Suivez-nous sur Facebook pour ne rien rater de l'actualité malienne

Aguibou Bouare president de la CNDH : « La Justice ne devrait aucunement être un instrument de musèlement aux mains de l’Exécutif »

Approché par le journal ‘’L’Alerte’’, le président de la Commission Nationale des Droits de l’Homme, Aguibou Bouaré, a livré son analyse de la situation des Droits de l’Homme au Mali. Il a saisi l’occasion pour affirmer que la Justice ne devrait aucunement être un instrument de musèlement, de dissolution, ou de restriction de l’espace civique et politique, aux mains de l’Exécutif. Le patron de la Chdh a évoqué le bilan de l’année écoulée, avant de se prononcer sur les projets de 2024 de sa structure. Interview !

L’Alerte : En cette période de transition, comment se porte la Cndh ?

Aguibou Bouaré : Je tiens à rappeler que la Cndh est l’institution nationale des droits humains du Mali, le Mécanisme national de prévention de la torture et celui de protection des Défenseurs des Droits humains, chargée par sa loi de création à protéger et promouvoir les droits de l’Homme au Mali. Elle a été créée, sous sa forme actuelle, par la loi 037 du 7 juillet 2016. Notre mandature a commencé en 2017, bien avant la rupture de l’ordre constitutionnel intervenue en 2020. Depuis, nous nous acquittons de notre mandat avec indépendance, objectivité, impartialité, conformément à la loi et au serment que nous prêtons auprès de la Cour suprême. Cela dit, à la lumière de nos différents rapports et constatations sur l’état des droits humains, il faut reconnaitre à la vérité de dire que la situation dans notre pays devient de plus en plus préoccupante en lien avec la crise multidimensionnelle que le Mali traverse depuis au moins 10 ans. Ces violations et abus sont essentiellement liés au terrorisme et aux conséquences de la lutte contre ce fléau. Elles se caractérisent par les atteintes au droit à la vie, à l’intégrité physique, à la sécurité, à l’éducation, à la santé. Le nombre des déplacés internes et des réfugiés croît ; le phénomène de l’esclavage par ascendance persiste dans la région de Kayes. Nous avons enregistré et documenté, depuis 2020, de nombreuses plaintes relatives à des enlèvements, disparitions forcées, des restrictions de l’espace civique et politique ; des menaces sérieuses sur les libertés d’opinion, d’expression, de presse, d’association ont été recensées. Des efforts ont été également fournis par les autorités, notamment dans la lutte contre l’esclavage par ascendance, le renforcement des capacités opérationnelles des forces de défense et de sécurité, leur renforcement (en formation) sur les droits humains, singulièrement en droit international humanitaire ou droit de la guerre. La relecture des codes pénal, de procédure pénale, de la justice militaire pour incriminer certaines pratiques (esclavage, violences basées sur le genre, crimes contre l’Humanité…) qui ne le sont pas dans les codes en vigueur. L’indépendance de la Cndh a été, jusqu’à preuve du contraire, respectée, en ce sens qu’à ce jour, elle n’a reçu ni d’instructions ni de menaces formelles dans la mise en œuvre de son mandat légal, dans l’intérêt de la dignité humaine et pour le grand bonheur de tous.

Que pensez-vous aujourd’hui de la situation des Droits de l’Homme au Mali ?

La situation des droits de l’Homme demeure préoccupante, à la lumière du tableau dressé ci-dessus. De plus, ces derniers temps, l’espace civique et politique connait des restrictions entrainant souvent la censure, l’autocensure, la léthargie des organisations de la société civile, de défense des droits humains. Certaines procédures judiciaires d’interpellation, de dissolution de personnes morales suscitent des interrogations et contribuent à intimider beaucoup de citoyens et d’organisations à se prononcer sur les questions d’intérêt national. Le décernement quasi-systématique de mandats de dépôt continue d’aggraver la surpopulation carcérale au niveau de certains lieux de privation de liberté, pour ne citer que l’exemple de la Maison centrale d’arrêt de Bamako conçue pour 400 pensionnaires, cette prison a eu à recevoir jusqu’à 4000 détenus. Le droit à un procès équitable dans un délai raisonnable, la présomption d’innocence subissent souvent des entorses à cause des délais de détention provisoire au-delà des limites prévues par les dispositions légales. La mise en service de la Maison d’arrêt de Kéniéroba et la réhabilitation de certains lieux de privation de liberté sont à noter comme acquis dans le sens du décongestionnement de certaines prisons.

