“Je jure devant Dieu et le Peuple Malien de préserver en toute fidélité le régime républicain, de respecter et de faire respecter la Constitution et la loi, de remplir mes fonctions dans l’intérêt supérieur du peuple, de préserver les acquis démocratiques, de garantir l’unité nationale, l’indépendance de la patrie et l’intégrité du territoire national. Je m’engage solennellement et sur l’honneur à mettre tout en en œuvre pour la réalisation de l’unité nationale“. C’est le serment que prononce le président devant la Cour Suprême avant d’entrer en fonction (Article 37 de la Constitution malienne).
La Constitution est par conséquent notre bien et notre garantie démocratiques qui organise les pouvoirs publics (gouvernement, administration…) et dont l’impartialité et le respect sont garantis par le président de la République. Or, de plus en plus, ce bien et cette garantie démocratiques sont confisqués par un fantôme : la confusion des pouvoirs. Dans le livre, Le Mali rêvé (Amara : 2015), une de mes analyses portait sur la confusion des pouvoirs politique, religieux, militaire et traditionnel. Il ne s’agit pas de me dresser contre le religieux, le militaire, le politique ou le chef traditionnel, car chacun dans sa sphère est utile pour la cohésion sociale, la stabilité et la transformation d’une nation, s’il respecte sa place et joue son rôle. Mais plutôt de souligner le mélange de registre entre ces différents pouvoirs dont un des effets immédiats est le désordre : liberté d’expression empêchée, rejet de l’État de droit, et servitude du citoyen. Cette confusion des pouvoirs phosphore sur un déficit de démocratie et une recrudescence des conflits dans le Sahel (narcoterrorisme, rébellion…). Elle rappelle aussi le film, Il va pleuvoir sur Conakry, du Guinéen Cheick Fantamady Camara, 2007.
Au lieu de s’acheminer vers une forme républicaine et laïque de l’État acceptée par tous, la Constitution malienne risque de faire place à un marais trouble et sans fond. Sachant que la République, c’est avant tout l’exercice de la souveraineté par des personnes élues par le peuple, mais non pas des héréditaires. Elle tire sa force dans la laïcité, qui est loin d’être la négation du fait religieux, mais plutôt cette neutralité institutionnelle et indépendante vis-à-vis des Eglises, des Mosquées ou des Synagogues. L’histoire récente du Mali montre que l’esprit laïc et républicain de l’Etat a été malmené par les pouvoirs religieux et militaire, obligeant les chefs de l’exécutif à faire machine arrière. En 2009, Amadou Toumani Touré, alias ATT, a reculé devant la pression du Haut Conseil Islamique dans le cadre de la réforme du code de la famille et des personnes. C’était une première saignée démocratique. Les Maliens subissent en effet une forte influence du pouvoir religieux (musulmans et catholiques), qui a même tendance à se substituer au pouvoir traditionnel (chef de village, coutumier, patriarche). En 2018, Ibrahim Boubacar Keita, autrement IBK, a également reculé devant la pression du pouvoir religieux à propos du projet d’éducation à la sexualité. Une deuxième saignée démocratique. En 2012, Amadou Haya Sanogo renverse le président ATT par coup d’État. Ce putsch illustre la concurrence entre les pouvoirs militaires et politiques pour avoir la mainmise sur les richesses du pays. Le pouvoir traditionnel, une sphère d’influence importante, particulièrement en zone rurale, est courtisé et bichonné par les politiques. Ainsi lors des dernières élections législatives, la plupart des candidats aux législatives doivent leur élection au soutien des chefs de village.
Les dinosaures de la politique malienne l’ont compris. A un an du premier tour, certains candidats scellent des accords avec les chefs de village pour s’assurer de leur vote. Malheureusement passent à la trappe des sujets importants comme le vol de bétail, la mainmise sur les ressources locales (terre) ou la criminalité (trafic de drogue, banditisme…) rendant le quotidien des Maliens précaire et incertain. Le pouvoir traditionnel est de plus en plus instrumentalisé. De façon générale, le pouvoir politique pêche par ses rapports ambigus avec le religieux, le militaire et le traditionnel. Ces ambigüités se nichent dans les soutiens ou les nominations. Par exemple, un ministère des Affaires religieuses et du Culte, en plus du ministère de l’Intérieur et de la Sécurité, n’apporte pas une plus-value, si ce n’est des chevauchements institutionnels, voire de la confusion.
Le pouvoir politique utilise la religion comme levier d’apaisement. Alors qu’il est censé incarner l’esprit démocratique. Un dernier exemple frappant est l’appel au rassemblement ce vendredi, 5 juin 2020 à Bamako, de plusieurs mouvements associatifs et politiques dont le Front de Sauvegarde de la Démocratie (FSD) et le Mouvement Espoir Mali Koura (EMK) sous la bannière de la Coordination des Mouvements, Associations et Sympathisants de l’imam Mahmoud Dicko (CMAS). Dans leur communiqué du 1er juin 2020, un des objectifs de ce rassemblement est de susciter un “sursaut national” : démission du président de la République, Ibrahim Boubacar Keita, à trois ans de la fin de son deuxième et dernier mandat. Certes, la liberté de manifester est inscrite dans l’article 5 de la Constitution, mais le pouvoir politique continue de fricoter et de maintenir les ambiguïtés avec le pouvoir religieux comme il le fait avec les pouvoirs militaire et traditionnel. C’est le talon d’Achille de notre démocratie. Aux calendes grecques, l’esprit de la Constitution de 1992 ! Or, il faut une volonté politique forte pour résister aux tentatives de récupération religieuse faute de quoi l’État malien continuera à sombrer : absence de développement des services sociaux de base, tentative migratoire de la jeune génération, conflits de valeurs entre le politique, le militaire, le traditionnel et le religieux. Mais la vraie supercherie, c’est que l’existence même de ces conflits de valeurs est niée par ces pouvoirs, profitant de l’abandon de l’espace démocratique. Au point que la capacité d’influence du religieux est sans équivoque. Entre le FSD, porté par Choguel Kokala Maïga (ancien ministre de l’Economie numérique, de l’Information et de la Communication d’IBK), l’EMK, dirigé par Cheick Oumar Sissoko (cinéaste et ancien ministre de la Culture sous ATT) et la CMAS de l’imam Mahmoud Dicko (ancien président du Haut Conseil islamique du Mali), il y a bien un glissement. D’autant plus que face à eux, le populisme menace. Les angoisses de la Covid-19 (spectre de la crise économique) et la crise sécuritaire sont un terreau fertile pour un scénario à l’Egyptienne. Il est temps de réfléchir et d’agir sur les risques de désordre pour éviter que de telles confusions deviennent permanentes, car : “On peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s’a seoir dessus”, écrit Yuval Noah Harari dans son livre, Sapiens : Une brève histoire de l’humanité.
Mohamed Aamara
Sociologue-Essayiste
Mali Tribune