Dans un entretien au « Monde », Nasser Bourita, chef de la diplomatie du royaume, revient sur la Libye, le Sahara occidental et les migrations.
De passage à Paris, mercredi 31 octobre, où il a rencontré son homologue Jean-Yves Le Drian, le ministre marocain des affaires étrangères, Nasser Bourita, revient sur plusieurs échéances à venir de l’agenda international : le sommet sur la Libye à Palerme les 12 et 13 novembre, les discussions avec l’Union européenne (UE) sur le contrôle des migrations et la relance des négociations sur le Sahara occidental, prévue début décembre à Genève.
Vous vous êtes entretenu avec Jean-Yves Le Drian à la Celle-Saint-Cloud. Quel était l’objectif de cette rencontre ?
Nasser Bourita Nous devions préparer plusieurs échéances bilatérales, notamment une visite prochaine du président de la République, Emmanuel Macron, au Maroc, qui aura lieu dans le courant du mois. Mais aussi une importante réunion sur la Libye prévue dans une dizaine de jours en Italie. Une réunion qui s’inscrit dans le prolongement de l’accord de Paris [en mai, les quatre principaux acteurs de la crise libyenne s’étaient notamment engagés sur la tenue d’élections en décembre] mais qui doit prévoir des ajustements tenant compte des évolutions intervenues depuis.
Nous pensons que la dimension sécuritaire du problème devrait recevoir la même attention que le processus politique. On peut fixer toutes les échéances électorales que l’on veut, si on ne prépare pas le terrain, notamment en termes sécuritaires, cela s’avérera contre-productif. Comme en août à Tripoli, où la perspective d’une élection a excité les différentes milices, chacune voulant renforcer ses positions. Le principal objectif est alors devenu l’obtention d’un cessez-le-feu plutôt qu’un travail sur le processus politique.
Cet épisode montre bien qu’un élément clé des accords de Skhirat [accords de paix interlibyens signés au Maroc en décembre 2015], à savoir l’article 34 sur les arrangements sécuritaires, n’a jamais reçu l’attention nécessaire de la part de la communauté internationale. Ces accords ne portaient pas seulement sur une transition politique. Il s’agissait aussi de passer d’un pays contrôlé par les milices à la constitution d’une police nationale libyenne professionnelle. C’est fondamental. J’ai vu Ghassan Salamé, l’envoyé spécial de l’ONU en Libye, il y a quelques jours à Rabat, et nous avons longuement échangé là-dessus, à savoir : comment faire de la réunion de Palerme une étape concrète pour la préparation d’un contexte favorable à la tenue d’élections en Libye. Cela veut dire, par exemple, renforcer les structures chargées de superviser le cessez-le-feu, veiller à ce que les infrastructures importantes de l’Etat, comme l’aéroport, sortent des mains des milices pour être confiées à une police nationale, mais aussi assurer la formation d’une telle police dont l’allégeance irait à la Libye tout entière. Sans cela, le processus politique restera vain.
Enfin, nous avons évoqué le sommet sur la Méditerranée qui se tiendra en juin 2019 à Marseille, et que le Maroc considère comme un moment important. Les sujets sur cette zone sont en effet très nombreux, mais il existe peu d’espaces pour en discuter.
L’un de ces sujets est celui des migrations. Depuis cet été, des milliers de ressortissants subsahariens ont été arrêtés au Maroc et déplacés de force dans le sud du pays. Pourquoi un tel durcissement de votre politique migratoire ?
Dès le départ, la politique migratoire du Maroc a reposé sur trois piliers : la solidarité, la responsabilité et la coopération internationale. Nous avons lancé en 2013 un large processus de régularisations. Alors qu’en Europe les gouvernements se renvoient la balle en se disant « J’en ai pris 100, tu dois en prendre 300 », nous, un pays en développement, avons traité 50 000 demandes de régularisation en trois ans, dont 90 % ont été satisfaites.
S’agissant de ceux qui ne veulent pas rester, nous avons prévenu dès le début : nous n’accepterons pas que le Maroc devienne une plate-forme pour des actions illégales. Cet été, la situation dans le nord était devenue inacceptable. A Cassiago [la forêt proche de l’enclave espagnole de Ceuta] et à Nador [ville marocaine voisine de l’enclave de Melilla], la mainmise de réseaux de trafiquants a débouché sur des attaques contre les forces de l’ordre et des violences sur les migrants eux-mêmes. La décision du gouvernement italien de fermer le pays aux arrivées depuis la Libye a poussé les réseaux de passeurs à se redéployer vers la route Maroc-Espagne. Nous nous devions de prendre nos responsabilités vis-à-vis de nos citoyens et des migrants. Nous l’avons fait en associant les ambassades des pays d’origine de ces derniers, qui ont elles-mêmes mené des opérations d’identification de leurs ressortissants.
