Il a suffi de trois jours pour que Blaise Compaoré soit poussé dehors par le peuple. Mais trois jours minutieusement préparés, comme le révèle l’enquête de « Jeune Afrique ». Retour, heure par heure, sur la chute de l’ex-président burkinabè.
À compter les berlines carbonisées le long du bâtiment principal, à voir les dizaines de milliers de documents qui, dans la cour, jonchent un tapis de verre, de câbles et de mobilier éventré, à observer les murs noircis par les flammes de ce qui, il y a de cela quelques jours, devait être le lieu du « sacre » de Blaise Compaoré, on imagine aisément la tempête humaine qui a dévasté l’Assemblée nationale le 30 octobre.
Et l’on comprend vite qu’il s’y est passé un miracle ce jour-là : pas de mort, pas même de blessé grave ; au sol, pas une tache de sang. Il y a peut-être eu quelques chevilles foulées dans le sauve-qui-peut, mais aucun des 127 députés et des dizaines de fonctionnaires qui occupaient les lieux en ce jour historique n’a eu à subir dans sa chair la colère du peuple.
Vingt-sept ans et quinze jours après son accession au pouvoir, le jeudi 15 octobre 1987, entachée à jamais par la mort de Thomas Sankara, son frère d’armes, de révolution et (ce fut longtemps une réalité) de coeur, Blaise Compaoré est tombé sans que ni lui, ni ses proches, ni même ses partisans n’aient versé une goutte de sang. Les « martyrs » de l’insurrection (onze selon des sources diplomatiques, une trentaine selon l’opposition) étaient tous des manifestants.
Trahison
Vingt-sept ans et quinze jours donc, et non pas seize. Car s’il a fui le pays le 31 octobre, et si les historiens retiendront que sa démission a été officialisée un vendredi à 11 h 32, c’est bien la veille que Compaoré a perdu le pouvoir. Un jeudi, encore une fois.
La genèse de sa chute remonte cependant à bien plus loin. Ceux qui l’ont côtoyé jusqu’au bout ont bien du mal à la situer, mais tous évoquent le 4 janvier 2014 comme un moment clé. Ce jour-là, trois semaines à peine après qu’il a dévoilé son intention de modifier la Constitution afin de briguer un nouveau mandat en novembre 2015, ceux qui avaient bâti avec lui son régime l’ont lâché. Roch Marc Christian Kaboré, Simon Compaoré, Salif Diallo…
Ce divorce, vécu au palais de Kosyam comme une trahison, a radicalisé le premier cercle de Compaoré : son frère, François, tout-puissant conseiller économique, la « belle-mère nationale », Alizéta Ouédraogo (une femme d’affaires dont la fille a épousé François dans les années 1990 et qui a vampirisé, depuis, l’économie nationale), et les membres du bureau politique de son parti, le Congrès pour la démocratie et le progrès (CDP), devenus de redoutables courtisans. « Si Roch et compagnie arrivent au pouvoir, on est morts », répètent ces derniers à longueur de journée. Ils n’ont pas oublié que leur ascension, en 2012, n’a été possible que grâce à la mise à l’écart des « historiques ». Leurs arguments portent. « Si je ne reste pas, je suis foutu », finit par se convaincre le président.
Le goût du pouvoir
Mais le coeur n’y est pas. Compaoré n’a plus le goût du pouvoir – l’ami qui l’affirme raconte : « Un jour, dans l’avion qui venait d’atterrir sur la piste de l’aéroport de Ouagadougou, le regard perdu vers l’extérieur, il m’a dit : « Je suis fatigué de tout ça… » » Un autre compagnon de palabres qui lui rendait régulièrement visite à Kosyam déclare : « Il se donnait deux ou trois ans pour organiser sa succession et s’assurer que ses proches ne seraient pas les victimes du nouveau régime. »
C’est pour tout cela – ce mélange de lassitude et d’instinct de survie – qu’il n’a pas écouté les conseils des plus radicaux de ses proches, qui l’exhortaient à revenir aux bonnes vieilles méthodes qui, à la fin des années 1980 et tout au long des années 1990, ont constitué le socle de son pouvoir : la fermeté, l’intimidation, et, s’il le faut, la violence. « Certains lui disaient : « Fais peur à Roch, fais peur à Salif, boucle-les quelques jours. » Mais il ne les a pas écoutés », raconte un autre habitué de Kosyam.
