La famille de Sadou Yehia, un villageois malien assassiné par des djihadistes le 8 février 2020, accuse France 24, très regardée dans la région, d’être responsable de sa mort. Dans un reportage de la chaine suivant des militaires français, le visage de cet homme évoquant le racket que subisse les éleveurs n’avait pas été flouté. Pourtant, le danger qu’encourent les personnes qui collaborent — ou simplement discutent — avec les forces de l’opération Barkhane est connu de longue date au Mali.
Le 12 décembre 2019, un habitant du village de Léléhoy situé dans le Liptako-Gourma nommé Sadou Yehia a accordé une interview aux reporters de France 24 qui couvraient une opération de l’armée française dans cette région en partie contrôlée par l’État islamique au Grand Sahara (EIGS). Le reportage de 6’39 a été diffusé le 13 janvier 2020 par la chaîne française, très regardée en Afrique de l’Ouest. Bien qu’erroné, le nom de « Sadou Yaya » est mentionné, tandis que l’homme, parfaitement reconnaissable, dénonce à visage découvert l’emprise des djihadistes et notamment les taxes qu’ils imposent aux éleveurs. « Le coin d’eau où les animaux abreuvent, c’est là-bas, ils font toute la journée là-bas […] Toute la zone est occupée, même si tu vas ailleurs, l’autre va te trouver et tu vas payer », dit-il. Quelques secondes plus tôt, on le voit assis sur une natte à côté d’autres habitants du village, également reconnaissables, en train de discuter avec des soldats français.
Trois semaines après la diffusion du reportage, le 8 février, Sadou Yehia a été assassiné dans son village.
Selon un membre de sa famille cité par Arrêts sur images, il aurait été enlevé par trois individus armés le 5 février. « Ils ont tabassé un habitant qu’ils ont laissé pour mort, ensuite ils ont attaché et emmené mon oncle de force sur une de leurs motos », raconte un de ses neveux. Trois jours plus tard, « les terroristes » sont revenus dans le village, ils « ont jeté [son] oncle à terre et l’ont abattu de deux balles, l’une au milieu de la poitrine et l’autre à l’aisselle », ajoute-t-il. Selon lui, les djihadistes seraient revenus encore une fois le lendemain. « Ils ont menacé tout le village et lancé un ultimatum, demandant à tous les habitants de déguerpir dans un mois. C’est la sanction pour avoir collaboré avec Barkhane ». Depuis, plusieurs sources affirment que la plupart des habitants du village ont fui.
« L’ANONYMISATION EST ILLUSOIRE »
Pour la famille de Sadou Yehia, il ne fait aucun doute que ce dernier a été assassiné à cause du reportage de France 24. Sur les réseaux sociaux, de nombreux internautes, parmi lesquels des journalistes, des chercheurs et des habitants de la zone, ont également pointé du doigt la responsabilité de la chaîne. Dans un communiqué publié le 12 février, France 24 réfute l’accusation. « Les délais importants entre le tournage, la diffusion et l’assassinat montrent le caractère spéculatif de ce qui est présenté hâtivement par des commentateurs comme une causalité certaine », précise-t-elle. Et d’ajouter, non sans morgue : « Dans une zone où les terroristes savent tout et sur tous, sans délai, de la présence des militaires dans les villages à l’identité des habitants qui leur parlent, rien ne permet d’affirmer que le floutage de Sadou Yehia lui aurait garanti une quelconque sécurité. Dans ce contexte, l’anonymisation est illusoire ».
Certes, dans cette région, les djihadistes n’ont pas besoin de regarder la télévision pour savoir qui fait quoi, et qui parle à qui. Ils disposent d’informateurs dans la plupart des villages et savent en temps réel où se trouvent les soldats français lorsqu’ils mènent une opération. Pour autant, la chaîne devait-elle s’affranchir des précautions d’usage — floutage du visage et anonymisation —, employées dans la plupart des reportages embedded (embarqués) avec l’armée française, et généralisées depuis plusieurs années pour les soldats français, dont on ne cite en général que le grade et le prénom ? Ainsi, dans le reportage en question, on voit notamment le « sergent John », le « capitaine Julien » et le « capitaine Romain », seul le deuxième témoignant à visage découvert. Nombre de journalistes et de chercheurs spécialistes de la zone se sont étonnés de voir un témoin ainsi exposé par la chaîne : le danger qu’encourent les personnes qui parlent aux soldats de l’opération Barkhane est en effet connu de longue date au Mali.
