteur […]. Notre évaluation a indiqué qu’environ trois cents salles de spectacles et de cinéma, de scènes de festivals et de manifestations culturelles et familiales seront annulées ou suspendues jusqu’à nouvel ordre ; soit un manque à gagner d’ici à septembre 2020 d’environ 1,23 milliard de francs CFA et près d’une dizaine de milliers d’emplois gelés », y lit-on. Aucune réponse n’a été reçue à ce jour.
Rares sont les gouvernements africains à avoir décidé de mesures d’aide au secteur culturel. Dans ce silence, la mise en place par le président du Burkina Faso d’un fonds d’urgence de 1,025 milliard de francs CFA apparaît comme une lueur d’espoir. De même que le Fonds relance culture (FRC) en Tunisie, alimenté et géré par le ministère de la Culture et le secteur privé afin d’« accompagner et [de] soutenir les artistes, les espaces culturels, les opérateurs et les entreprises à tous les niveaux de la chaîne de valeur des différentes disciplines et filières des industries créatives », apprend-on sur le site Internet créé pour l’occasion.
Dans les deux pays concernés, ces aides suscitent des réactions variées, qui vont de la défiance à un enthousiasme relatif. Pour l’auteure et comédienne Edoxi Gnoula, également vice–présidente de la Fédération nationale du théâtre du Burkina Faso, « cette somme est d’autant plus dérisoire qu’elle concerne l’ensemble des champs artistiques et culturels, qui ont déjà beaucoup souffert du terrorisme ces dernières années ». Pour rouvrir le centre culturel Pan-Taabo à Saaba, dans la région Centre du pays, qu’elle a fondé et qu’elle fait vivre de ses deniers propres (« essentiellement grâce à mes tournées internationales », précise-t-elle), Edoxi Gnoula ne compte donc pas sur la promesse d’un État qu’elle juge indifférent aux problématiques des artistes et autres acteurs de la culture. « Celle-ci fait pourtant beaucoup pour le rayonnement du pays sur le continent et au-delà, surtout depuis dix ans environ », remarque-t-elle. Notamment à travers le festival panafricain de cinéma Fespaco ou le festival de théâtre Les Récréâtrales, fondé par Étienne Minoungou, appelé par le président burkinabé à réfléchir aux modalités de redistribution du fonds d’urgence.
Étienne Minoungou compte faire de cette mission le point de départ d’un « travail de structuration du soutien public des arts et de la culture au Burkina Faso. Le ministère de la Culture n’a aucun cadastre des acteurs culturels sur le territoire. Il faut l’établir pour ensuite mettre en place une politique de subvention et d’accompagnement, non seulement pour répondre à la crise mais aussi pour la suite ». Un travail qui, espère-t-il, pourra inspirer d’autres pays africains souffrant du même problème. Il appelle de ses vœux une convergence des efforts à l’échelle du continent. Et pointe la trop grande part de la coopération internationale dans le financement des arts et de la culture en Afrique : « Ça ne peut pas durer. Une mobilisation s’impose pour la constitution de politiques publiques dignes de ce nom dans nos États. » Les -revendications collectives qu’il voit éclore au Mali, en Côte d’Ivoire, au Sénégal ou au Bénin lui donnent confiance.
Selon le chorégraphe et danseur franco-tunisien Selim Ben Safia, également fondateur du festival Hors-Lits Tunisie et directeur de l’association Al Badil-l’alternative culturelle, le défi à relever est similaire dans son pays. Idem pour le musicien Imed Alibi, qui vient de prendre la direction du Festival de Carthage. Si tous les deux perçoivent dans le fonds d’urgence mis en place un signal positif, ils y voient aussi l’occasion de recenser les acteurs culturels et de faire entendre des revendications collectives. « La situation a suscité la création de groupes comme “Payez-nous !”, qui a publié une lettre ouverte demandant au ministère de la Culture de régler aux artistes leurs paies en retard. Car les contrats sont rarement honorés avant les six mois qui suivent leur signature… »
Imed Alibi entend faire de la prochaine édition du Festival de Carthage, au mois d’août, une occasion d’imposer de bonnes pratiques. Pour répondre à la décision de la nouvelle ministre de la Culture, Chiraz Laatiri, il travaille actuellement à la mise en place d’un rendez-vous exclusivement tunisien. Alors qu’il envisageait au départ une plus grande ouverture internationale, afin de « consolider les liens de la Tunisie avec les cultures du monde et de redonner une place aux musiques classiques et jazz, qui ont été mises de côté ces dernières années ». Cette partie internationale est reportée à l’année prochaine ; pour l’heure, Imed Alibi s’emploie à « mettre en valeur aussi bien nos têtes d’affiche que notre scène émergente, dont la richesse est à tort sous-estimée ».
La pandémie accentuant la difficulté de mobilité des artistes tunisiens, et plus généralement africains, le directeur du festival tient à développer le rayonnement de son événement en régions. « Il est temps de développer l’accès à l’art en dehors de la capitale. » La sociologue Hèla Yousfi observe que, « dans le contexte post-révolution, les artistes sont pris en otage entre un État affaibli et une concurrence entre des fonds privés en rivalité pour imposer des modes d’expression culturelle qui servent leurs intérêts ». Elle espère que la crise actuelle « sera l’occasion d’une réflexion profonde sur la place que la culture doit avoir dans un projet politique, économique et social viable ».