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Au Mali, qui a peur du grand méchant genre?

Le très influent chérif de Nioro s’est opposé à un avant-projet de loi contre les violences faites aux femmes. Malgré l’abandon du texte, il s’obstine à demander la démission de la ministre.

 

Sur d’épais tapis, drapé dans un boubou blanc immaculé, trône l’une des personnalités les plus influentes de l’espace religieux malien, Cheikhna Ould Hamallah Haidara, dit «Bouyé» ou le chérif de Nioro. De nombreux adeptes l’entourent. Dans la zawiya («centre de savoir») du chérif, à Nioro du Sahel, ils sont venus écouter les paroles du chef de la Tijaniyya, une confrérie soufie puissante au Mali. Comme chaque vendredi depuis un mois, il consacre une bonne partie de son prêche à l’avant-projet de la loi sur le genre, porté par Bintou Founé Samaké, la ministre de la Promotion de la femme, de l’enfant et de la famille. Sous la pression des religieux, le gouvernement de la transition a renoncé au texte. Pourtant, ce vendredi encore, le chérif de Nioro fustige cette loi attentatoire, selon lui, aux principes de l’islam, et réitère sa demande : le départ pur et simple de la ministre.

«Il faut qu’elle parte ! Le gouvernement n’a qu’à lui donner un autre poste, car ce qu’elle veut faire ne va rien amener au peuple du Mali, ça peut déstabiliser, et nous sommes déjà dans une mauvaise passe», répète Mohamed, un membre de la confrérie. Les paroles du saint homme ont rapidement fait le tour du pays. La ministre se dit surprise par un tel acharnement : «Ce que les gens ne comprennent pas, c’est qu’un avant-projet de loi ne se fait pas à mon niveau. Je n’ai même pas reçu ce document sur ma table ! Ce sont les organisations de la société civile qui sont en train de travailler sur ce texte. Je ne peux pas m’ériger contre elles pour dire : ne travaillez pas ! se défend Bintou Founé Samaké. La ministre – l’une des quatre femmes du gouvernement de transition qui compte 21 hommes – ajoute «avoir beaucoup de respect pour le chef religieux et en tant que vieille personne».

45 % des femmes victimes de violences physiques ou sexuelles

Au sein du gouvernement, personne ne veut assumer un bras de fer avec les religieux. «Souvenez-vous du président Amadou Toumani Touré, dit un haut fonctionnaire malien qui a requis l’anonymat. Il a chuté en partie parce qu’il a nommé une femme Premier ministre [Cissé Mariam Kaïdama Sidibé, en 2011]. Il avait aussi soutenu l’adoption du premier code de la famille [qui tendait vers une amélioration des droits des femmes et davantage d’égalité entre les sexes] voté par l’Assemblée nationale. Suite à cela, le chérif s’était déplacé à Bamako et avait dit qu’il ne retournerait pas à Nioro tant que le texte du code de la famille ne serait pas revu. Il a obtenu gain de cause.»

Il y a dix ans, cet échec d’une réforme progressiste du code de la famille a rappelé l’influence écrasante des autorités musulmanes. Au Mali, république officiellement laïque, le paysage religieux est dominé par l’islam qui représente 90 % de la population. Les relations entre Etat et religion sont souvent imbriquées. Le pays dispose d’un arsenal juridique pour promouvoir et protéger les droits des femmes et des filles, mais son application demeure insuffisante, les textes restant souvent méconnus. Aucune loi n’existe contre les violences conjugales, ou d’autres formes de violences envers les femmes. Selon une enquête menée en 2018 par l’Institut national de la statistique du Mali, 45 % des femmes de 15 à 49 ans ont été victimes d’actes de violence physique ou sexuelle et 83 % des femmes maliennes ont subi des mutilations génitales. «Au Mali, nous avons cette dualité : la loi positive et puis les coutumes qui sont pratiquées et soutenues par les communautés. Souvent, on ne considère pas cela [l’excision] comme une discrimination, par exemple, tellement c’est entré dans la pratique, les gens pensent que c’est cela la normalité», explique la ministre Bintou Founé Samaké.

«On ne peut plus prononcer le mot «genre» au Mali»

Depuis 2017, plusieurs organisations de la société civile ont poussé un projet de loi contre les violences basées sur le genre. Sans succès. «Je pense que c’est quelque chose qui ne va pas passer au Mali. Ça occasionnerait un chaos énorme. Mon point de vue, c’est qu’il faut abandonner ça. Tout le monde sait que l’on a des homosexuels au Mali, par exemple, mais légaliser, moi personnellement, je ne suis pas pour», dit Bangaly, 28 ans, agent d’import-export dans une entreprise. «On ne peut plus prononcer le mot genre au Mali. Dès que l’on dit «genre», les gens pensent que l’on parle des homosexuels, ce qui n’est pas faux, mais ils ne voient que ça. Les féminicides qui se multiplient, les filles qui meurent pendant l’excision, les complications de la santé maternelle, qui sont des problématiques traitées dans l’avant-projet de loi, ça ne les intéresse pas»déplore la même haut-fonctionnaire. «Ce texte n’est pas une loi à proprement parler sur le genre, c’est une loi qui réprime toute forme de violence basée sur le genre. C’est très important de le préciser. Réprimer les violences qui n’existent pas encore dans notre arsenal législatif, c’est ça le but de ce projet de loi et c’est déjà pas mal»tient à préciser Nadia Tall Biouélé, présidente de la fondation Hera.

L’avant-projet de loi ayant été abandonné, pourquoi le chérif de Nioro s’obstine-t-il à réclamer le départ de la ministre Samaké ? «Elle a longtemps travaillé sur ces thèmes en tant que présidente de l’ONG Wildaf. Elle est en train de continuer ce qu’elle faisait en tant que militante, explique Moulaye Idriss Haidara, second fils du chérif de Nioro, qui joue le rôle d’interface entre le chef de la confrérie et le Landerneau politique malien. Pour lui, si elle quitte ce poste, il n’y aura plus d’occasion de faire ressortir ce projet de loi.»

«Guerre d’ego»

«Bouyé» a soutenu les putschistes immédiatement après le coup d’Etat contre le président Ibrahim Boubacar Keita, le 18 août, rappelle Boubacar Haidara, chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le monde et auteur d’une thèse sur l’islam et la politique au Mali. Mais il n’a pas été consulté, ni impliqué dans la mise en place du gouvernement et du Conseil national de transition. Cette autonomie de la junte au pouvoir vis-à-vis du chef religieux a-t-elle agacé le chérif de Nioro ? Celui à qui l’on prête la victoire électorale d’«IBK» en 2013 (il l’avait ouvertement soutenu) a souvent été considéré comme un faiseur de roi de la politique malienne. «Il faut voir aussi derrière cette demande de démission de la ministre une démonstration de force, estime l’universitaire. Le chérif veut montrer qu’il est là alors que Mahmoud Dicko, une autre éminence religieuse d’importance, a su tirer son épingle du jeu en parvenant à placer des proches au sein du gouvernement et du Conseil national de transition. Dicko apparaît comme l’homme fort du pays et le chérif n’aime pas ça. On est dans une guerre d’ego.»

Bintou Founé Samaké assure avoir le soutien du gouvernement et ne pas avoir le projet de quitter le ministère. Toutefois, elle n’exclut pas la possibilité d’un déplacement à Nioro du Sahel. Une visite au chérif suffira-t-elle à apaiser la situation ?

Source : Libération.fr

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