Le 16 juin, le Mali a officiellement exigé le « retrait sans délai » de la Minusma. Après les départs de l’opération Barkhane et de la mission de formation de l’Union européenne, et la mise en sommeil du G5-Sahel, la fin prochaine de la mission de l’ONU confirme la logique de rupture dans laquelle s’est engagée la junte. Le chercheur Arthur Boutellis décrypte les tensions entre New York et Bamako.
Le 16 juin 2023, le chef de la diplomatie malienne, Abdoulaye Diop, a demandé devant le Conseil de sécurité des Nations unies le « retrait sans délai de la Minusma ». Déployée en 2013 (quelques semaines après le déclenchement de l’opération militaire française Serval), la mission de maintien de la paix de l’ONU « n’a pas atteint son objectif fondamental », a estimé le ministre devant une audience médusée.
Cette demande met fin à des mois d’incompréhensions, voire de tensions, entre Bamako et New York. Ces derniers temps, les membres de la mission ont à plusieurs reprises été entravés par les autorités maliennes. Dans son dernier rapport, publié le 1er juin, le secrétaire général de l’ONU fait état de nombreuses « restrictions » : entre le 1er avril et le 11 mai 2023, la Minusma a demandé 565 autorisations de vol, dont 167 lui ont été refusées, soit près d’un tiers. La junte au pouvoir avait en outre fermement rejeté les conclusions du rapport d’établissement des faits du massacre de Moura, une ville située dans le centre du pays : dans un document publié le 12 mai 2023, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme fait état d’« au moins 500 individus, y compris une vingtaine de femmes et sept enfants », exécutés par les Forces armées maliennes et les hommes du groupe Wagner entre le 27 et le 31 mars 2022 ; les enquêteurs ont également établi qu’au moins 58 femmes et jeunes filles avaient été victimes de viols et/ou de violences sexuelles durant cette opération.
La demande de retrait sonne probablement la fin de la Minusma, qui compte 11 676 militaires et 1 588 policiers, ainsi que 1 792 civils (dont 859 Maliens), et dont le coût annuel est de 1,2 milliard de dollars (1,13 milliard d’euros). « Le maintien de la paix est basé sur le principe du consentement du pays hôte, et, sans ce consentement, les opérations sont presque impossibles », a réagit El-Ghassim Wane, le chef de la Minusma. Les États membres du Conseil ont jusqu’à fin juin pour trancher.
Auteur de plusieurs rapports et d’une thèse en partie consacrée à la Minusma1, qu’il connaît bien pour avoir œuvré en son sein au début de son mandat et pour l’avoir étudiée de l’extérieur par la suite, Arthur Boutellis, conseiller senior à l’International Peace Institute (IPI), chercheur associé au Centre Thucydide et enseignant à l’Université Columbia (New York) et à Science Po Paris, explique les raisons de cette fin prématurée et ses potentielles conséquences2.
« CELA SEMBLAIT ÉCRIT DEPUIS LONGTEMPS »
Rémi Carayol : Le 16 juin, le chef de la diplomatie malienne, Abdoulaye Diop, a demandé le « retrait sans délai de la Minusma ». Cette demande a surpris nombre d’observateurs. Beaucoup pariaient plutôt sur une mort lente de cette mission, et ne s’attendaient pas à en arriver là. Comment expliquer cette position ?
Arthur Boutellis : Cette demande a aussi surpris le Conseil de sécurité. Au vu des réactions, certains ont dû avoir l’info juste avant. Ils n’étaient pas préparés. En soi, c’est révélateur de ce qu’il se passait ces derniers temps : le dialogue était rompu entre les autorités maliennes et la communauté internationale. Mais cela semblait écrit depuis longtemps, notamment depuis la lettre communiquée par les autorités maliennes fin 2022, dans laquelle elles faisaient un certain nombre de demandes à la Minusma. Il n’y avait pas d’adéquation : le Mali demandait des choses que la mission ne pouvait pas lui donner.
Le calcul que beaucoup ont fait depuis lors est que Bamako estimerait que ce serait mieux d’avoir la mission plutôt que de ne pas l’avoir, et que les autorités maliennes feraient en sorte d’imposer des contraintes à la Minusma tout en l’utilisant. C’est ce qu’elles font depuis un an et demi : contraintes concernant les enquêtes touchant aux droits de l’homme ; contraintes sur les possibilités de vols, etc. Malgré tout, la mission pouvait être utile au Mali, elle permettait de tenir un certain nombre de villes dans le Nord, ce qui assurait une présence minimale de l’État malien à Kidal, à Ménaka… Aujourd’hui, sans les vols de la Minusma, on se demande comment l’administration malienne va pouvoir rester dans ces localités sans la possibilité de revenir à Gao ou à Bamako, et comment la présence militaire des Fama [Forces armées maliennes] et de leurs alliés russes va pouvoir perdurer. Car malgré toutes les critiques, la Minusma donnait quand même certaines garanties de sécurité.