Le troisième pilier de notre politique est la coopération internationale : ce que fait le Maroc au sein de l’Union africaine, ou l’accueil à Marrakech de la Conférence internationale sur la migration sous l’égide de l’ONU, les 10 et 11 décembre.
Ce n’est pas la première fois que des opérations de déplacement de migrants sont menées, mais elles ne l’avaient jamais été de façon aussi massive et brutale, comme l’attestent ceux qui travaillent sur le sujet, médias ou ONG. Des migrants ont été arrêtés jusque dans leur domicile.
On généralise sur la base de témoignages individuels. Nous avons éloigné ces gens du nord du pays pour des raisons évidentes : leur objectif était de partir, de prendre la mer, au risque de perdre la vie comme beaucoup d’autres avant eux. En outre, certains pays et médias font en sorte de se focaliser sur les pays de transit en les accusant de mal gérer, de ne pas faire leur travail. Le Maroc a agi en partenaire responsable de l’Europe et n’a pas de leçons à recevoir.
A combien s’élève l’aide financière de l’UE au Maroc pour le contrôle des frontières ?
Une offre a été avancée par l’Europe – autour de 140 millions d’euros –, mais ce sont les premières discussions. On est toutefois bien loin de ce qui a été exigé par certains pays. Le Maroc n’est pas dans une politique de chantage, du type « Je suis votre gendarme, combien vous me payez ? ». Il a sa propre politique migratoire et entend y être fidèle. Nous pensons que les pays de transit ne doivent pas être au cœur de la politique. Il faut que tous les pays d’origine, de transit, de destination assument leurs responsabilités. Le fait de donner de l’argent relève de la même logique que l’idée d’installer des centres. Ce sont de fausses bonnes idées qui créeront plus de problèmes qu’elles n’en régleront.
Qu’attendez-vous de l’UE ?
Une approche migratoire cohérente. Aujourd’hui, il y a presque autant de politiques migratoires que de pays. Il n’y a qu’à voir les débats au sein du Conseil européen. Le seul moment où l’UE est cohérente, c’est pour mettre la pression sur les pays de transit. Ce n’est pas comme ça que l’on trouvera des solutions. La migration doit être prise pour ce qu’elle est, à savoir un phénomène naturel. Il y a 256 millions de migrants dans le monde (3 % de la population mondiale), dont 36 millions d’Africains. A 80 %, ces migrants africains restent sur le continent. Il reste donc 7 millions de personnes qui quittent l’Afrique pour le reste du monde, dont 1,5 million de façon irrégulière. A l’arrivée, 0,5 % de la migration mondiale est africaine et illégale. Voilà de quoi nous parlons. Or, quand on écoute les discours politiques en Europe, quand on regarde certains reportages, on présente cela comme une invasion de l’Europe par l’Afrique. Si on ramenait le problème à sa dimension réelle, le débat serait plus serein et efficace.
Autre sujet d’actualité pour la diplomatie marocaine : le Sahara occidental. Le mandat de la Minurso vient d’être renouvelé pour six mois, et non pour un an, par le Conseil de sécurité de l’ONU. Et des discussions directes, les premières depuis 2012, doivent se tenir en décembre à Genève. Qu’en attendez-vous ?
Le débat sur la durée du renouvellement est un faux débat. Ce n’est pas la durée qui est importante, mais le processus politique qui est indépendant de l’opération de maintien de la paix. Nous attendons des discussions de décembre qu’elles soient différentes des précédentes sur le format : qu’il n’y ait pas de distinction entre les participants, que chacun des acteurs – Maroc, Front Polisario, Algérie, Mauritanie – soit mis sur le même plan que les autres.
Différentes, aussi, sur l’ordre du jour : qu’il y ait plus de réalisme et de compromis, moins de rhétorique. Certaines choses ne sont pas négociables pour le Maroc, à savoir toute solution qui remettrait en cause l’intégrité territoriale du royaume ou qui prévoirait une option référendaire.
Propos recueillis par Charlotte Bozonnet
LE MONDE Le 02.11.2018 à 11h49 • Mis à jour le 02.11.2018 à 19h28