En novembre 2016, Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) avait diffusé une vidéo glaçante intitulée « Traîtres 2 ». Devant la caméra, deux hommes vivant dans la région de Tombouctou avouaient avoir « collaboré » avec l’armée française avant d’être froidement exécutés. Le premier, Mohamed Ould Boyhi, y racontait comment il avait été approché par un officier français, un certain « Guillaume », dès le début de l’opération Serval, lancée en janvier 2013, et indiquait avoir été payé par la France pour recruter des informateurs. Le second, Houssein Ould Bady, admettait quant à lui avoir donné des informations aux militaires français qui leur auraient permis de trouver des caches d’armes et d’éliminer des combattants djihadistes.
Par la suite, ces deux hommes, dans un acte de repentance que l’on imagine contraint, enjoignaient les habitants de la zone à ne pas commettre les mêmes « erreurs ». Puis, devant un parterre de villageois immobiles, dans un paysage désertique, ils étaient passés par les armes.
Cette vidéo visait tous ceux qui, au Mali, étaient alors tentés d’informer les ennemis des djihadistes : la France, mais aussi la mission des Nations unies au Mali (Minusma) et les Forces armées maliennes (Fama). Une première vidéo du même type, intitulée « Traîtres », avait déjà été diffusée en décembre 2015. On y voyait deux Maliens et un Mauritanien être exécutés pour avoir, eux aussi, collaboré avec la France.
« EMPÊCHER TOUTE COLLABORATION AVEC LES FORCES ÉTRANGÈRES »
Dans la région de Tombouctou, la vidéo a fait son effet. « C’est comme ça que la peur s’installe, expliquait à l’époque un notable de la zone. Au début, on n’y prêtait pas attention. Mais les exécutions se sont multipliées. Et chacune d’entre elles est suivie d’un communiqué, d’une vidéo ou d’un tract. Le but recherché est clair : empêcher toute collaboration avec les forces étrangères. Les gens ont de plus en plus peur de parler aux soldats français ou aux Casques bleus, surtout dans les villages reculés ».
Le phénomène, depuis, s’est propagé à d’autres régions, et concerne aussi bien ceux qui aident l’armée française que ceux qui collaborent avec l’armée malienne dans le centre du Mali notamment, les Casques bleus, ou encore l’armée burkinabé dans le nord du Burkina Faso et l’armée nigérienne dans l’ouest du Niger. Au fil des mois, la liste des hommes tués par les djihadistes pour avoir donné des informations aux forces de sécurité, ou simplement pour leur avoir parlé lorsqu’ils passaient dans leur village n’a cessé de s’allonger.
« LES DJIHADISTES DISPOSENT DE MOUCHARDS »
Rien qu’au Mali, la Minusma en dénombre plusieurs dizaines — et encore, elle ne les recense pas tous. « Les djihadistes sont très bien informés, constate un Touareg qui a lui-même collaboré avec la France et a appartenu à l’unité antiterroriste du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Ils disposent de mouchards dans tous les villages des zones où ils se trouvent. Ceux-ci les informent de tout ce qui se passe, et de tout ce qui se dit. Si un notable se montre trop critique envers les djihadistes sur la place publique, ils le dénoncent. Si un homme parle aux Français quand ils arrivent sur place, ils le dénoncent. Il est très difficile d’échapper à leur emprise ».
Selon la mission onusienne, l’une des premières tentatives d’assassinat pour « collaboration » à avoir été répertoriée au Mali remonte au mois de mars 2014, soit à peine un peu plus d’un an après le déclenchement de l’opération Serval : à Kidal, deux hommes armés avaient ouvert le feu sur un responsable militaire du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) qui collaborait avec les Français.
Deux mois plus tard, dans la même ville, Sidati Ag Baye, un sexagénaire connu pour être un informateur du MNLA et des Français, était tué chez lui par deux hommes venus à moto. Puis, en septembre de la même année, un Touareg accusé d’être un indicateur des Français avait été enlevé devant son domicile, à Zouera, dans la région de Tombouctou, avant d’être décapité par des éléments d’Aqmi. En octobre 2015, c’est Abdallah Ag Mohamed dit Kanou, le chef de la sécurité de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA), une coalition qui regroupe plusieurs groupes armés, dont le MNLA, qui a été abattu dans la ville de Ber. D’autres seront tués en pleine rue d’une balle dans la tête, ou enlevés et exécutés quelques jours plus tard, sous les yeux des villageois ou à l’abri des regards. À chaque fois, les djihadistes se débrouillent pour faire passer le message : « tout homme qui aide nos ennemis le paiera de sa vie ».
