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Tracasseries sur les corridors routiers au Mali : Quand les pressions sociales étouffent les plaintes pour corruption

Pour de nombreux usagers victimes de tracasseries, un arrangement est toujours préférable à une plainte contre les agents qui entretiennent la corruption sur les corridors routiers au Mali. La plupart finissent par céder aux pressions diverses visant à les décourager de saisir les tribunaux. Un renoncement qui favorise l’omerta : la loi du silence.

 

Le Bureau de Plaidoyer citoyen (BPC) de Sikasso, de l’Association des Jeunes pour la citoyenneté Active et la Démocratie (AJCAP), a reçu, du début de ses activités en juin 2019 à janvier 2021, 207 dénonciations de tracasseries et de corruption sur les corridors routiers via son numéro vert. Au cours de la même période, le BPC a délivré 102 conseils juridiques et judiciaires, selon Ibrahim Sissoko, coordinateur régional de l’AJCAP. 24 cas de tracasseries ont été recensés au poste de contrôle de Hérémakono. Pour Bougouni, le BPC de Sikasso a enregistré 45 plaignants de corruption et 89 cas de tracasseries contre 12 cas de corruption dans le secteur de Kadiolo, 46 cas à Koutiala et 58 à Koury.

Cependant, toutes les dénonciations transmises au BPC ne donnent pas lieu à des poursuites devant les tribunaux. En effet, de nombreuses victimes ne jugent pas toujours nécessaire d’aller au bout des procédures entamées. Quelques cas de ce genre ont eu lieu à Hérémakono et Koutiala.

Selon le coordinateur de l’AJCAD à Sikasso, un chauffeur a été poignardé au pied par un collaborateur des Douaniers à Hérémakono. Sous la pression de son patron, explique Ibrahim Sissoko, le conducteur agressé a eu peur de porter plainte. «On ne peut pas l’obliger à porter plainte. On se limite à l’assister en lui donnant des conseils appropriés», ajoute-t-il.

Le 29 septembre 2020, un convoyeur de la compagnie Maïga Transport, Abderrahmane Maïga, qui s’est opposé à tout paiement d’argent sans quittance, a été agressé par deux agents au poste de Koutiala, note Amadou Tangara, animateur au Bureau de l’AJCAD de Koutiala. Mais suite à l’intervention de son père, il n’a pas voulu porter plainte, précise notre interlocuteur.

Le 10 octobre 2020, Fila Camara, un commerçant guinéen, a connu une mésaventure au poste de Koutiala. Il a payé 1. 000 FCFA sans raison valable. «Après avoir payé, il a demandé la quittance. Alors, les agents ont commencé à le frapper. Quand il a alerté le BPC, ses bourreaux ont paniqué et se sont agenouillés pour le supplier», raconte l’animateur au Bureau de l’AJCAD de Koutiala. Le ressortissant a finalement repris sa route, sans porter plainte.

Médiation contre restitution de paiements illégaux

«A Koutiala, nous travaillons beaucoup avec le commissaire, le commandant de la brigade de gendarmerie et le 1er substitut du Procureur de la République, Amadou Koné», souligne Tangara. Qui regrette que certains usagers privilégient la médiation en contrepartie de la restitution des fonds illégalement perçus.

Selon Yacouba Togola, Président de la Plateforme interrégionale de Sikasso pour la libre circulation des personnes et des biens, leurs cellules de veille travaillent sur beaucoup de cas au niveau des corridors, sans plainte, conformément à leurs missions de sensibilisation et d’information.

«Nous trouvons une solution au niveau de la police, de la gendarmerie ou de la douane. Nous luttons contre les tracasseries mais ce n’est pas facile», avance Sidiki Badian Doumbia, président de la branche locale de la Plateforme interrégionale à Koutiala.

A en croire un magistrat du tribunal de grande instance de Koutiala, le peu d’engouement des usagers victimes de tracasseries pour les plaintes s’explique par leur empressement à arriver à destination. «Imaginez la réaction des passagers si vous immobilisez un car pendant quelques jours pour des enquêtes», ajoute-t-il.

Malgré tout, il reste encore des usagers pour prendre leur courage à deux mains et saisir la justice pour coups et blessures volontaires suite à un refus de payer illégalement de l’argent ou pour perception illégale de fonds par le Conseil malien des transporteurs routiers (CMTR).

Le 27 octobre 2018, Alou Koné, chauffeur à la Compagnie Africa Tours Trans, a reçu des coups de poing du sergent-chef de police Yaya N. Doumbia au poste frontalier de Hérémakono. Avec le concours de la Plateforme de Sikasso, il porte plainte pour coups et blessures volontaires contre le policier. L’enquête est confiée à la Brigade territoriale de gendarmerie de Sikasso sise au quartier Sanoubougou, sur la route de Bobo-Dialasso. Après avoir auditionné le plaignant, un témoin et l’auteur présumé de l’agression, les enquêteurs ont transmis le dossier au procureur de la République près le Tribunal de Grande instance de Sikasso sous le PV n°10 du 15 janvier 2019.

