Dekergar Duko, un grand et mince Libérien de 25 ans qui gagne sa vie en cassant des cailloux, se souvient avec nostalgie de l’époque où, enfant, il vivait dans un pays dirigé par Charles Taylor.
Le taudis qu’il habite, dans un village de la province de Bong, dans le centre du Liberia, jouxte la « faculté du Savoir », un bâtiment de béton aujourd’hui envahi de mauvaises herbes où étaient entraînés les enfants-soldats de l’ex-chef de guerre, devenu ensuite président (1997-2003).
« J’aimerais vraiment que notre ancien président revienne », affirme M. Duko, évoquant la période où celui-ci, contraint à l’exil en 2003 par la pression de la rébellion et de la communauté internationale, pouvait modifier les taux de change d’un simple message à la radio. « Au moins, nous avions la croissance », soupire-t-il.
Accusé d’avoir attisé les conflits dans plusieurs autres pays d’Afrique de l’Ouest, Charles Taylor, 69 ans, premier ex-chef d’État condamné par la justice internationale depuis les procès de responsables nazis à Nuremberg, à l’issue de la Deuxième guerre mondiale, purge en Grande-Bretagne une peine de 50 ans de prison.
Il a été condamné en 2012 pour des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre perpétrés en Sierra Leone voisine. Mais pas pour les atrocités commises pendant la guerre civile dans son propre pays (1989-2003), qui a fait quelque 250.000 morts.
Car au Liberia, le nom de Taylor n’est pas un repoussoir pour tout le monde, a fortiori dans la province de Bong, qui fut la base de sa rébellion et où son vaste domaine agricole existe toujours.
Son ex-épouse, la sénatrice de Bong Jewel Howard-Taylor, 54 ans, qui a divorcé en 2006, a même de grandes chances d’accéder à la vice-présidence lors du second tour de l’élection présidentielle le 26 décembre.
Le favori, George Weah, 51 ans, lui aussi sénateur et légende du foot, qui affrontera le vice-président sortant Joseph Boakai, 73 ans, l’a choisie comme colistière sur son « ticket » présidentiel, dans un système électoral inspiré de celui des Etats-Unis.
– Impunité –
De nombreux habitants de la province de Bong affirment que, Charles Taylor parti, leurs conditions de vie se sont dégradées sous la présidente Ellen Sirleaf Johnson malgré le retour de la paix: le prix des produits de première nécessité a parfois triplé en une quinzaine d’années, explique Dekergar Duko.
Charles Taylor « faisait la guerre et, dans le même temps, il soutenait le peuple libérien », renchérit Eddie Dahn, employé d’une compagnie d’assurances à Gbarnga, la capitale provinciale.
Il « protégeait » la région et employait de nombreuses personnes dans son domaine agricole. Il a fait « de son mieux », assure Eddie Dahn.
Mais la présence dans les sphères du pouvoir politique et économique de personnalités impliquées dans la guerre civile – comme l’ex-chef de milice Prince Johnson ou le magnat des télécoms Benoni Urey, tous deux candidats à l’élection présidentielle – inquiète les organisations des droits de l’homme et les partisans de la lutte contre l’impunité.
« Ceux qui se sont vraiment livrés à des atrocités ou ont trempé dans la guerre devraient être poursuivis. Au lieu de quoi ils ont été récompensés », s’indigne Uriah Mitchell, directeur des programmes de Radio Gbarnga.
Le pari de George Weah sur Jewel Howard-Taylor s’est en tout cas avéré payant au premier tour le 10 octobre à Bong, où il a devancé Joseph Boakai, sans apparemment lui coûter ailleurs, puisqu’il est arrivé en tête dans 11 provinces sur 15.
Absents du pays pendant la guerre civile – le footballeur évoluant en Europe et la Première dame d’alors travaillant dans une banque aux Etats-Unis – les deux colistiers se défendent de tout lien avec le passé trouble du Liberia.
Bien peu de candidats peuvent de toute façon se déclarer exempts d’association à la guerre civile ou à Charles Taylor.
Charles Brumskine, arrivé en troisième position, a été président du Sénat sous Charles Taylor en tant que membre de son parti, avant de se brouiller avec lui.
Et Prince Johnson s’est rallié pour le second tour à George Weah, tandis que Benoni Urey, directeur du Bureau des Affaires maritimes sous Charles Taylor, apportait son soutien à Joseph Boakai.
Quel qu’en soit le résultat, cette élection tournera pourtant une page de la guerre civile.
Car ni George Weah ni Joseph Boakai n’appartiennent à l’élite « américano-libérienne », issue d’esclaves affranchis qui a dominé la plus ancienne république d’Afrique depuis sa création, à l’exception de la présidence de Samuel Doe (1980-1990).