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Russie: quelle stratégie en Afrique subsaharienne?

Depuis son retour sur le continent africain en 2014, la Russie affirme sa présence en Afrique subsaharienne en s’appuyant principalement sur le renforcement de sa coopération militaire officielle et officieuse par l’intervention de sociétés militaires privées pour atteindre ses objectifs géoéconomiques et politiques. Une stratégie qui questionne l’avenir d’un continent en pleine mutation. 

 

« Pour les dirigeants africains, souligner leur rapprochement avec la Russie est une façon de faire pression sur les pays occidentaux et de mettre en scène la diversification de leur politique étrangère ; mais il ne s’agit pas pour autant d’une tendance de fond appelée à s’inscrire dans le long terme », analyse Sergey Sukhankin, chercheur à la Jamestown Foundation et conseiller à Gulf State Analytics (Washington DC).

Quand l’URSS s’intéressa à l’Afrique

Les relations entre l’Afrique et l’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques) sont restées longtemps marginales. Elles se sont véritablement développées sous l’impulsion de Nikita Khrouchtchev (1958-1964) et de Léonid Brejnev (1964-1982) qui y ont vu une opportunité pour exporter l’idéologie du régime, en soutenant les luttes émancipatrices et en offrant un accompagnement aux nouvelles nations qui venaient de se libérer.

N’ayant jamais envisagé une expansion coloniale en Afrique et justifiant son engagement sur le continent par des principes d’internationalisme et de solidarité, l’Union soviétique va fortement s’impliquer sur le continent. Comme l’explique le chercheur Sergey Sukhankin dans le rapport de l’Ifri (Institut français des relations internationales) intitulé Sociétés militaires privées russes en Afrique subsaharienne: atouts, limites, conséquences : «—Durant cette période, la politique africaine de l’Union soviétique a atteint son apogée… en allouant des ressources considérables qui ont été consacrées à la coopération militaro-technique (livraison d’armes ; formation ; (ré)organisation des forces armées locales). Le soutien économique direct (prêts et crédits ; livraison de denrées alimentaires et de produits stratégiques ; aide aux grands projets d’infrastructures). L’assistance économique indirecte (formation d’experts/spécialistes civils africains)—». Un investissement qui amènera l’Union soviétique à former, avant 1991, près de 240 000 étudiants en Afrique et 60 000 Africains en Union soviétique, indique le journal Nezavisimaya Gazeta. Durant cette période, l’Union soviétique établira des bases en Guinée, en Angola, en Somalie et en Éthiopie. En Angola, d’après certaines estimations, entre 1975 et 1994, le nombre total de militaires russes a pu atteindre jusqu’à 11 000 hommes. Rien qu’au Soudan, d’après Global Security, l’Union soviétique livrera pour environ 150 millions de dollars d’armements, pour ne citer que ces quelques exemples. Mais comme le résume Sergey Sukhankin, «—ces efforts extrêmement coûteux n’ont guère permis d’engranger des dividendes économiques. Après l’effondrement de l’Union soviétique, l’Afrique a de facto disparu du champ de vision de la politique étrangère russe—».

Le retour de la Russie en Afrique

L’intérêt de la Russie pour le continent va renaître en 2006 avec une visite de Vladimir Poutine en Afrique du Sud. Comme le commente Sergey Sukhankin, «—le déplacement du président russe répondait à un ensemble de calculs géoéconomiques et géopolitiques, notamment liés au groupe informel des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), mais ne s’est cependant pas traduit pas des mesures concrètes significatives—». Ce voyage sera suivi en 2009 par une tournée présidentielle de Dmitri Medvedev en Égypte, au Nigeria, en Angola et en Namibie où il déclarera : «—Désormais, notre devoir est de rattraper tout ce qui a été perdu—». Cependant, c’est véritablement à partir de 2014 que ce rapprochement avec l’Afrique s’opère, indirectement suite à la crise en Ukraine.

L’annexion de la Crimée en 2014 par la Russie et la contre-offensive russe en Ukraine créent une crise profonde dans les relations russo-occidentales. La Russie cherche alors de nouveaux partenaires sur la scène internationale et se tourne vers l’Afrique. Arnault Ménatory explique dans une communication du Centre de ressources et d’information sur l’intelligence économique et stratégique qu’ «—alors que le mouvement de décolonisation du continent avait permis à l’URSS d’y implanter de solides relais en soutenant les mouvements de libération nationale, la Russie entend profiter des opportunités offertes par l’Afrique pour briser son isolement. Encerclée et handicapée par les sanctions occidentales, l’économie russe voit d’un très bon œil l’ouverture de marchés africains à ses exportations—».

