Ce fut un de ces «Eurêka moments », expression anglaise surtout usitée aux États Unis et qui n’a pas vraiment d’équivalent en français pour décrire l’instant où vous avez la confirmation de la véracité de vos intuitions, où tout soudain devient si clair que vous pourriez presque pousser en frétillant, le fameux cri – Eurêka, (j’ai trouvé )- attribué à Archimede lors de sa découverte du théorème éponyme sur la force que subit un corps plongé dans un liquide.
Le fouineur impénitent sur Internet que je suis, venait de tomber sur « Rebuilding Mali’s army: the dissonant relationship between Mali and its international partners » (la reconstruction de l’armée malienne: la relation conflictuelle entre le Mali et ses partenaires internationaux) par Denis M. Tull, chercheur Allemand à l’NSERM, l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire en France. J’ai trouvé cet article si éclairant que pour une fois, au lieu de garder ses conclusions pour moi et le carré d’amis survivants du grin Kassogué/Savané de la rue Nelson Mandela au quartier de l’hippodrome, ou mes compagnons de sport matinal du parc du Mali, j’ai choisi de les partager avec le plus grand nombre possible.
La conclusion principale de Denis Tull est que … « le soutien extérieur fourni à l’armée malienne en termes de formation, de conseils et d’équipements, n’a eu jusqu’à présent qu’un impact limité sur les performances des FAMA et sur la situation sécuritaire en général. » Beaucoup diront, et sans doute avec quelque raison, qu’après Djabali, Kolongo, Dioura, et maintenant Guiré, il enfonce là, des portes ouvertes.
Peut-être ; sauf qu’il est a priori neutre en tant que chercheur et qu’il est parvenu à ces conclusions, non de façon empirique, mais au bout de quatre séjours de recherches au Mali entre 2016 et 2018, de 140 interviews au Mali et en Europe de personnes travaillant dans le secteur de la sécurité dont 32 Maliens parmi lesquels 1 général, 7 colonels, 2 lieutenant-colonels. Il s’est aussi entretenu avec 10 diplomates occidentaux, 13 anciens ou actuels conseillers militaires ou personnels de défense auprès des ambassades des pays partenaires du Mali, ou en poste à l’EUTM et à la MINUSMA.
DES ANNÉES D’EFFORTS POUR DES RÉSULTATS DÉCEVANTS
Le verdict de M. Tull sur l’armée malienne est sans appel. Citant un audit de 2013 de l’EUTM ( la mission de formation de l’UE au Mali) qui décrit « les FAMA comme une armée effondrée, peu et mal formée, non gérée, sous-équipée et et en sous-effectif, commandée et supervisée de façon inadéquate,» il ajoute que « cinq ans plus tard, ce constat demeure valable aux yeux de la plupart des interlocuteurs internationaux qui décrivent les FAMA tour à tour comme une armée à l’image du pays, de bureaucrates en uniformes et même de groupe de théâtre comique seulement bon pour des parades militaires. »
Ce qui suit est de la même veine: « Selon un diplomate, c’est seulement dans notre tête que les FAMA sont une armée. » Et un officier supérieur de l’Union européenne d’enfoncer le clou en déclarant que « si l’on regarde les FAMA, on a l’impression qu’elles sont une armée. Elles en ont les structures formelles, les hiérarchies, les grades, etc. Mais qu’est-ce qu’il y a sous la surface ? … Cette armée est d’un niveau très bas dans tous les domaines. Elle est presque dysfonctionnelle. Mais cela ne dérange personne ici parce que la classe politique à Bamako, cherche uniquement à assurer sa propre survie. »
Comment explique-t-il que la coopération internationale – près de 70 projets dans le domaine de la sécurité souvent très richement dotés n’ait pas pu enrayer la déliquescence de l’armée malienne et avancer sa reconstruction ? Comment comprendre que malgré l’attention prioritaire qui a été accordée à ces programmes, les cinq ou six dernières années ont été perdues par le Mali et ses partenaires dans leur volonté de rebâtir une armée digne de ce nom ? Ou comme l’auteur l’écrit lui-même : « qu’est-ce qui explique les résultats modestes et même décevants obtenus jusqu’à présent ? »
INTÉRÊTS ASYMÉTRIQUES
Avant de donner ses propres observations, il propose une explication générique applicable, peu ou prou, à tous les programmes d’aide au secteur de la sécurité et tirée de l’abondante littérature qui existe sur le sujet. Celle-ci est liée à ce qu’il appelle les intérêts asymétriques des gouvernements hôtes et de leurs soutiens étrangers ; divergence qui est visible par exemple dans l’opposition que rencontrent les réformes de gouvernance préconisées par les partenaires lorsqu’elles touchent à la sécurité du régime dont les élites politiques et militaires cherchent à préserver le statu quo.
