Un document de la Banque mondiale, obtenu en exclusivité par « Le Monde Afrique », décrit les liens financiers entre le fils de l’ex-président et un homme d’affaires d’origine libanaise.
C’est un dossier de la Banque mondiale resté secret durant cinq ans et qui suscite aujourd’hui bien des fantasmes dans le monde politico-judiciaire au Sénégal. Fin janvier, le journal Walf Quotidien a révélé l’existence d’un document confidentiel de 311 pages, dont Le Monde Afrique a pu obtenir copie intégrale, qui analyse sur une période de dix ans un pan des circuits financiers offshore d’un homme d’affaires sénégalais d’origine libanaise, Ibrahim Aboukhalil. Plus connu sous le pseudonyme de Bibo Bourgi, il est considéré comme le principal prête-nom et orchestrateur des financements occultes de Karim Wade.
L’ancien ministre de son père, le président Abdoulaye Wade (2000-2012), a été condamné en 2015 à six ans de prison et plus de 210 millions d’euros d’amendes pour avoir notamment acquis illégalement 178 millions d’euros. La Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI) a ordonné la saisie de tous les biens de MM. Wade et Aboukhalil. Le chef de l’Etat, Macky Sall, leur a accordé une grâce présidentielle l’année suivante.
Alors que son commanditaire demeure inconnu, quelques bribes de ce rapport de la Banque mondiale distillées dans la presse locale ont suffi pour relancer le débat politique. Les opposants au président Sall, lui-même ancien disciple d’Abdoulaye Wade, accusent la présidence ou la CREI d’avoir « délibérément dissimulé ce document » qui innocente, selon eux, Karim Wade en démontrant que ce dernier n’utilisait pas les circuits financiers de M. Aboukhalil pour ses propres intérêts.
« Ce n’est pas le Sénégal qui a commandé ce rapport, en tout cas ni la présidence sénégalaise ni la CREI, assure Seydou Guèye, secrétaire général et porte-parole du gouvernement. La Banque mondiale n’a par ailleurs aucune compétence judiciaire et n’est pas habilitée à incriminer ou à blanchir un accusé. Karim Wade a été condamné et la procédure judiciaire au Sénégal est terminée. »
Trente comptes bancaires saisis à Monaco
Cette étude financière rendue en novembre 2013, soit huit mois avant le début du procès, n’a en tout cas jamais été versée dans la procédure judiciaire sénégalaise. C’est un ancien magistrat français, Jean-Louis Herail, qui a été chargé d’analyser « les mouvements financiers opérés à partir des comptes bancaires contrôlés ou détenus par Ibrahim Aboukhalil et/ou par Karim Wade au sein de la banque Julius Baer à Monaco ». Et ce à partir de 30 comptes saisis dans la principauté dans le cadre d’une requête d’entraide judiciaire.
Karim Wade, l’ancien « ministre du ciel et de la terre », comme il était surnommé après avoir été désigné ministre d’Etat, ministre de la coopération internationale, de l’aménagement du territoire, des transports aériens et des infrastructures, disposait en 2012 de 2,6 millions de dollars (près de 2 millions d’euros à l’époque) sur un compte monégasque ouvert neuf ans plus tôt à partir de son adresse à Londres. Selon les relevés bancaires, ce compte – dont il est l’unique bénéficiaire et gestionnaire –, a reçu le 9 septembre 2003 un virement de 474 980 dollars. Puis, le 24 avril 2007, un autre transfert de 2 millions de dollars est effectué, en provenance d’un autre de ses comptes créé sur l’île anglo-normande de Jersey, un paradis fiscal.
L’argent provient bien du Sénégal, selon les enquêteurs du FBI cités dans ce rapport qui relève que « Karim Wade a organisé l’arrivée de cet argent à Monaco en cachant son origine […] inconnue ou absolument pas claire ». Dans la synthèse de son rapport, Jean-Louis Herail suggère : « Il me semble qu’il pourrait être renvoyé à l’audience sur le fondement de ces seuls éléments, même (voire surtout) en l’absence de véritables explications sur l’origine de l’argent. » Ce qu’a toujours démenti Karim Wade, assurant que cet argent était un don du roi d’Arabie saoudite. « Cette somme correspond à un don du roi saoudien au président Abdoulaye Wade et il n’y a d’ailleurs eu aucun mouvement sur ce compte », précise l’un des conseils de Karim Wade.
