Insécurité, luttes interethniques et pouvoir intact des autonomistes touaregs, vide laissé par l’Etat et occupé par les djihadistes, frustration engendrée par la présence prolongée des français de Barkhane : pour Nicolas Normand, ancien ambassadeur au Mali, les militaires au pouvoir depuis le putsch du 18 août font face à de multiples enjeux.
Le coup d’Etat militaire du 18 août au Mali est-il le signal d’un chaos à venir ou au contraire celui d’une reprise en main, alors que le pays était en train de s’enfoncer dans une crise politique grave ? La destitution du président Ibrahim Boubacar Keïta par un groupe d’officiers supérieurs mené par le colonel Assimi Goïta, condamnée dans un premier temps par la communauté internationale et la Cédéao (Communauté économique des états d’Afrique de l’ouest), a été saluée par la rue. Les manifestations et les émeutes qui avaient fait 23 morts et 150 blessés en juillet avaient poussé les tensions à leur paroxysme et la foule demandait encore le départ du président la veille du putsch. Le nouveau pouvoir militaire a promis qu’après une période de transition il serait confié à un civil.
Pourquoi, malgré l’intervention française avec l’opération « Serval » en 2013, puis Barkhane, le pays ne parvient-il pas à trouver un minimum de stabilité ? Cette nouvelle configuration est-elle susceptible de mettre en difficulté les groupes terroristes armés, et quelles peuvent en être les conséquences pour la France et l’opération Barkhane ? Nicolas Normand, ancien ambassadeur de France au Mali de 2002 à 2006, auteur du « Grand livre de l’Afrique »*, continent sur lequel il a été en poste durant quinze ans, livre son analyse à Marianne.
Marianne : Le coup d’Etat du 18 août était-il prévisible ?
Nicolas Normand : Complètement ! Je l’avais même écrit dans un article publié 8 jours avant. Dès lors qu’il n’y avait plus de dialogue entre les protagonistes de la crise politique, dans un pays déjà en guerre, le risque d’explosion de la violence et de basculement de tout le territoire étaient réels, avec d’un côté le problème des djihadistes et de l’autre la possibilité que des civils extrémistes et anti-occidentaux s’emparent du pouvoir. Au moment du coup d’Etat de 2012, certains de ces éléments se trouvaient autour du capitaine Sanogo et l’avaient instrumentalisé. Le souvenir du lynchage par la foule et de la tentative de meurtre de Diocounda Traoré, le président par intérim en 2013, étaient encore dans les esprits. Les militaires ont pris les devants pour éviter que la situation ne dégénère. Donc oui, c’était prévisible, et quasiment nécessaire, comme un moindre mal.
Les groupes terroristes avaient-ils la possibilité de monter sur Bamako, comme en 2013 ?
Non, ils n’ont plus cette capacité, ni de s’emparer d’autres villes, mais la situation sécuritaire est très instable. Le principal obstacle pour ces groupes, que ce soit le GSIM (Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans) ou l’EIGS (Etat Islamique au Grand Sahara), c’est Barkhane. La France a un peu délaissé le nord du Mali pour se concentrer sur l’EIGS et la région des trois frontières (Mali, Burkina-Fasso, Niger), c’est une question de choix, de priorités, et aussi d’effectifs, on ne peut pas tout faire avec 5.100 hommes.
A propos de Barkhane, d’où vient, selon vous, le phénomène de rejet de la France que l’on observe désormais au Mali, notamment, dans la capitale ?
Il y a eu une erreur au départ, lors de l’opération Serval en 2013, en s’alliant avec un groupe séparatiste touareg, et en favorisant l’apparition de milices ethniques. C’est le péché originel de la France au Mali. Le discours des chefs du MNLA (Mouvement National pour la Libération de l’Azawad) était trompeur, ils prétendaient représenter tous les Touaregs et lutter contre les djihadistes dont ils avaient justement été les alliés peu de temps auparavant. Les touaregs étaient en fait divisés et le principal leader touareg Iyad Ag Ghali lui-même allié d’Aqmi, chef historique et charismatique de la rébellion touarègue, fondateur ensuite du GSIM, est toujours en vie et influent, sans que l’on sache où il se trouve. C’est un homme dont le prestige religieux et guerrier est immense, et qui s’est par ailleurs considérablement enrichi en servant d’intermédiaire lors de différentes prises d’otages.