Pour illustrer ses propos, Denis Tull cite les difficultés rencontrées par l’EUTM pour restructurer le système de gestion de la logistique et des ressources humaines de l’armée malienne, notamment par l’introduction de paiements électroniques, une réforme qui fut annulée en 2016 par le département des ressources humaines du ministère de la Défense.
Cette décision ainsi que le blocage de certaines autres initiatives furent interprétés par les conseillers étrangers « comme la résistance de certaines élites cupides qui cherchent à perpétuer un mode de gouvernance opaque et ne rendant pas de compte, qui leur permet de s’approprier en toute illégalité des ressources considérables: dans un cas précis de saisir une partie des salaires du personnel militaire ou même d’accaparer toute la solde de soldats fictifs; dans un autre d’utiliser les équipements des FAMA pour des activités illicites dans des marchés informels. » Il ne fait pas de doute pour lui que « les réformes visant à renforcer la transparence et l’état de droit dans le secteur de la sécurité est une menace pour l’intérêt de ces élites. »
Cette divergence d’intérêts entre les hauts représentants du gouvernement et les partenaires étrangers du pays suffit à ses yeux à expliquer de façon convaincante les résultats modiques de l’aide au secteur de la sécurité au Mali.
TOMBER DE HÉROS À ZÉRO
Mais l’auteur invoque bien d’autres raisons comme les différences d’analyses sur les causes de la crise et donc sur les réponses à y apporter.
L’opinion la plus souvent exprimée par les officiels Maliens, civils comme militaires, est que leur pays est une victime collatérale de l’intervention de l’OTAN en Libye. Pour Denis Tull, cet accent mis sur les causes extérieures de la crise est à l’origine de la réticence du gouvernement malien à procéder à une analyse approfondie des événements de 2012 et de leurs implications en termes de politique de sécurité.
Mais les partenaires extérieurs du Mali, n’ont pas, eux non plus, procédé à cette analyse ou à l’examen de leur propre rôle avant 2012, exception faite de l’audit de l’Union européenne avant le lancement de l’EUTM. Des acteurs majeurs comme la France, l’Allemagne et les États Unis ont financé pendant des années des programmes de formation de l’armée malienne. C’est pour l’auteur une véritable énigme que «le volume considérable de renforcement de capacités déjà mis en œuvre n’ait pas pu éviter l’effondrement de 2012 ». Et de demander quelle assurance y a t-il que l’assistance sera plus efficace cette fois-ci ? Un officier supérieur malien, cité dans l’article, a pour sa part déjà répondu à cette question: « la communauté internationale n’a pas réussi à résoudre nos problèmes dans le passé, dit-il, elle ne le fera pas dans l’avenir. »
Il est donc plus que jamais nécessaire de faire ce diagnostic pour disposer de données fiables sur l’état des services de sécurité du Mali et sur les résultats de l’évaluation des différents projets d’appui mis en œuvre à ce jour, afin de ne pas répéter les mêmes erreurs. Pour reprendre les propos d’un fonctionnaire européen lors d’une réunion tenue à Bruxelles en 2013 « on a besoin d’analyses sérieuses pour comprendre comment le Mali qui était cité en exemple comme un modèle de démocratie, est passé du jour au lendemain, du statut de héros à celui de zéro, car la même chose peut se reproduire ailleurs. »
Le conflit entre la préservation jalouse de la souveraineté du Mali et ce que ses gouvernants considèrent comme des ingérences intolérables de la part d’acteurs extérieurs est une autre explication possible de l’échec de la coopération dans le domaine de la sécurité. Un diplomate en poste au Mali souligne la très grande sensibilité des Maliens concernant leur souveraineté . « si les partenaires internationaux avancent leurs propres idées, dit-il, le gouvernement les accuse d’ingérence dans ses affaires intérieures….Mais lui-même critique souvent la communauté internationale, spécialement en ce qui concerne l’impact sur le pays de l’intervention en Libye ou le refus de l’aider à reconquérir Kidal ».