Prête-noms et sociétés écrans
Si Karim Wade a opté pour cet établissement bancaire monégasque, c’est peut-être sur les recommandations de son ami d’enfance et co-accusé, Ibrahim Aboukhalil. L’analyse des comptes de l’homme d’affaires à la tête du « groupe Bibo » dévoile un lacis de circuits financiers opaques ayant servi à des transactions frauduleuses et à du « blanchiment d’argent des abus de biens sociaux ».
De Panama aux îles Vierges britanniques en passant par Jersey, Beyrouth, Luxembourg et Hongkong, Bibo Bourgi orchestre depuis Monaco une toile de sociétés offshore dont les véritables actionnaires sont dissimulés derrière des prête-noms et des sociétés écrans pour, selon le rapport, mieux « blanchir » les fonds majoritairement évadés du Sénégal.
« Ibrahim Aboukhalil fait plus rentrer d’argent au Liban qu’il n’en fait sortir », poursuit l’expert de la Banque mondiale. Pour ce faire, l’homme d’affaires, qui se présente parfois aux banques comme détenteur de la nationalité italienne, a délégué une partie de sa structure financière à un certain Paul Van Lienden. Ce banquier néerlandais établi à Monaco est décrit comme l’« intermédiaire des opérations opaques », « l’homme des opérations les plus secrètes d’Ibrahim Aboukhalil », « celui qui connaît tous les actionnaires des sociétés offshore qui ne souhaitent pas être connus ».
M. Van Lienden se retrouve ainsi à la tête de la société Lea Trading, domiciliée à Tortola, aux îles Vierges britanniques. C’est en fait un véhicule financier créé par un spécialiste en la matière, Trident Trust Company, dont l’adresse à Tortola est un immeuble abritant une autre structure liée à M. Aboukhalil. Il s’agit de Citco, dont la fonction première est d’incorporer aux îles Vierges britanniques la plupart de ses sociétés détentrices de comptes bancaires à Monaco, où elle dispose d’un « bureau de représentation ».
Parmi les sociétés constituées par Citco, on retrouve les principales structures de gestion de l’activité d’assistance et de maintenance aéroportuaire du multimillionnaire libanais. Comme Aviation Handling Services International, la société écran GP International Group ou encore Menzies Afrique centrale. Toutes trois ont été établies aux îles Vierges britanniques et ont pour directeur général la société Lea Trading.
Des sociétés offshore détenues par une autre société offshore : la technique est rompue pour opacifier des circuits financiers et masquer la véritable identité des actionnaires. « Dans le jargon des blanchisseurs, on appelle cela une structure en “cliquet”, qui illustre parfaitement le rôle dévolu à M. Paul Van Lienden », tranche le rapport de la Banque mondiale.
« Une association cachée avec Karim Wade »
Aviation Handling Services International (AHS) et Menzies sont présentées comme « le cœur de l’activité économique » de M. Aboukhalil. En 2002, Karim Wade rentre de Londres, où il était directeur associé à la banque UBS Warburg, et devient le conseiller personnel de son père. Parmi les dossiers qu’il doit gérer se trouve celui de la création de la compagnie aérienne nationale, Air Sénégal International.
Ibrahim Aboukhalil réorganise alors son groupe et surtout les structures financières d’AHS, dont Karim Wade « pourrait être l’un des actionnaires », selon l’expert de la Banque mondiale, qui n’en apporte néanmoins pas la preuve. M. Aboukhalil est soupçonné dans ce rapport d’avoir eu pour dessein de prendre le contrôle majoritaire de la compagnie aérienne à travers son groupe « dans le cadre d’une association cachée avec Karim Wade » qui pourrait figurer derrière l’appellation du « groupement national des privés sénégalais », l’un des actionnaires. Là encore, ce n’est pas démontré.
