Avec son album «Miri», le n’goni héro vient d’être sacré meilleur artiste de l’année. Il offre aux mélomanes un disque à la puissance douce, irrésistible, et des accords à fendre l’âme
« Je dédie ce prix Songlines Music Awards au peuple malien. » Bassékou Kouyaté a eu ces mots quand nous lui avons demandé sa réaction après la récompense qui venait de lui être décernée la mi-mai. Le célèbre joueur de n’goni estime que c’est d’abord à nos compatriotes qu’il doit cette reconnaissance de son talent. « Non seulement parce que ce sont eux qui m’ont d’abord aimé et mis sur le piédestal, mais aussi compte tenu de la situation particulièrement difficile que nous connaissons », confiera-t-il en rappelant que le Mali vivait déjà une crise sécuritaire avec un impact négatif sur les familles, avant la pandémie de coronavirus ne vienne compliquer davantage notre situation.
« Si dans ce contexte, mes efforts et ceux de mon groupe « N’goniba » sont récompensés, je pense qu’il s’agit d’un hommage à tout ce peuple », souligne celui qui a dû annulé 50 à 60 concerts prévus cette année à travers le monde, à cause de cette pandémie. « Ce qui constitue un manque à gagner énorme pour les membres de mon groupe et moi-même. Nous sommes à la maison en train de nous tourner les pousses », déplore Bassékou Kouyaté.
D’une manière générale, les artistes souffrent beaucoup à cause de cette crise. Le monde des arts demande un appui de l’état pour réduire les impacts de cette mauvaise conjoncture.
Bassékou Kouyaté est le lauréat du prix du « Meilleur artiste des Songlines Music Award » de 2020. Il est talonné par le musicien camerounais Blick Bassy qui gagne le prix du meilleur artiste africain. La cérémonie de remise est prévue en décembre prochain à Londres, devant près de 20.000 spectateurs.
Le musicien malien se voit décerner ce prix prestigieux pour son album « Miri » ou réflexion, contemplation en bamanan, sorti en 2019. Pour les organisateurs du prix, Bassékou est un artiste à la fois « innovateur et fier défenseur de la tradition. Sur cinq albums en une douzaine d’années avec son groupe « Ngoniba », il a intelligemment conçu sa musique pour séduire le public africain et occidental, sans compromettre l’intégrité de ses racines ».
Il faut ajouter que Bassékou est un habitué des Songlines Awards depuis son premier album, « Segu blues » qui l’a imposé comme un musicien majeur. Il est le premier à mettre le n’goni au centre de la scène plutôt qu’en instrument d’accompagnement.
Héritage- Notre compatriote estime que « le n’goni permet toutes les expériences musicales car il peut être harmonisé avec toutes sortes de sons et de rythmes. Vous pouvez jouez du blues, du jazz et du classique ».
« Jamako », son troisième album, lui avait valu déjà le prix du meilleur artiste en 2014. Depuis, il a démontré toute sa polyvalence en jouant avec les plus grands, Eliades Ochoa de Cuba, Damon Albarn, l’orchestre des musiciens syriens, Kronos Quartet, Béla Fleck et Paul MacCartney des célèbres Beatles d’Angleterre.
Descendant d’une lignée de grands joueurs de n’goni, Bassékou Kouyaté a énormément contribué à la promotion de cet instrument mythique et légendaire dans le monde. De Garana (Barouéli) à Bruxelles en passant par Ségou, Bamako, Abidjan, Ouagadougou, et de nombreuses villes européennes et américaines, le virtuose de l’instrument mythique peut se vanter d’une glorieuse carrière.
L’héritage est la meilleure source d’inspiration. Et Bassékou Kouyaté, né Garana en 1966, s’est abreuvé à de limpides sources. Son père, Moustapha Kouyaté, était sans doute le plus grand joueur de n’goni de la contrée. Un talent et une virtuosité qu’il mettait au service de la symphonie vocale de sa cantatrice d’épouse, Yagaré Damba. Incomparable dans ses rythmes traditionnels comme le n’djaro, le duo a fait fureur dans les milieux peulh et djogoramè.
En plus de son grand-père Bazoumana Sissoko, griot et trésor national malien, il dit avoir beaucoup écouté notamment les guitares dans les morceaux de Fela Anikulapo Kuti du Nigéria, et des grands guitaristes comme Sékou Bembeya Diabaté de la Guinée Conakry et aussi Jimmy Hendrix, l’un des plus grands guitaristes africains américains. Tous ces sons l’ont inspiré dans son objectif de révolutionner cet instrument qu’est le n’goni.