Et c’est aussi pour tout cela qu’il n’a pas entendu les nombreuses mises en garde de la France, des États-Unis, de certains de ses pairs africains et même de ses ministres à qui, dans le temps, il faisait confiance. Et qu’il a tenté de modifier la Constitution et de se représenter en dépit des notes alarmantes envoyées par les services de renseignements.
Aux rares personnes à qui il se confiait, et dont il savait qu’elles avaient accès au président, le général Gilbert Diendéré, le bras droit de Compaoré depuis son accession au pouvoir, l’homme clé de son régime, tout à la fois chef d’état-major particulier, patron du Régiment de la sécurité présidentielle (RSP) et coordinateur des services de renseignements, demandait : « Il faut que tu dises au président qu’il a perdu le sens des réalités. » Mais le président n’entendait pas. « Il était dans une impasse et n’avait qu’une idée : franchir le mur qui se présentait à lui », explique l’un de ses ministres qui a tenté jusqu’au bout de le convaincre de ne pas y aller.
Désobéissance civile
L’idée qui germait depuis longtemps était de passer par la voie parlementaire, parce qu’un référendum, disait-il, serait « trop cher » et surtout « trop aléatoire ». Il a fini par la dévoiler au dernier moment, le 21 octobre. Dès le lendemain, plusieurs organisations de la société civile, dont Le Balai citoyen, mouvement porté par une jeunesse qui n’a connu que Compaoré au pouvoir, appellent à la désobéissance civile.
On érige des barrages éphémères un peu partout dans la capitale, on occupe des places, on sillonne les quartiers pour mobiliser autant que pour mettre la pression sur les députés. Le 28 octobre, une masse indomptable – inimaginable même – prend la rue. Ils ne sont certainement pas 1 million, comme l’affirme l’opposition. Mais ils sont bien plus que les 50 000 manifestants que recense une police aveugle. On n’a jamais vu ça au Burkina, peut-être même dans toute l’Afrique de l’Ouest.
Compaoré ne peut plus nier l’évidence. Mais plutôt que de revenir à la raison, il fait prendre des dispositions qui, a posteriori, apparaissent bien dérisoires. Les 99 députés censés adopter la révision constitutionnelle sont ainsi « invités » à dormir à l’hôtel Indépendance, à 200 m de l’Assemblée nationale. Il s’agit de leur éviter les pressions populaires, mais aussi de leur permettre de gagner l’hémicycle sans emprunter la voie publique – un discret passage relie l’hôtel à l’Assemblée…
Mercredi 29 octobre
9h00
Le lendemain, ceux qu’un proche du président appelle « les sécurocrates » s’inquiètent. En Conseil des ministres, qui a débuté comme d’habitude à 9 heures, ils évoquent les failles du dispositif sécuritaire. « Jamais, dit l’un d’eux, la gendarmerie et la police ne pourront faire face à une telle foule. Seule l’armée en est capable. » Mais depuis les mutineries de 2011, l’armée ne pèse plus grand-chose dans la capitale.
Plusieurs régiments ont été éparpillés un peu partout dans le pays, pour limiter la menace. D’autres ont été envoyés dans des opérations extérieures, au Mali et au Soudan. Ceux qui sont restés ont pour la plupart été désarmés – pour éviter, encore une fois, les mutineries. Et ce 29 octobre, une bonne partie d’entre eux – peut-être 2 000 hommes – se trouvent déjà à Bobo-Dioulasso pour la fête de l’armée, qui a lieu chaque année le 1er novembre. Restent la police, la gendarmerie – peu équipées -, des éléments de l’armée prêts à partir pour le Soudan, et le RSP, le régiment d’élite considéré comme la garde prétorienne du président.