Une compagnie aérienne n’était pas suffisante pour l’homme d’affaires, dont les millions de dollars ont circulé le plus souvent frauduleusement selon l’expert de la Banque mondiale. Lui convoitait l’aéroport international Blaise-Diagne à Diass, dans la grande banlieue de Dakar. Pour ce faire, il confiera l’élaboration du montage financier à un cabinet de conseil, Black Pearl Finance (BPF), filiale au Luxembourg du groupe du magnat marocain de la banque, Othman Benjelloun, particulièrement actif sur les marchés émergents. Entre 2007 et 2012, BPF a reçu plus de 870 000 dollars de la part de sociétés offshore de M. Aboukhalil, qui multiplie l’ouverture de filiales d’AHS. Tout en développant sa petite société Menzies Afrique, domiciliée au Luxembourg et qui va donner naissance à une myriade de filiales offshore.
Existent désormais Menzies Middle East & Africa Holding SA, domiciliée au Panama, Menzies Middle East & Africa Group, enregistrée à Hongkong, Menzies Middle East & Afrique centrale, aux îles Vierges britanniques. De quoi entretenir la confusion. Car John Menzies existe pour de vrai. C’est un groupe britannique d’assistance aéroportuaire côté à la bourse de Londres, avec lequel Ibrahim Aboukhalil finira par négocier, fin 2002, un contrat de partenariat technique censé se terminer en 2017 et l’autorisant à utiliser la marque Menzies au Sénégal. Il ne s’en privait pas. Un « beau coup » salué par l’expert français de la Banque mondiale, qui relève ensuite une nouvelle anomalie financière.
De mystérieux actionnaires
AHS est la première source de revenus de M. Aboukhalil et la principale structure de financement de ses sociétés « Menzies », à raison de plus de 10 millions de dollars, selon les relevés de comptes monégasques. Pourtant, elle finit par tomber dans l’escarcelle de la nouvelle holding Menzies Middle East & Africa, dont les actionnaires principaux sont Ibrahim Aboukhalil et son frère, Karim, et dans une moindre mesure leur employé sénégalais, Mamadou Pouye.
Ce dernier, homme de confiance devenu administrateur ou actionnaire de la plupart des structures de M. Aboukhalil, a lui aussi été condamné par la CREI et apparaît dans les « Panama Papers ». M. Pouye a aussi disposé d’un compte à son nom à Monaco, ouvert en 2005 et en partie financé par Menzies Middle East & Africa et d’autres véhicules financiers, à hauteur de 3,2 millions d’euros.
« C’est la petite société [Menzies] qui a détenu la grosse [AHS] », s’étonne l’expert de la Banque mondiale, qui voit là une manœuvre financière pour, en cas de prise de contrôle d’Air Sénégal, entrer au capital du groupe anglais John Menzies, voire lancer une offre publique d’achat sur la partie « services aéroportuaires ». Un destin de raider financier mis à mal, entre autres, par la réalité économique de la compagnie aérienne sénégalaise, dont l’activité cessera en avril 2009 avant de renaître trois ans plus tard sous le nom de Sénégal Airlines. Cette restructuration lui a cependant permis de prendre le contrôle entier d’AHS avec l’aval de mystérieux actionnaires.
Ce rapport confidentiel confirme clairement l’absence de preuves liant financièrement Karim Wade et Ibrahim Aboukhalil. L’expert reste toutefois nuancé. « Si un lien financier direct [de Karim Wade] dans les affaires d’Ibrahim Aboukhalil n’est pas démontré par les documents bancaires examinés, l’utilisation d’un certain nombre de prête-noms semble pouvoir être sujette à caution,conclut le rapport. Le fonctionnement des comptes […] pourrait faire de lui un prête-nom idéal pour des associés désireux de rester “cachés”, tels que Karim Wade par exemple. » La défensede Karim Wade estime avoir, depuis, apporté toutes les preuves qui lèvent le doute sur ces soupçons.
Ibrahim Aboukhalil réside aujourd’hui en France. Après plus de trois ans en prison, Karim Wade s’est installé à Doha, au Qatar. Les procédures judiciaires contre l’Etat sénégalais se poursuivent à Monaco et devant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. A Paris, la 32e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance a rejeté la demande de confiscation des biens introduite par l’Etat sénégalais.
Un temps surnommé « Monsieur 15 % » au Sénégal, l’ambitieux Karim Wade, 49 ans, n’a pas abandonné tout projet de retourner dans son pays. A ses proches, il continue de partager son espoir de se présenter à l’élection présidentielle de 2019.