Avec les arrestations en cours, les Maliens peuvent-ils fonder leur confiance en l’appareil judiciaire pour la bonne distribution de la justice avec comme ligne de conduite le respect des droits de l’Homme ?

Un Etat démocratique est fondé sur le principe de la séparation des pouvoirs (Exécutif, Législatif et Judiciaire). Chaque Pouvoir doit être indépendant de l’autre afin d’éviter l’arbitraire et les dérives autocratiques. En tout cas, la Justice ne devrait aucunement être un instrument de musèlement, de dissolution, ou de restriction de l’espace civique et politique, aux mains de l’Exécutif. Aux termes de la loi fondamentale, les juges sont les garants de la jouissance des droits et libertés des citoyens ; il revient, du reste, au Président de la République de garantir les mêmes droits sur le fondement du serment qu’il prête. Les citoyens doivent participer à la gestion des affaires publiques soit directement soit par l’intermédiaire de leurs représentants légitimes. Tout cela doit être su des Autorités et expliqué aux populations afin qu’elles comprennent que les droits humains ne sont rien d’autres que les obligations résultant de notre Constitution, de nos lois, avant même d’être des engagements internationaux de notre pays issus des traités et conventions auxquels le Mali a souscrit en toute liberté dans le respect total de sa souveraineté.

Les objectifs de 2023 de la CNDH ont-ils été atteints ?

Nous avons joué toute notre partition depuis le début de notre mandat jusqu’à ce jour. L’année 2023 ne fait pas exception, malgré le contexte très difficile. Soit dit en passant, nous avons atteint l’objectif majeur, pour la première fois dans l’histoire du Mali, c’est à dire nous avons réussi, au prix d’énormes efforts, à porter l’Institution nationale des droits humains au statut “A”, niveau de classement le plus élevé des Indh au monde. Nous avons contribué à former, informer et sensibiliser sur la problématique des droits humains les Forces de Défense et de Sécurité, les organisations de la société civile dont les organisations de femmes, de personnes vulnérables etc. Nous avons visité tous les lieux de privation de liberté du Mali, excepté Kidal. Nous avons incité les autorités, à travers nos conseils et recommandations, à s’intéresser et prendre en charge la question des droits humains. Nous avons pu réaliser toutes les activités majeures programmées dans notre plan d’action annuel (formations, sensibilisations, enquêtes, monitoring, assistances juridiques…). Néanmoins, des défis importants demeurent toujours, en termes de compréhension des droits humains tant par certaines autorités que par une partie importante de la population, à cause des clichés et préjugés faisant passer les droits de l’Homme comme une idée occidentale.

Quels sont les grands projets de 2024 dans le cadre du respect des Droits de l’Homme ?

En 2024, nous allons continuer à mettre l’accent sur la sensibilisation, la formation tant des autorités que des populations, en vue de l’instauration d’une culture des droits humains au Mali, conformément à la mission que la loi nous assigne. Nous allons redoubler de vigilance par rapport à la surveillance du respect des droits humains car c’est en période de crise que les droits humains sont beaucoup plus exposés à des menaces, des risques de violations et d’abus, contrairement à ce que d’aucuns pourraient penser, par méconnaissance. Certains prétendent qu’en période de crise, de guerre, les droits humains doivent être mis entre parenthèse, cela résulte tout simplement de la méconnaissance. Nous devons tous comprendre que les droits de l’Homme protègent tout le monde y compris les autorités. Nous parlons en connaissance de cause pour avoir assisté à la succession de plusieurs régimes dans notre pays, et avoir veillé au respect des droits fondamentaux des plus hautes autorités (politiques et militaires), après différentes ruptures de l’ordre constitutionnel.

Vos attentes pour 2024 ?