Pour satisfaire ses objectifs géoéconomiques et politiques en Afrique subsaharienne, la Russie va réinvestir le continent de multiples manières, en affirmant dans son discours son adhésion aux principes de justice, de droit international, de respect des droits de l’homme et de la souveraineté des nations africaines par opposition, dit-elle, à l’Occident qui ne chercherait qu’à s’approprier les ressources de l’Afrique et à y renforcer sa sphère d’influence. Un retour qui veut s’inscrire dans la durée et dont le point d’orgue sera, en octobre 2019, le premier sommet de Sotchi où Vladimir Poutine rassemblera autour de lui une cinquantaine de chefs d’État et de gouvernement africains.

L’attraction pour la Russie en Afrique

La Russie dispose de plusieurs avantages compétitifs en Afrique qui séduisent, même si son implantation sur le continent est encore très limité et beaucoup moins importante qu’à l’époque de l’Union soviétique, et même si son modèle politique n’est pas le plus recherché comme le montre l’Afrobarometer, en indiquant que les Africains considèrent les modèles politiques américain (30 %) et chinois (24 %) comme les plus attractifs.

Au-delà de son positionnement comme un partenaire, qui a accompagné du temps de l’Union soviétique les peuples à se libérer de la domination coloniale et qui dénonce les postures occidentales, décrites comme prédatrices et donneuses de leçons, elle se présente aussi comme une alternative à la Chine, ressentie comme un nouveau dominateur. Ses prix sont moins onéreux que les équipements américains ou européens et la Russie peut apporter des technologies recherchées, en fournissant par exemple de la coopération dans le domaine du nucléaire à l’Algérie, au Nigeria, à la Zambie ou en lançant la construction d’une centrale nucléaire dans la région de Dabaa en Égypte. De plus, elle n’est pas perçue comme une pilleuse de matières premières, même si elle est très présente dans l’exploitation de minerais, de pétrole et de gaz. Son expertise est reconnue et ses entreprises comme Gazprom au Sahara, Rosneft en Afrique du Nord ou Lukoil au Nigeria et au Ghana sont très actives. Exportatrice de céréales en Égypte et de multiples autres services, c’est néanmoins surtout avec son volet sécuritaire qu’elle séduit.

La Russie pourvoyeuse de sécurité

Comme l’indique une étude russe citée dans le rapport de l’Ifri, «—la coopération sécuritaire est historiquement l’un des éléments les plus importants de la collaboration entre la Russie et les pays africains—». Entre 2014 et 2019, la Russie a signé dix-neuf accords de coopération militaro-technique avec des pays africains. Cette demande d’assistance sécuritaire est appelée à augmenter en fonction du développement des facteurs d’insécurité (terrorisme, insurrections, conflits…) et certains de ces accords passés notamment avec l’Angola, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Mali et la Mauritanie sont particulièrement préoccupants pour l’Occident, car, comme l’explique Sergey Sukhankin, ils visent à «—tirer parti de l’aide militaire octroyée pour obtenir en échange des droits miniers et des partenariats dans le domaine de l’énergie—».

Cette assistance, appelée en Russie «—l’exportation de sécurité—», est devenue un élément central de la politique étrangère russe en Afrique. Elle s’exprime d’abord par la vente d’armement où elle s’est positionnée entre 2014 et 2019, d’après le Sipri (Institut international de recherche sur la paix de Stockholm), comme le premier exportateur d’armes en direction de l’Afrique au travers principalement de sa société Rosoboronexport. Ces contrats d’armement attirent les faveurs des régimes également demandeurs d’assistance et la Russie y pourvoit en montant des programmes légaux de coopération (fourniture d’armes, formation, protection d’infrastructures…), et par l’intervention plus trouble de sociétés militaires privées (SMP). Des sociétés comme la SMP Wagner, très présente en Afrique, dont les actions ont l’avantage de laisser à Moscou la possibilité de nier une éventuelle implication du gouvernement. La puissance de l’armée russe, son expertise et sa solide réputation dans la lutte contre le terrorisme, forgée dans le Caucase du Nord et en Syrie, est particulièrement appréciée en Afrique et la Russie le fait valoir pour accroître et consolider sa présence sur le continent.