« LA FRANCE REFUSAIT DE NOUS PROTÉGER »
Parmi ces victimes, certaines étaient des informateurs rémunérés par la France. Dès le déclenchement de l’opération Serval, l’armée, mais aussi la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la Direction du renseignement militaire (DRM) ont cherché à recruter des hommes pouvant les aider à traquer les djihadistes. « Quand les soldats français arrivent dans les campements ou sur le marché hebdomadaire des villes, ils demandent aux gens de venir vers eux pour leur donner des informations sur les terroristes, expliquait en 2016 un notable du nord du Mali installé à Bamako. Ils distribuent leur contact aux gens ». Et ils leur promettent de l’argent.
C’est ainsi qu’a été recruté Mohamed Ould Boyhi, l’homme de la vidéo diffusée par Aqmi. « Il y a deux à trois ans, racontait une de ses proches en 2016, Mohamed a été contacté par un gendarme malien qui l’a présenté à des Français. Il a reçu une somme initiale de 2 millions de F CFA [3 000 euros] et un téléphone satellitaire Thuraya ». En plus de cela, on lui aurait promis de l’argent à chacune de ses informations, mais aussi la possibilité de faire libérer des proches si jamais ils étaient arrêtés.
D’autres, parmi les victimes, étaient des combattants du MNLA qui menaient des opérations conjointes avec les forces françaises. L’un d’eux, qui était en lien direct avec des agents de la DGSE à partir de 2014, dit avoir perdu sept de ses camarades de cette manière. « Ils ont tous été tués un à un par les djihadistes pour avoir travaillé avec la France. Moi-même j’ai été menacé. J’ai préféré laisser tomber car la France refusait de nous protéger. Plusieurs fois, nous aurions eu besoin d’aide ou de protection, mais jamais elle n’a répondu à nos appels », constate-t-il, amer. Comme lui, la plupart des éléments de son unité antiterroriste ont décidé de raccrocher.
« ILS SAVENT TOUT CE QU’IL SE PASSE ICI »
Certains comme Sadou Yehia n’étaient que des notables de village qui, lorsqu’une colonne de l’armée française arrivait, acceptaient en dépit des risques de recevoir les militaires, de discuter avec eux, et, parfois, de leur donner des renseignements. Dans plusieurs villages du Gourma et du Liptako, deux zones où l’armée française a multiplié les opérations ces derniers mois, les djihadistes ont ainsi régulièrement fait irruption quelques jours après le passage des Français pour enlever ou tuer ceux qui leur avaient parlé, et pour menacer les autres villageois. « Ils nous ont dit que quand les Français reviendront, il ne faudra pas leur parler, que s’ils nous voient leur parler, ils nous tueront. Ils nous ont dit aussi qu’ils savent tout ce qui se passe ici », raconte le notable d’un village du Gourma. « On sait que les Français ne viennent pas pour nous faire du mal, poursuit-il. Mais c’est pourtant ce qu’ils font indirectement, car ils ne restent chez nous que quelques jours, ou quelques heures seulement, et lorsqu’ils repartent, les djihadistes reviennent et s’en prennent à tous ceux qui leur ont parlé ».
L’absence de protection des « collaborateurs » — civils ou combattants, réguliers ou occasionnels — de l’armée française et des villageois qu’elle approche sur le terrain est depuis longtemps dénoncée par les familles de ceux qui ont été ciblés par les djihadistes. Certaines se plaignent de n’avoir reçu aucune aide de la France. Une source au quartier général de Barkhane situé à N’Djamena assure que des mesures ont été prises en ce qui concerne les traducteurs qui accompagnent les soldats sur le terrain : leur visage est systématiquement caché. Un gradé de l’armée ajoute que des efforts ont été entrepris pour limiter les représailles1. Mais ils sont de toute évidence insuffisants.
Le sujet de France 24 mis en cause par la famille de Sadou Yehia montre, comme nombre de reportages embedded diffusés ces dernières années, à quel point les interlocuteurs de Barkhane dans les villages reculés sont exposés. Lorsqu’ils arrivent à Léléhoy, présenté par le journaliste comme une possible « plaque tournante logistique des bandes terroristes », les Français ne font preuve d’aucune discrétion : leur discussion avec les doyens du village a lieu dehors, à l’ombre d’un arbre, et n’importe qui peut y assister. Il est ainsi aisé de savoir qui parle et d’entendre ce qui est dit. « La moindre des choses, dans un contexte comme celui-ci, est de trouver un lieu discret et de discuter avec chaque interlocuteur sans témoin. Ce sont des règles de base », précise un militant des droits humains habitué à procéder de la sorte au Niger.
En conclusion de son reportage, le journaliste de France 24 prend d’ailleurs soin d’expliquer que les villageois « se sont exposés à de potentielles représailles des djihadistes en partageant des informations avec la force Barkhane »…
Source: orientxxi