Nous souhaitons une meilleure compréhension des droits humains surtout par les autorités en vue de leur meilleur respect, le renforcement de l’état de droit et de la démocratie, un meilleur respect des droits humains, singulièrement des libertés fondamentales. Le respect du mandat légal de la Cndh et son indépendance constituent des enjeux majeurs, afin d’éviter une rétrogradation de son statut car le statut “A” peut-être retiré à tout moment dès que l’institution cessera d’être indépendante, de jouer son rôle.

Quelle note vous pouvez accorder au Mali pour le respect de ses engagements pour 2023 ?

Il existe des mécanismes nationaux, régionaux et internationaux permettant de faire l’état des lieux des droits humains dans chaque pays et d’en surveiller le respect, sous peine de sanctions. Force est de constater qu’il n’existe pas de paradis des droits de l’Homme sur notre planète ; tous les pays ont des efforts à faire pour tendre vers l’idéal d’un monde respectueux de tous les droits inhérents à la personne humaine. La défense des droits humains est une œuvre de longue haleine avec des hauts et des bas. C’est comme le supplice de Sisyphe (faire monter un rocher sur la colline, vous pousser, ça redescend), pour autant vous ne devez jamais baisser les bras jusqu’à ce que d’autres prennent le relais. La situation est quand même préoccupante dans notre pays en ce moment, imputable tant aux acteurs étatiques qu’aux forces terroristes et autres mouvements armés. Il est important de préciser que l’Etat est le principal débiteur en matière de droits humains c’est à dire qu’il est le principal responsable devant respecter et faire respecter les droits des citoyens et de toutes personnes résidant sur le territoire malien.

Selon vous, la liberté d’expression a-t-elle des limites ?

La liberté d’expression, de presse peut être l’objet de limitation, de réglementation mais dans le strict cadre de la loi, selon les conditions de légalité, de proportionnalité, de nécessité. C’est dire que ces limitations ne devraient pas intervenir dans n’importe quelle condition ou selon les humeurs ou les desiderata du gouvernant. Les Défenseurs des droits humains examinent les plaintes et autres allégations au-delà des causes apparentes ou des motifs officiels pour s’intéresser aux motifs réels, à travers les enquêtes. Pour finir, il convient de déconstruire certains préjugés véhiculés sur les droits humains, par méconnaissance ou de mauvaise foi :

-Les droits de l’Homme ne sont pas une invention occidentale car les chartes du manding et de Kurunkafuga font partie des sources importantes.  Notre pays peut donc être considéré comme l’une des Patries des droits de l’Homme ;

– Les droits dont le respect est revendiqué par les Défenseurs des Droits humains résultent de nos propres textes nationaux d’abord, à commencer par la Constitution (loi fondamentale), ensuite les traités auxquels notre pays a souscrit en toute liberté dans le respect de sa souveraineté, donc il n’est pas question de diktat de l’occident ;

-Lorsque que nous Défenseurs des droits humains invitons le gouvernement à respecter et faire respecter les droits humains, c’est au profit des populations résidant au Mali et non des citoyens français, chinois, russes, américains, japonais à mille lieues du Mali ;

– Nul n’est à l’abri de la violation de ses droits, pour avoir exercé ce sacerdoce, en marge de la succession de plusieurs régimes, nous pouvons attester que les droits de l’Homme protègent tout le monde, les membres de toutes les corporations (militaires, magistrats, officiers de police judiciaire, médecins, enseignants, hommes de médias, leaders religieux…). Nous parlons donc en connaissance de cause. Enfin, avez-vous déjà inventorié l’Etat dans l’héritage d’un ancien dirigeant ou gouvernant ? Les hommes passent, l’Etat demeure. Alors le respect des droits humains est la meilleure garantie qui traverse le temps. Tâchons d’y penser et d’y veiller ! La protection des droits de l’Homme est une responsabilité partagée.

Bonne et heureuse année au peuple Malien dans la cohésion sociale et la paix durable.

Dieu préserve notre Patrie !

Réalisée par Nouhoum DICKO et Bazoumana KANEµ

L’Alerte

Suivez-nous sur Facebook pour ne rien rater de l'actualité malienne
Ecoutez les radios du Mali sur vos mobiles et tablettes
ORTM en direct Finance