Voler de ses propres ailes- Après de nombreuses collaborations avec de grands artistes comme Toumani Diabaté, grand maître de la kora, Oumou Sangaré, Habib Koité, Ali Farka Touré, l’Américain Taj Mahal, Bassékou a décidé de voler de ses propres ailes en créant son orchestre. Il sortira cinq albums solo : « Miri » en 2019, « Jama Ko » en 2015, « Ba Power » en 2013, « I speak Fula » en 2009, « Segu Blues » en 2006.
Pour en revenir à l’album « Miri » qui lui a permis de remporter ce trophée, Bassékou affirme l’avoir composé en partie dans son village natal. Le grand maître du n’goni explique qu’il veut contribuer ainsi à trouver des solutions aux difficultés de son pays, grâce à la musique. D’où ce disque calme, apaisé et puissant.
C’est donc dans son Garana natal, pendant la contemplation des eaux du fleuve, qu’ont éclos les premières notes de « Miri ». Il raconte : « J’étais sur les lieux de mes racines. Je grattais mon n’goni. Je me laissais imprégner par le coucher du soleil, par cette eau qui filait, les poissons en train de jouer. Les premières harmonies se sont mises à affleurer… »
Ce retour aux sources, pour cet habitant de Bamako, s’explique par un événement charnière dans la vie d’un homme : le décès de sa mère, à laquelle il dédie une chanson-hommage. « Lorsque tu as une maman, tu as une maison avec une porte fermée à clef. Lorsqu’elle disparaît, c’est comme si on avait arraché cette porte. Ma mère cimentait le village, elle résolvait les problèmes de famille, trouvait toujours la bonne formule. Elle laisse un grand vide », dit-il. Ce néant, Bassékou le comble par la musique et le calme qu’il accueille en lui.
Loin des tumultes des grandes villes, loin de l’agitation, près du fleuve, Bassékou, en introspection, réfléchit. Et voici pourquoi ce disque s’intitule « Miri », un mot qui signifie réflexion, rêve, contemplation en bamanan.
Ce disque est dépouillé des pédales wah-wah et des distorsions branchées sur son n’goni, qui électrisaient brillamment son précédent album « Ba Power » (2015), au son musclé. Avec « Miri », il retrouve plutôt les effluves doux, alanguis – mais non moins virtuoses – de son premier opus, « Segu Blues » (2007).
« L’esprit de ce disque ne s’accordait pas aux sons agressifs, dit-il. Tout devait être calme. Quand j’ai commencé à écrire dans mon village, c’était calme, sans brouhaha. De mon pays, je voulais livrer cette version sans électricité. Dans mon village, par exemple, nous nous contentons de petits panneaux solaires et de groupes électrogènes. »
Avec « Miri », le « n’goni héro » offre un disque à la puissance douce, irrésistible, et des accords à fendre l’âme. Pour la première fois, ce grand innovateur de son instrument, l’utilise avec un bottleneck, pour jouer slide, comme les vieux bluesmen sur les rives du Mississippi.
Le griot doublé de l’artiste ne peut s’empêcher de réfléchir à la situation de son pays. Et il s’interroge : « Que peut-on, que doit-on faire ? Comment sortir de cette impasse dans laquelle s’enfonce notre pays depuis quelques années ? » À titre personnel, il pense que la force ou les armes ne sont pas des réponses adaptées. « Dans un État de droit, nous devrions jouer cartes sur table pour trouver ensemble un bon terrain d’entente », suggère-t-il.
Pour l’artiste, les islamistes constituent le pire des fléaux. «Dans certains endroits comme Gao, Kidal ou Tombouctou, ils dictent leurs lois, et vont jusqu’à interdire la musique. Or, celle-ci est l’une de nos plus grandes richesses. Qui veut stopper la musique, stoppe le cœur du Mali », estime-t-il.
Pour contrebalancer cette violence, les musiciens doivent faire œuvre de résistance, pense Kouyaté. « Je crois au pouvoir des artistes, ceux qui réalisent des films, ceux qui forgent de la musique, affirme-t-il. Par leurs créations, les artistes peuvent sensibiliser les gens, pour qu’ils retrouvent leurs racines, et notre unité. On doit s’engager, on doit protéger notre pays. On doit trouver une solution, par les mots, par la musique. »
Bassekou Kouyaté compte bien se battre avec ses armes : la musique. Ainsi, a-t-il pour projet de monter un centre de formation musical pour les jeunes, à Bamako. « L’État m’a donné 1000 m2. J’ai commencé à acheter du ciment. Pour l’instant, je suis en train de construire les murs. Mais bientôt, on y apprendra la kora, le n’goni, le djembé, le chant, la danse. Mais je dois d’abord trouver beaucoup d’argent », confie le grand joueur de n’goni dont voici la formule magique : la musique et l’éducation plutôt que les fusils.