Bien qu’irrité par ces failles, François Compaoré tente de rassurer les hommes d’affaires tout au long de la journée. Mais à un ministre, il ne peut que dire ses craintes. Lors du Conseil, dans la matinée, l’un des ministres a proposé d’avancer l’heure du vote à 8 heures, au lieu de 10 heures, afin de « ne pas laisser le temps aux manifestants de s’organiser ». Mais il n’est pas entendu. Pas plus, dans les heures qui suivent, que le Burkinabè Kadré Désiré Ouédraogo, le président de la Commission de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), ni que le Sénégalais Abdoulaye Bathily. Tous deux ont demandé à Compaoré de retirer son projet de loi. En vain.
15h30
Le président ne prend même pas la peine de recevoir les ambassadeurs de France, des États-Unis et de l’Union européenne, qui se sont déplacés jusqu’à Kosyam. Ils l’irritent, à répéter depuis des mois – souvent sans prendre de gants – qu’il doit partir. Alors, à 15 h 30, c’est son directeur de cabinet, Sanné Mohamed Topan, qui les reçoit…
Pendant ce temps, l’insurrection s’organise. Le Balai citoyen parcourt les quartiers et, le soir, tente d’occuper la place de la Nation. Les partis se réunissent au siège du Chef de file de l’opposition politique (CFOP, coalition de plusieurs formations). Voilà pour l’affichage. Mais le sort du régime se joue ailleurs. Quelque part dans Ouaga, en un lieu tenu secret, on se réunit pour finaliser le plan de mise à bas du pouvoir. Il y a là des opposants bien connus pour ne pas être des enfants de choeur, et des acteurs de la société civile. Avec l’argent donné par des commerçants et des hommes d’affaires, ils ont recruté des centaines de jeunes (5 500, selon une source) pour faire le coup de poing, mais aussi des anciens militaires radiés en 2011. Certains sont payés 25 000 F CFA (38 euros), d’autres encore plus. Ils ont également acheté des lance-pierres, des bâtons…
Dans l’anonymat de la nuit, partout dans la ville et même ailleurs (à Bobo, à Koudougou…), on fabrique des cocktails Molotov, on distribue des cartes indiquant les bâtiments à attaquer (des maisons de barons du régime pour la plupart), on définit la mission de chacun, secteur par secteur. Les leaders de l’opposition sont au courant. Le mercredi soir, l’un d’eux demande à un meneur d’oublier certaines « cibles ».
Jeudi 30 octobre
9h00
Le lendemain, tout va très vite. L’appareil sécuritaire a fait de la place de la Nation, bientôt rebaptisée place de la Révolution, le verrou principal de son dispositif. Mais la foule est immense. Gendarmes et policiers, qui ont reçu l’ordre de ne pas tirer, et qui ne disposent que de gaz lacrymogène et de lances à eau, ne peuvent y faire face. Ils reculent une première fois, puis une seconde, sur l’avenue de la Nation. À 9 heures, les forces de l’ordre sont encerclées au niveau du rond-point des Nations-Unies, à quelques centaines de mètres de l’Assemblée. « Si ce verrou saute, c’est fini », pense-t-on au PC opérationnel, au sixième étage du ministère de l’Administration territoriale, d’où le colonel Kaboré observe l’avancée des manifestants sur huit écrans. Le plan élaboré la veille dans la clandestinité par les opposants fonctionne. Plusieurs groupes harcèlent les forces de l’ordre dans le but d’épuiser leurs stocks de grenades. À 9 h 25, le dernier barrage saute.
Les éléments du RSP positionnés devant l’Assemblée ont eux aussi reçu l’ordre de n’effectuer, si besoin, que des tirs de sommation. Depuis sa maison située dans le quartier, un ministre entend des tirs à la mitrailleuse. « C’est pas bon », se dit-il. Les soldats du RSP voient une vague de manifestants foncer sur eux. Ils ne peuvent plus rien.