Un interventionnisme officiel et officieux

Pour se développer dans cette partie du monde et pour atteindre ses objectifs géopolitiques et économiques, la Russie a multiplié ses interventions via son vice-ministre des Affaires étrangères, Mikhaïl Bogdanov, envoyé spécial du président russe pour le Moyen-Orient et l’Afrique. Entre 2014 et 2019, celui-ci réalise plus de 50 déplacements en Afrique. Cette politique de Moscou est aussi menée officieusement par un homme d’affaires de Saint-Pétersbourg proche de Vladimir Poutine, Evgueni Prigojine. Un personnage très secret, présumé être à la tête de la SMP Wagner et connu pour être le grand acteur de «—l’usine à trolls—» de désinformation anti-occidentale particulièrement importante sur le continent. Ces dispositifs sont mis à contribution notamment pour influencer les élections dans certains pays, comme par exemple en finançant à Madagascar la campagne présidentielle de plusieurs candidats comme le révélait une enquête de la BBC [ https://www.bbc.com/news/av/world-africa-47830161], en soutenant, via son ambassade en Guinée, le président Alpha Condé pour l’obtention de son troisième mandat, ou de manière plus visible en livrant une vingtaine de véhicules blindés légers (VBL) de reconnaissance au gouvernement centrafricain (10 ont été livrés en urgence le 14 octobre, les autres seront livrés en décembre) pour «—contrôler—» les révoltes de rue qui pourraient avoir lieu dans la perspective de l’échéance électorale du 27 décembre 2020, ainsi que d’autres services rendus en échange notamment (comme c’est le cas dans d’autres pays) de permis miniers octroyés à des sociétés russes associées à Evgueni Prigojine.

Une politique à double facette portée par le ministre Mikhaïl Bogdanov, mais aussi par Evgueni Prigojine qui participe vraisemblablement d’une même stratégie car, comme le souligne Sergey Sukhankin, «—même s’il est difficile de déterminer le degré de proximité exact entre les deux hommes, de nombreuses sources crédibles ont fait état de l’existence de ces liens—».

De la Centrafrique au Sahel ?

Cette offensive russe en Afrique se poursuit dans de nombreux pays où elle n’était pas historiquement le principal partenaire. Le cas de la République centrafricaine (RCA) est en ce sens emblématique et pourrait être annonciateur d’autres initiatives comme actuellement au Sahel.

Ni l’URSS, ni la Russie n’ont jamais manifesté d’intérêt particulier pour la RCA, ni même depuis la guerre civile qui s’y est développée depuis 2012. C’est à l’occasion du Forum économique de Saint-Pétersbourg en juin 2017 que des liens se sont construits entre la Russie et le président de la RCA, Faustin-Archange Touadéra, venu demander de l’aide. Cette rencontre se traduira en 2017 par une levée de l’embargo sur les armes (résolution de l’ONU 2127) et par un premier envoi d’armes et de 170 instructeurs militaires. Une assistance qui s’est considérablement renforcée par la suite avec la nomination officielle d’un ancien du renseignement russe, Valery Zakharov (proche de Prigojine) auprès de Touadéra, au grand dam des Français. Aujourd’hui, on estime qu’un millier d’hommes, en majorité membre de la SMP Wagner, sont déployés en RCA. La coopération militaire ne cesse de monter en puissance et le gouvernement vient de recevoir sa première livraison de 10 blindés russes (voir chapitre précédant).  Une situation qui a amené Viatcheslav Tetekine, expert conservateur russe et membre du comité de défense de la Douma, à annoncer que «—la Russie a, de facto, exclu la France du jeu centrafricain […]. Désormais, ce sont la Russie et la Chine qui jouent les premiers rôles—».

Pour Sergey Sukhanki, les ressources minières ne sont pas la principale motivation : l’investissement de la Russie en Afrique centrale peut lui permettre d’étendre son influence dans le reste de la région et de poursuivre son déploiement en Afrique. «—Les agissements de la Russie en général et celles de ses SMP en particulier en Afrique subsaharienne pourraient entraîner de graves dommages collatéraux. L’affaiblissement progressif des acteurs européens et des États-Unis, les actions de la Russie visant à marginaliser les pays occidentaux, y compris la France, ouvrent la voie à une plus grande emprise de pays tiers sur la région—». Les discussions entreprises avec le Tchad, les accords de coopération militaire avec le Mali, alors que la présence militaire française au Mali est remise en question par une partie de la population qui manifeste dans la rue son soutien à la Russie et l’arrivée probable de mercenaires russes dans la zone sahélo-sahélienne marquent peut-être le début d’une nouvelle zone d’expansion.

Le Kremlin continue son déploiement sur le continent. Cependant, note Sergey Sukhanki, «—la Russie n’a pas de stratégie africaine globale (elle cherche essentiellement à saisir les occasions qui se présentent dans certains pays), ce qui signifie qu’à long terme, elle ne sera pas en mesure d’enregistrer des avancées décisives sur le continent… À ce stade, le retour de la Russie en Afrique, particulièrement prononcé après 2014, apparaît comme une réaction [à la présence d’autres puissances] plutôt que comme la manifestation d’une stratégie globale tournée vers l’avenir—». Une présence qu’il faut néanmoins prendre au sérieux, conclut Sergey Sukhanki.

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