«Coups et blessures volontaires»

Le fond de ce dossier parvenu entre les mains du procureur de la République de l’époque, Adama Fomba, devenu procureur général près de la Cour d’Appel de Mopti, comportait un procès-verbal de synthèse, un procès-verbal d’audition du présumé agresseur Alou Koné, un procès-verbal d’audition du témoin Amadou Touré et un procès d’audition de Yaya N. Doumbia. Curieusement, il n’y a aucune trace de ce PV dans le gros registre au cabinet du procureur de la République. Mais, les PV n°09 et 11 de la même unité d’enquête sont bel et bien visibles et lisibles. En fait, le procureur de la République n’a pas classé la plainte sans suite. Il ne l’a pas non plus enrôlée devant le tribunal correctionnel, n’a pas demandé l’ouverture d’une information judiciaire, ni procédé à une médiation pénale entre les différentes parties. Aucune orientation n’est ainsi donnée à l’affaire. En langage judiciaire, l’attitude de ce magistrat du Ministère public est assimilable à un étouffement du dossier.

Siaka Ousmane Coulibaly est vice-président de la Plateforme de Sikasso pour la libre circulation des personnes et des biens. Le 05 juillet 2020, il a saisi d’une plainte le procureur de la République près le tribunal d’Instance de Bougouni contre Moussa Samaké. Il accuse ce dernier, agent du Conseil malien des transporteurs routiers (CMTR), de perception illégale de fonds.

«Dans la nuit du 05/07/2020, deux véhicules de mes clients sénégalais transportaient de la patate douce chargés à Sikasso en direction du Sénégal via Bougouni-Bamako. Au poste de contrôle de Bougouni, aux environs de 22 heures, ils ont été immobilisés par l’agent CMTR jusqu’à 23 heures 30 minutes sous prétexte que tant qu’ils n’ont pas payé la somme de 10. 000 FCFA par véhicule, ils ne vont pas bouger et cela ne peut se faire sans la complicité des agents en charge du contrôle qui ordonnent la levée de la barrière en violation des dispositions de la Décision n°10-0189/MET-SG du 22 juillet 2010, autorisant la perception de redevance sur la lettre de voiture…. Cette pratique est illégale conformément aux textes de loi régissant la facilitation du commerce, du transit et du transport », peut-on lire dans la plainte enregistrée au  courrier «Arrivée» de la juridiction, le 09 juillet 2020 sous le N°947. «J’ai formulé ma plainte avec toutes mes preuves. J’ai été auditionné par le commissariat de police de Bougouni suite à un Soit-transmis du procureur de la République», déclare Siaka Ousmane Coulibaly, joint par téléphone.

La loi mise entre parenthèses

Les premières recherches effectuées au niveau du secrétariat du procureur n’ont pas permis, pour le moment, de tracer ce dossier qui a fait couler beaucoup d’encre et de salive. Le président de la Plateforme interrégionale de Sikasso se réjouit néanmoins d’un certain changement. «Depuis l’introduction de cette plainte, les usagers ne paient plus les tickets CMTR à Bougouni. Ce qui veut dire que la plainte a fait son effet».

Mamoutou Sidibé, chauffeur à la Compagnie Diarra Transport, est l’auteur d’une plainte datée du 16 octobre 2020 et dans laquelle il poursuit le gendarme Ibrahim Koné pour «coups et blessures volontaires et injures graves». C’est le juge de paix à compétence étendue de Yorosso qui a été saisi avec ampliations à la Légion de gendarmerie de Sikasso et au procureur de la République de Koutiala.

«Ayant trouvé à bord du véhicule 40 passagers, dont 32 avaient leurs documents de voyage et 8 autres qui en étaient dépourvus, les gendarmes du poste de contrôle de Koury ont exigé que ceux dont le document de voyage était valide paient 1000 FCFA et les autres  2000 FCFA», souligne Mamoutou Sidibé.

Il poursuit : « …Après avoir payé 1.000 FCFA, l’un des passagers qui avait remis sa carte d’identité nationale aux agents ne l’a pas récupérée. Lorsque le passager a porté les faits à ma connaissance, je suis intervenu auprès du chef de poste pour qu’ils cherchent la carte d’identité du passager. C’est ainsi que les deux agents m’ont agressé en me donnant des coups de pieds. Je suis tombé et malgré cela, ils continuaient à me donner des coups de pied dans le dos. Ils m’ont signifié que je les gênais dans leur travail et que je me considère au-dessus des autres et qu’il fera tout pour que je serve d’exemple à d’autres chauffeurs qui prennent la grosse tête soi-disant qu’ils luttent contre la corruption». Après le dépôt de cette plainte, le Commandant de la Légion de gendarmerie de Sikasso et l’un des parents du plaignant- qui est gendarme – ont mené une médiation. Celle-ci a abouti au retrait de la plainte contre le remboursement des frais d’ordonnance et la mutation de l’agent mis en cause. A en croire le Coordinateur de l’AJAC à Sikasso, Ibrahim Sissoko, «les interventions sociales constituent un handicap à l’aboutissement des plaintes et compliquent le travail ». Selon lui, une lutte efficace contre la corruption et les tracasseries sur les corridors est incompatible avec un système de médiation sociale qui met la loi entre parenthèses.

Chiaka Doumbia

Source : Le Challenger

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