9h30
Mais alors que le mot d’ordre officiel était de ne pas exercer de violences et de pénétrer pacifiquement dans l’hémicycle, à 9 h 30, une fumée noire s’échappe de l’Assemblée. Un petit groupe d’assaillants qui s’était installé près du lycée Philippe-Zinda-Kaboré, dans une rue adjacente (conformément au plan), a pénétré dans l’enceinte et a mis le feu. Parmi eux : un ancien député portant écharpe et écusson d’élu…
Dans l’hémicycle, c’est la panique. Des députés détalent aussi vite que des pou lets bicyclettes. Djibrill Bassolé, le ministre des Affaires étrangères, qui habite tout près, voit déferler une trentaine de députés chez lui – ils seront bientôt exfiltrés vers le camp de gendarmerie Paspanga. Immédiatement, Bassolé appelle le président. Il lui propose de retirer le projet de loi et même de démissionner. « Si ça se calme, je vous rejoindrai », lui assure-t-il, comme pour le convaincre de sa fidélité.
Au même moment, Jérôme Bougouma, le ministre de l’Administration territoriale, l’un des hommes de confiance de Compaoré (et membre de sa famille), téléphone au chef de file de l’opposition, Zéphirin Diabré. « Appelez au calme, le projet de loi ne sera pas voté », lui dit-il. Réponse de Diabré : « Le gouvernement doit prendre l’initiative. » Bougouma contacte alors le Premier ministre, Luc Adolphe Tiao, et le ministre de la Communication, Alain-Édouard Traoré. « Faites lire un communiqué à la télé et à la radio ! » « Impossible, lui rétorquent les deux hommes. Les stations ont été saccagées. »
Entre-temps, d’autres groupes « commandos » ont attaqué les cibles identifiées la veille : la télé et la radio nationales, mais aussi le siège du CDP, les maisons de plusieurs dignitaires, dont celles de François Compaoré et d’Alizéta Ouédraogo. Pendant que les manifestants avancent vers le palais de Kosyam, situé à plusieurs kilomètres, au bout du quartier excentré de Ouaga 2000, Compaoré hésite. Au téléphone, plusieurs ministres l’exhortent à faire une annonce forte et à donner le pouvoir à l’armée. « Ne peut-on arrêter les manifestants ? » demande Compaoré, avant de revenir à la raison.
11h00
À 11 heures, il convoque le chef d’état-major des armées, le général Honoré Nabéré Traoré. Les deux hommes se connaissent bien : Traoré fut son adjoint au camp militaire de Pô, sous la révolution. En 2011, après les mutineries, Compaoré, alors ministre de la Défense, l’avait nommé à la tête de l’armée parce qu’il lui faisait entière confiance.
L’état-major se trouve au coeur de la ville, près de la place de la Nation. Les rues étant impraticables, Traoré rejoint la présidence à bord d’un petit hélicoptère Écureuil. Compaoré lui annonce qu’il va décréter l’état de siège – ce qui signifie qu’il transfère provisoirement tous les pouvoirs à l’armée. Il est 13 heures. L’entourage de Compaoré demande à Bougouma (qui fut le secrétaire aux affaires juridiques du CDP) et à ses services de rédiger deux décrets. Le premier instaure l’état de siège. Le second annonce la dissolution du gouvernement.
À cet instant, Compaoré a pris sa décision : il démissionnera. Mais il tergiverse. Hésite sur les mots. À ceux à qui il parle au téléphone, il semble « déboussolé » et « mal conseillé ». Un de ses ministres raconte : « Le chef lucide et stratège que j’avais longtemps admiré s’était éclipsé. »
16h00
À 16 heures, il reçoit trois insurgés au palais. Après avoir brûlé l’Assemblée, les manifestants ont pris la direction de Kosyam. Vers 14 heures, ils sont stoppés par un barrage du RSP, au niveau de l’hôtel Laico. Ils avancent en levant les bras. Les éléments de la garde présidentielle doivent reculer. C’est alors que le général Diendéré arrive. Des pourparlers s’engagent.
