CRITIQUE. Sevré de cinéma sous le régime d’el-Béchir, le Soudan découvre quatre de ses enfants, réalisateurs de légende, grâce au film de Souhaib Gasmelbari.
Il fut un temps où le Soudan connaissait un âge d’or du cinéma. Un temps où cet art était « plus populaire que le football », comme le rappelle l’un des protagonistes du documentaire, Manar al-Mino. Ciné-clubs et salles de cinéma tenaient le haut de l’affiche à Khartoum. Le coup d’État d’Omar el-Béchir en 1989 puis une société mise au pas ont tout changé. Trente ans de mise sous le boisseau de toute vie artistique du pays. Parmi les victimes, le cinéma soudanais. Comme le dit gravement Ibrahim Shaddad dans le documentaire, « le cinéma soudanais est un héros qui n’est pas mort de mort naturelle. Il a été tué par un traître ». « Le Soudan avait un cinéma vivant. Mais soudain, il a disparu, à cause du coup d’État qui a mené à un gouvernement islamique. Le pouvoir a mis le pays au pas, réduisant toutes interactions culturelles. Il a particulièrement visé le cinéma, a fermé les salles et empêché toute production. Cette mort n’a donc pas été graduelle mais soudaine. Le cinéma est un art qui perturbe les idées reçues car il offre un autre horizon. Cela était insupportable pour les islamistes. Nous pouvions voir avant leur arrivée au pouvoir des films russes, tunisiens, français. C’était une fenêtre sur le monde. Ils ont voulu emprisonner les gens dans leur propre vision du monde », détaille-t-il aussi pour Le Point Afrique.
Le défi d’organiser une grande projection publique dans la capitale Khartoum
Le film a été tourné entre 2015 et 2018, avant la chute d’Omar el-Béchir. Un tournage en risque contrôlé, sans autorisation mais avec la liberté conquise. Car aucune urgence ne se décèle dans les images et le rythme du documentaire. Mais un rythme paisible, contemplatif, presque méditatif. Des scènes volontairement burlesques aussi, quand ces quatre cinéastes s’amusent à rejouer face caméra des scènes de films ou qu’ils rient de la lourdeur policière et administrative de leur pays. La gageure (gagnée) de Talking About Trees est de filmer des réalisateurs eux-mêmes en train d’organiser des projections dans les villages reculés ou de faire revivre une salle à Khartoum, le bien nommé Révolution Cinéma. Une mise en abîme mais aussi comme une passation qui se ferait entre Souhaib Gasmelbari et ses quatre aînés. Mais comment travaille-t-on sous la direction d’un autre réalisateur quand toute sa vie a été dédiée à l’image ? « Le réalisateur connaissait notre histoire et notre travail. Cela a déjà constitué un point d’appui. Nous l’avons observé dans son travail, dans sa façon de se comporter avec les autres, et nous avons donc accepté qu’ils nous suivent. Nous devions rester en retrait sans interférer dans son travail. Il voulait faire un travail personnel et nous devions veiller à ne pas poser notre regard professionnel sur ses angles ou directions », explique Eltayeb Mahdi.
Le spectateur les suit dans leur quête de ressusciter ce cinéma, qu’ils projettent Les Temps modernes de Chaplin ou affichent fièrement dans des villages reculés la prochaine projection de Django Unchained de Quentin Tarantino. « Nous voulions projeter des films jamais vus sur les chaînes de télé officielles. Des films avec un langage de résistance, d’humanité et d’émancipation. Évidemment, la qualité artistique a joué. Ces films sont formellement brillants. Nous les avons choisis aussi en raison de leur force et de leur dimension universelles », explique Manar al-Hilo. La dimension du cinéma comme cérémonial et communion est soulignée à travers les spectateurs apprêtés, amusés ou émus. Les rires fusent, dans ces villages reculés, devant la force comique, absurde ou émancipatrice d’un Charlot qui déjoue, par l’absurde de sa maladresse, tous les pouvoirs.
Le spectateur les suit aussi dans leur travail méticuleux pour retrouver et collecter les films soudanais dans des cimetières de bobines éventrées et d’écrits jaunis. Faire œuvre de mémoire pour que ce patrimoine ne soit pas oublié ; mieux, pour qu’il revive. Souhaib Gasmelbari a eu l’heureuse idée d’insérer dans son documentaire des extraits des films réalisés par les quatre protagonistes de son propre documentaire. Des films en maîtrise, en avant-garde artistique trop méconnue.
Un documentaire humain
Une scène chaplinesque résume aussi le film. Dans celle-ci, Ibrahim Shaddad annonce le titre du film projeté ce soir-là, dans ce village soudanais. Il est alors interrompu par l’appel du muezzin. Dans la nuit calme, il se fige soudain, léger sourire, main élevée lentement, et se met lui-même, en pantomime légère, à psalmodier. Le détournement du religieux au profit d’une dictature politique est ainsi souligné en pointillé. Pour Ibrahim Shaddad d’ailleurs, « le cinéma est un tout et le tout est dans le cinéma. Il s’agit d’un art, d’une économie, d’un acte politique, d’un acte social, d’une industrie. On ne peut le diviser. Mais effectivement, c’est aussi un acte éminemment politique ». Rien n’est dit de façon formelle de ce qu’ont connu les quatre réalisateurs en termes de persécutions, violence et exil. Mais tout se devine à travers des scènes délicates, Suleiman Ibrahim appelle son ancienne école de cinéma en Russie et, dans un russe intact, souhaite retrouver la trace de ses films. Ou qu’Ibrahim Shaddad scénarise avec ses amis une scène de torture, une goutte d’eau qui tombe indéfiniment sur le crâne d’un prisonnier lié et qui a été visiblement torturé.
Eltayeb Mahdi, pour décrire la mise au pas politico-religieuse de son pays, cite un poème de Brecht, écrit durant son propre exil : « À ceux qui viendront après nous » : « Que sont donc ces temps, où / Parler des arbres est presque un crime / Puisque c’est faire silence sur tant de forfaits ! » Scène pivot dans laquelle Eltayeb Mahdi cite le dramaturge allemand puis se couvre pudiquement le visage. Des forfaits du régime depuis déchu d’Omar el-Béchir, il en est à peine question dans le documentaire de Souhaib Gasmelbari. Une occultation volontaire qui constitue le sous-texte et pré-texte du documentaire, tout en soulignant en contraste la lutte obstinée et paisible des quatre réalisateurs pour retrouver la mémoire du cinéma soudanais. Le silence seul face à un pouvoir bruyant, comme dans cette scène qui montre le président Omar al-Bashir réélu avec 94,5 % des votes en sa faveur. Par leur silence, ce pouvoir est alors ramené à ce qu’il était, une farce tragique.
Par Hassina Mechaï
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