Rémi Carayol : Cela s’est vu avec l’organisation du référendum sur la nouvelle Constitution le 18 juin : c’est la Minusma qui a transporté le matériel de vote dans certaines zones.
Arthur Boutellis : Absolument. C’est un fait que le Mali a renforcé ses capacités militaires, mais en matière d’aviation de transport, ses moyens restent limités. La Minusma a d’ailleurs mis l’accent entre autres sur cet aspect-là ces derniers mois, dans le but de rappeler son utilité. Mais, à l’évidence, ce n’était pas assez.
Rémi Carayol : Pourquoi le Mali demande-t-il le départ de la Minusma ?
Arthur Boutellis : Il y a plusieurs facteurs. Le fait est que la Minusma ne répondait pas aux attentes des autorités maliennes et que sa présence pouvait gêner les activités des Fama et de leurs alliés du groupe Wagner, même si j’avais tendance à penser qu’elle apportait plus qu’elle ne dérangeait. Wagner, c’est 1 000 à 2 000 combattants sur place. Leur empreinte est donc assez limitée, et elle est concentrée essentiellement dans le centre du Mali. On pouvait penser que le fait que la Minusma tienne les villes du Nord, les hélipads et les pistes d’atterrissage était utile.
Un autre facteur qui peut expliquer la décision du Mali est la question des droits de l’homme, et notamment la sortie en mai du rapport d’établissement des faits sur le massacre de Moura. Cette publication, et son timing, a certainement pesé dans la balance. Ce rapport est sorti plus d’un an après les faits, juste avant le début de la négociation du renouvellement du mandat de la Minusma, et cela a certainement irrité les autorités maliennes. D’autant qu’il a été suivi de sanctions prises par les États-Unis contre deux militaires maliens et un responsable de Wagner, en lien direct avec ce massacre3. Les Maliens ont peut-être perçu ces sanctions comme une conséquence directe du rapport de l’ONU.
LE RETRAIT « PRENDRA UN PEU DE TEMPS »
Rémi Carayol : Pourquoi a-t-il mis si longtemps à sortir ?
Arthur Boutellis : Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. D’abord, l’enquête a été compliquée en raison du fait que la Minusma n’a pas pu se rendre sur les lieux suite au refus des autorités maliennes, et que le gouvernement malien a demandé le départ du chef de la section des droits de l’homme [Guillaume Ngefa] en février. Après, il y a d’autres considérations. Dans ce genre de rapport, tout est pesé, il y a toujours un arbitrage entre la mission sur place et le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme à Genève, et cela peut prendre du temps. Il y a aussi eu des pressions de certains États membres pour que ce rapport sorte enfin. L’ONU a peut-être pensé que la poussière aurait le temps de retomber avant les négociations sur le mandat, mais ça n’a pas été le cas.
Rémi Carayol : Le Mali exige un retrait « sans délai ». Qu’est-ce que cela signifie pour une force de 13 000 soldats ?
Arthur Boutellis : En général, il y a plusieurs phases. Une phase de discussions tout d’abord. Certains [au sein du Conseil de sécurité] seront probablement dans le déni et penseront qu’il y a moyen de négocier avec Bamako pour que la mission se poursuive sous une autre forme ou qu’une mission politique lui succède. Cela s’est déjà vu, par exemple au Burundi, quand le gouvernement avait demandé, en 2005, le départ de la mission. L’ONU avait négocié une présence continue tout en retirant les Casques bleus. En 2010, au Congo, Joseph Kabila avait demandé le départ de la Monuc. Il y a eu une discussion qui a abouti à la création de la Monusco, avec la promesse de l’ONU de mener plus de projets de développement dans l’est du pays.
Il va donc y avoir une discussion, et certains penseront qu’il y a une petite fenêtre. Mais je n’y crois pas. La mission a déjà essayé de faire des choses allant dans le sens des autorités maliennes depuis un an, et, à l’évidence, ça n’a pas été suffisant. On s’achemine donc vers une discussion sur les modalités du départ. Et d’ailleurs, Abdoulaye Diop a précisé que le gouvernement du Mali était disposé à coopérer avec les Nations unies dans cette perspective. On se dirige vers un retrait qui prendra un peu de temps car l’empreinte logistique de la Minusma est importante – cela nécessitera beaucoup de rotations d’aéronefs –, et le contexte sécuritaire est compliqué – avec des risques d’IED [NDLR : engins explosifs improvisés] sur les routes. Les conditions et le calendrier exact de ce retrait seront eux aussi négociés. De nombreuses questions se posent : qui va récupérer les bases de l’ONU ? sous quelles conditions ? quel mécanisme de suivi du processus de paix sera mis en œuvre alors que la Minusma en assurait le secrétariat ?