Les meneurs obtiennent de rencontrer le président. « On entre dans le palais, raconte Hervé Ouattara, président du Collectif anti-référendum (CAR). Pas un bruit. On nous fait attendre. Au bout de trente minutes, Blaise nous reçoit. Et là, cet homme que j’ai détesté toute ma vie me dit : « M. Ouattara, comment allez-vous ? Ça fait longtemps que j’entends parler de vous. » J’ai mis quelques minutes à reprendre mes esprits. »
20h15
Les représentants finissent par exiger sa démission. « J’ai compris, leur rétorque-t-il. Je vais faire une déclaration. » Mais le soir, à 20 h 15, ce n’est pas sa démission qu’il annonce devant les caméras de la télévision, mais simplement la dissolution du gouvernement et la promesse de remettre le pouvoir au vainqueur des prochaines élections. Ouattara et les autres se sentent floués. Ils appellent à descendre dans la rue dès le lendemain.
Le soir
Si Compaoré a changé d’avis, c’est parce qu’il pense avoir été trahi par le général Traoré. Après son entrevue avec le président à la mi-journée, ce dernier a retrouvé les principaux officiers à l’état-major. Ils sont une dizaine, et tous conviennent que l’essentiel est de préserver l’unité de l’armée. « Il faut faire une annonce », décident-ils. Mais le communiqué rédigé est vague. Traoré a-t-il pris le pouvoir ? Diendéré l’appelle, lui demande des explications, puis lui envoie le numéro deux du RSP, le lieutenant-colonel Zida, 48 ans, forte stature, réservé, « pas le genre de militaire à qui on parle », selon un ami de Compaoré.
Zida est irrité. Le RSP craint d’être le dindon de la farce. Les officiers lui expliquent qu’il ne s’agit pas d’un coup d’État, que l’essentiel est de rester uni, armée et RSP… Mais le RSP s’inquiète. Dans l’après-midi, une autre figure a émergé : le général à la retraite Kouamé Lougué. Cet ancien chef d’état-major est populaire dans les rangs, pas chez les officiers, qui le voient comme un « soudard et un putschiste irascible et trop porté sur la bouteille ». Il est aussi connu pour être l’ennemi de Diendéré – au début des années 2000, il avait tenté de mettre au pas le RSP – et l’ami de certains opposants.
Alors que rares sont les Burkinabè à pouvoir l’identifier, son nom est soudainement scandé par les manifestants sur la place de la Nation. Il les retrouve chez le Mogho Naba, le roi des Mossis, en début d’après-midi. Puis il se rend à l’état-major pour revendiquer sa prise de pouvoir. « Non, lui rétorque-t-on avec un certain dédain. Ce n’est pas à toi de gérer ça. » L’épisode Lougué sera un feu de paille, même s’il revendiquera une nouvelle fois la prise du pouvoir, le 2 novembre. Depuis, il a disparu.
« Le RSP lui a fait comprendre qu’il devait se taire, qu’on ne jouait plus », précise un officier. La rumeur selon laquelle on lui aurait tiré dessus est fausse. Ce qui est sûr, c’est qu’il a les deux jambes dans le plâtre. Comme s’il était tombé d’un mur… Ce jeudi soir, dans l’entourage de Compaoré, Lougué n’est pas un problème ; c’est Traoré qu’on accuse d’avoir fomenté un coup. « Il était en contact avec l’opposition depuis des mois », dit l’un de ses conseillers qui a fui en Côte d’Ivoire. Mais les proches de Traoré, et plusieurs acteurs de cette journée historique, assurent qu’il n’en est rien. « Tout le monde est resté fidèle au président », assure un général.
Vendredi 31 octobre
8h00
La déclaration de Compaoré a cependant mis le feu. Il n’a plus le choix : ce sera la démission ou un bain de sang. Le matin, à 8 heures, Tiao exhorte Compaoré à démissionner. Bassolé lui envoie un SMS : « Chef, c’est fini. Il faut prendre une décision courageuse. »
10h00
À 10 heures, le président a compris que l’armée n’interviendrait pas. Il appelle Bougouma : « Il faut mettre en oeuvre l’article 43 [qui constate la vacance du pouvoir]. Peut-on rédiger un communiqué ? » Une heure plus tard, le ministre envoie le communiqué, par e-mail, à l’aide de camp de Compaoré, Céleste Coulibaly, et à son directeur de la communication, Ibrahiman Sakandé. Ce dernier, déguisé en M. Tout-le-Monde, enfourche une mobylette et le porte en personne à une chaîne de télévision privée, près de Kosyam, qui en fait état sur son antenne à 11 h 32.