Les accords d’Alger en 2015, entre le gouvernement malien et différents groupes armés dont la CMA (Coordination des mouvements de l’Azwad), ont fait de la ville de Kidal une enclave touarègue au nord. Les diplomates et les spécialistes de la région qui ont mis en garde contre cette stratégie qui a consisté à s’appuyer sur des groupes séparatistes plutôt que sur l’armée d’un état démocratique, n’ont pas été écoutés. Et aujourd’hui il y a deux armées différentes au Mali : au sud, l’armée malienne, et au nord, une entité constituée d’un tiers des FAMA (Forces armées maliennes), d’un tiers de la CMA (ex-séparatistes devenus « autonomistes ») et d’un tiers du groupe Plateforme, des touaregs d’autres groupes armés non djihadistes. Deux cent quarante de ces hommes sont arrivés à Kidal en février, commandés par un militaire du nord, la troisième compagnie de 120 hommes n’a même pas pu accéder à Kidal. Ceci n’est pas du tout représentatif de ce que devrait être l’autorité de Bamako. Le problème des accords d’Alger c’est qu’ils ont été rédigés par des bisounours, ou par des herbivores pour des carnivores ! Et à Bamako, on a le sentiment que ces groupes séparatistes ont été favorisés. Et par ailleurs la prolifération des milices ethniques a eu des conséquences sur le niveau d’insécurité dans le pays.
Est-ce que cette nouvelle configuration change les choses pour Barkhane et pour la France ?
Je pense que même si l’imam Mahmoud Dicko et certains leaders du M5 (Mouvement du 5 juin, rassemblement des forces d’opposition) ont mis un léger frein à la virulence de leurs attaques contre l’occident et la présence française, il y a toujours un climat d’anti-occidentalisme. Ce qui n’est pas la position des militaires de la junte, qui ont annoncé qu’ils continueraient à collaborer avec Barkhane pour lutter contre les groupes djihadistes.
Je considère qu’aujourd’hui Barkhane est vitale pour le Mali. Si on la retire, ce sera le chaos et les villes tomberont. Le problème vis-à-vis de l’opération se situe à trois niveaux. Tout d’abord dans les villes les gens sont victimes des populistes et des fake news qui disent que les Français sont là pour exploiter les richesses en s’appuyant sur les groupes séparatistes. Ensuite, l’absence de sécurité. Et enfin le sentiment d’humiliation créé par une présence étrangère qui se prolonge. Les putchistes ont voulu remettre la balle au centre, et continueront leur partenariat, que ce soit avec la force Barkhane, le G5 ou la task force européenne Takuba.
Que faudrait-il pour que le Mali commence à émerger ?
Des grandes réformes et le retour de l’Etat, des institutions. Les fonctions régaliennes, armée, police, éducation, services fiscaux, doivent revenir dans les régions où la sécurité n’est plus assurée, pas plus que les services publics. Derrière Barkhane, il y a un vide qui n’est pas occupé par l’Etat, ce qui permet aux djihadistes de revenir. Il faut aussi prendre en compte l’explosion démographique, réelle, qui arrive en même temps que la désertification. Donc se pencher sur la question du planning familial, sur l’arbitrage entre les agriculteurs et les pasteurs… Les djihadistes ont ciblé toutes les autorités pouvant assurer la paix et la justice.
Le pays est paralysé par les grèves depuis deux ans, les enfants ne vont plus à l’école, on n’est pas loin de la faillite de l’Etat. Le président IBK manquait de vision et d’énergie, mais je crains que la période de transition qu’aborde le pays ne soit pas forcément favorable à la mise en place ces réformes. Deux scénarios sont envisageables. Ou bien l’on rentre dans une période d’incertitude et de tâtonnement, ou bien la transition sera gérée par un leader qui aura assez de poigne, de charisme et de vision pour qu’elle puisse remettre le pays d’aplomb en lançant de grandes réformes, ce qui suppose une transition pas trop courte. Des élections trop rapides, avec une classe politique discréditée, risquent en effet de faire retomber le pays dans l’ornière. Il faudrait qu’émerge une personnalité charismatique comme Kagamé ou Mandela, mais pour le moment, il n’y en a pas. Le leader de l’opposition, Soumaïla Cissé est actuellement prisonnier des djihadistes. S’il est libéré, pourrait-il jouer ce rôle ?
On entend souvent parler de « bourbier » pour Barkhane, qu’en pensez-vous ?
Je pense que c’est vrai, dans la mesure où il n’y a pas de perspective véritable de victoire militaire. Des batailles, oui, on neutralise des chefs, mais ce ne sont pas de véritables victoires. Barkhane est une assurance de survie pour le Mali, mais il ne faut pas que cette présence s’éternise. Aujourd’hui la justification politique de la présence de la France est d’éviter une déstabilisation, mais la solution ne peut venir que des Africains eux-mêmes. Le G5-Sahel n’était pas une très bonne idée car ce n’est pas en additionnant des faiblesses que l’on fait une force, avec en plus la complexité du multilatéralisme et des financements extérieurs. Cela finit par ressembler à une usine à gaz. Il vaut mieux favoriser l’émergence d’Etats et d’armées suffisamment autonomes. La Mauritanie est sortie d’affaire aujourd’hui parce que l’Etat y est fort, et notamment l’armée. Au Mali, cela progresse lentement mais il faut se rappeler qu’en 2012 ses forces ne comprenaient que 16.000 hommes, mal équipés et mal formés. C’est là que l’effort doit se porter. Et en 2014, au lancement de Barkhane, on aurait dû beaucoup plus impliquer l’Europe. L’idée de la Task force Takuba est bonne, mais il aurait fallu l’avoir avant.
Source : Marianne