« UNE OPÉRATION DE MAINTIEN DE LA PAIX N’EST PAS UNE FORCE SUPPLÉTIVE »
Rémi Carayol : Depuis dix ans, la France est ce qu’on appelle « la plume » concernant le Mali au sein du Conseil de sécurité. Bamako avait demandé que cela change, sans succès. De quoi s’agit-il ? Et quel poids cela lui confère ?
Arthur Boutellis : La plume, c’est un mécanisme informel : une pratique plus qu’une méthode. C’est le pays membre du Conseil de sécurité, permanent ou élu, qui prend l’initiative d’écrire la première ébauche de la résolution et de mener le processus de négociation du texte. Il y a différentes façons de faire. Souvent, la plume négocie d’abord avec les pays les plus alignés avec elle, avant de négocier avec les autres pays avec lesquels ce sera plus compliqué. Quant au poids que ce rôle confère, c’est très relatif, car de toute façon il faut arriver à un compromis avec les autres États membres et éviter le veto d’un membre permanent (en juin 2022, pour la première fois, la Russie et la Chine s’étaient abstenues sur la résolution renouvelant le mandat de la Minusma). C’est certes un levier non négligeable, mais dans le contexte actuel d’un Conseil de sécurité divisé, c’est un levier tout relatif.
Rémi Carayol : Est-ce que le fait que la France, qui a rompu diplomatiquement avec le Mali, conserve ce rôle en dépit de l’opposition de Bamako a pu jouer dans la demande de retrait ?
Arthur Boutellis : Je ne pense pas. Certes, la plume prend le lead de la rédaction des résolutions. Mais cela n’aurait pas forcément changé la teneur de la résolution et encore moins du mandat de la mission. La France a la plume depuis le début sur le Mali, et c’est assez rare qu’il y ait un passage de plume à l’ONU. Au moment où le Mali a demandé à la France de renoncer à la plume, c’était compliqué d’accepter. Si elle y avait renoncé avant, lors du départ de Barkhane par exemple, ça aurait peut-être été intéressant. Elle aurait pu la remettre à un membre élu africain [du Conseil de sécurité], par exemple. Cela aurait peut-être pu changer un peu les dynamiques. Mais, fondamentalement, ça n’aurait pas changé le fond du problème : une opération de maintien de la paix n’est pas une force supplétive au service de l’État hôte ; c’est une opération avant tout politique qui est là pour faire du maintien de la paix. Et, depuis le début, c’est autour de cet enjeu que se concentrent les débats.
Rémi Carayol : C’est récurrent en effet. À plusieurs reprises, le Mali (et certains de ses alliés sahéliens) a demandé que la Minusma ait un mandat plus offensif et prenne une part active au « contre-terrorisme ». Cela aurait-il pu changer la donne ?
Arthur Boutellis : En 2016, le gouvernement malien a mis la pression sur le Conseil de sécurité sur cette question précise. À ce moment-là, la plume (la France, donc) a voulu faire plaisir à Bamako. Elle a soutenu dans le mandat la demande aux Casques bleus d’adopter « une démarche plus proactive et robuste ». Cela a donné la possibilité à la mission de faire un usage plus proactif de la force. C’était nouveau : potentiellement, la mission pouvait prendre les devants en cas de menace sur les civils. Ce qui s’est passé, c’est que sur le terrain la mission a essayé de faire des choses, via des unités plus mobiles, mais elle n’en avait pas les capacités, et cela n’a pas eu d’effets concrets. On a créé des attentes, alors qu’en pratique la force n’avait pas plus de moyens. De même, en 2019, le Conseil de sécurité a ajouté une seconde priorité sur le centre du Mali sans lui donner des moyens ou des troupes supplémentaires.
Il faut rappeler que les forces de maintien de la paix ne sont pas configurées pour ce genre de mandat offensif. Les États qui envoient des contingents dans ces opérations ne le font pas dans la perspective de perdre des hommes, les opinions publiques ne l’accepteraient pas. Et il faut noter que malgré les nombreuses pertes en vie humaines4 la Minusma a tenu bon. Mais, fondamentalement, elle n’aurait jamais pu devenir une force antiterroriste efficace.
Source : afriquexxi.info