Le n’goni : un instrument ancestral
Le n’goni est un instrument sacré, souligne Bassékou Kouyaté qui dit avoir appris de ses parents que leurs ancêtres ont reçu cet instrument de musique des esprits. Il y avait un homme très âgé assis au bord d’un bras du fleuve Niger, qui était en train de jouer un morceau qu’on appelle justement balabolo (le bras du fleuve).
L’ancêtre des Kouyaté qui passait par là fut vite attiré par le son qu’il entendait. Il chercha et aperçut quelqu’un en train de jouer tout seul, dans le noir, alors il arrêta pour écouter. Quand le vieux finit de jouer, il remarqua la présence humaine. Il demanda à l’homme s’il aimait l’instrument de musique ? Ce dernier acquiesça. L’esprit lui dit alors : tu peux essayer…
Kouyaté prit l’instrument et se mit à jouer. Le vieux lui dit : toi tu vas garder l’instrument et tu vas faire ta vie avec lui, comme tes fils et petits-fils. Mais il faut bien le garder, le protéger. Kouyaté s’est remis à jouer, et quand il a relevé la tête, le vieux avait disparu. Ce morceau qu’il était en train de jouer, on l’a appelé « Balabolo ». C’est le premier morceau qu’on apprend quand on se met au n’goni. La première leçon. Le vieux, c’était un esprit, un djinn comme on dit. « Quand j’étais jeune, j’aimais jouer seul dans le noir, ça m’inspire », se souvient Bassékou.
Une fois son père l’a surpris en train de jouer dans l’obscurité. Il lui a conseillé d’éviter de jouer cet instrument quand tu es seul et surtout pas dans le noir. Il lui expliqua qu’il risquerait de recevoir la visite des esprits, des djinns qui seraient attirés par le son du n’goni. « Ils adorent le son. Et si tu es seul, en entendant un bruit, tu risques d’avoir peur, voire de devenir fou », prévint le père. Dès lors, l’artiste a arrêté de jouer en solo, et dans le noir.
Le n’goni, c’est l’instrument premier des griots ! Il change de nom, mais on le retrouve en Gambie, en Guinée, au Burkina Faso, et même au Maroc où les gnawas l’appellent gembri, quand les Peuls eux l’appellent gambari.
Bassékou a appris avec son père, qui lui aussi a appris de son père. L’instrument est transmis de père en fils depuis des siècles ! Il espère que ses enfants aussi perpétueront la tradition à sa suite. « Il faut qu’ils continuent ! Il voudrait que les joueurs de n’goni soient aussi nombreux que ceux de la guitare. »
En tout cas, Bassékou a balisé le chemin en faisant du n’goni un instrument à tout faire. En effet, c’est la première fois que l’on mette sur pied un orchestre sur la base de cet instrument. Pour ce faire, avec ses jeunes frères, ils ont décidé d’avoir trois types de n’goni : le « ngoni basse », le « ngoni médium » et le « ngoni lead ». Le premier est obtenu à la suite d’une transformation de l’instrument pour obtenir des sons basses donc graves dont le rôle est de soutenir le rythme. Le second accompagne le premier, et régularise le rythme. Enfin le lead est joué par le virtuose Bassékou lui-même.
Il est plus libre dans son évolution, ce qui lui permet de prendre des initiatives. C’est lui qui donne le ton. Ces trois n’goni sont accompagnés par deux instruments à percussion comme le « tama » ou tambour à aisselles et la calebasse. Le « yabara » permet parfois de varier la musique de « Ngoniba », son groupe de musique.
Quant à la voix, elle est tenue par Ami Sacko, l’épouse de Bassékou. « Ngoniba » a travaillé aussi avec Kassé Mady Diabaté, pour la musique mandingue ; Zoumana Téréta pour les musiques bambara et bozo et Haïra Arby pour les musiques songhoï et touareg.
Bassékou et « Ngoniba » ont réussi une orchestration dont personne n’avait ni eu l’idée, ni concrétisé avant eux. Il s’agit de constituer un orchestre sur la base du n’goni.
Après avoir réussi la prouesse de constituer un orchestre autour du n’goni, Bassékou a électrifié l’instrument.
En effet, sur la plupart des morceaux, le n’goni est branché sur une pédale wah-wah et le son est amplifié, presque distordu : « c’est moi qui en ai eu l’idée, car les enfants d’aujourd’hui aiment la guitare électrique. Dans ce travail de promotion de cet instrument, il ambitionne de faire en sorte qu’il y ait autant de joueurs de n’goni que de guitaristes dans le monde.
Y. D.