12h00
Une demi-heure plus tard, Compaoré quitte le palais sous la protection du RSP. Avec lui : son épouse, Chantal, et plusieurs proches. Le convoi de 28 véhicules se dirige vers Pô, son fief militaire, à quelques kilomètres du Ghana. Mais il apprend que des manifestants l’y attendent. Le convoi stoppe dans les environs de Manga. Un hélicoptère de l’armée française (certainement celui des forces spéciales basées à Ouagadougou) vient le chercher, lui, sa femme et quatre autres personnes. Direction Fada N’Gourma, plus à l’est, où l’attend un avion français qui le conduira dans la soirée à Yamoussoukro. Le reste du convoi attend la nuit, puis s’ébranle en direction du Bénin. Les jours suivants, une nuée de dignitaires du régime prendra la poudre d’escampette (dont le président de l’Assemblée nationale, Soungalo Appolinaire Ouattara) à bord de deux jets privés appartenant à des hommes d’affaires burkinabè.
Et Zida prit le pouvoir
La nouvelle de la démission de Compaoré fait vite le tour du pays. Mais l’histoire de sa chute n’est pas finie. Une bataille sourde se mène à l’état-major, entre Traoré, qui estime être dans la légalité en tant que chef d’état-major, et Zida, qui rappelle son impopularité. Pour les Burkinabè, Traoré est un pion de Compaoré. Par contre, Zida a beau être le numéro deux du RSP, un corps considéré comme fidèle au président, personne ne le connaît.
Quand, le 31 octobre à 9 heures, une délégation est reçue par les officiers à la demande des manifestants regroupés place de la Nation dans le but de faire tomber Compaoré – et alors que les partis d’opposition sont aux abonnés absents -, aucun des cinq représentants de la société civile ne sait qui c’est. « Nous ignorions qu’il était du RSP », dit le rappeur Smockey. Mais c’est lui qui, avec Traoré, parle. Lui qui en impose. Lui qui est désigné pour annoncer, place de la Nation, la démission de Compaoré.
Alors que la place explose de joie, la confusion s’empare de l’armée. Qui va diriger le pays ? Les conciliabules s’éternisent. À 17 h 30, Traoré indique que c’est lui. « Il ne recherche pas le pouvoir, il estime que c’est son devoir en tant que chef d’état-major. Mais c’est une erreur, car cela pousse le RSP à réagir », explique un proche. Vite, Zida appelle Bassolé : « J’ai besoin de ton soutien, grand frère. Honoré était trop proche du président. » Dans la nuit du vendredi au samedi, Zida se déclare chef de la transition… Et la rumeur court que Traoré a été arrêté. À lui aussi, le RSP a fait comprendre qu’il n’était plus question de rire. Depuis, il se terre et fait donner de ses nouvelles par sa femme.
Personne ne peut dire quelles sont les intentions de Zida – qui se fait désormais appeler « monsieur le président du Faso » et signe d’un « chef de l’État » ses communiqués -, ni celles, plus floues encore, de Diendéré, qui occupe toujours son bureau au palais de Kosyam. « Il assure la sécurité du pays, affirme un diplomate. Il reste le patron de Zida, même si ce dernier semble s’émanciper. Il a une haute idée de sa mission et a joué un rôle important, notamment pour éviter le bain de sang. » Mais qui peut dire quel est son plan ? Comme le note un général de l’armée dite régulière, « Diendéré, on sait ce qu’il ne veut pas, on ne sait pas ce qu’il veut ».
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Rémi Carayol et Benjamin Roger, envoyés spéciaux à Ouagadougou
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