DÉFIANCE RÉCIPROQUE
Les programmes d’appui se plaignent du refus des autorités militaires de les tenir informés des opérations militaires en cours. Ils n’arrivent pas à connaître les effectifs réels de l’armée, ou le montant des dépenses au titre de la défense nationale. Ce sont là des secrets jalousement gardés, relevant pour les Maliens de la souveraineté du pays, mais qui sont pour les pourvoyeurs d’assistance, des données indispensables pour planifier leurs activités dans les domaines de la modernisation de la gestion des ressources humaines, le suivi des dépenses militaires ou les performances du personnel des FAMA qu’ils ont formés.
La dernière cause explicative de la modicité des résultats de l’assistance militaire au Mali depuis 2013 telle qu’exposée par M. Tull, peut se ramener à un manque de confiance voire à une méfiance réciproque entre les protagonistes de cette coopération. Les partenaires étrangers donnent l’impression que rien ne marche dans le secteur de la sécurité au Mali, qu’il faut tout reprendre à zéro et qu’il n’y a pas de connaissances, expertises ou capacités locales sur lesquelles bâtir. « Ce qu’ils veulent, c’est restructuré l’armée malienne à leur image et selon leur propre modèle. »
Cette conviction qui s’accompagne selon l’auteur de relents de paternalisme est rejetée par la partie malienne qui compte dans ses rangs des officiers sortis des meilleures académies militaires, dont St-Cyr et qui ont souvent participé à des missions de maintien de la paix des Nations Unies sur des théâtres étrangers. Ceux-ci doutent des compétences et de l’expertise des conseillers étrangers recrutés sur des contrats courts et ne connaissant rien de la société et de la politique du pays. Certains de ces conseillers ne sont en outre que des officiers de réserve et beaucoup ne parlent pas le français, rendant nécessaire l’utilisation d’interprètes pendant les séances de formation.
Ce désaccord se prolonge dans ce que l’auteur de l’article appelle « l’industrie de la formation» pour qualifier ce domaine surpeuplé où une foule de partenaires offrent toutes sortes d’apprentissages qui vont des ateliers interactifs, aux sessions de formation classique et aux exercices militaires tactiques. Pour la partie malienne ce déluge de formations sert avant tout les intérêts des partenaires étrangers qui peuvent ainsi les répertorier comme autant d’activités et d’outputs de leur mission, produire de la visibilité pour leurs projets et donner l’impression que quelque chose est en train d’être fait.
Le contenu même de ces formations est une autre pomme de discorde. Alors que les FAMA, confrontées à une guerre asymétrique , estiment qu’elles ont besoin avant tout de capacités de renseignement et de forces spéciales bien entraînées, la priorité de l’EUTM au cours des quatre premières années passées au Mali, a été la formation d’unités classiques d’infanterie.
Enfin le refus des partenaires de fournir à l’armée malienne, les armes dont elle a besoin sont un dernier sujet de désaccord. Ces armes et équipements sont disponibles lors des formations, mais pas quand ces hommes formés montent au front. Cela crée selon Denis Tull « étonnement et frustration chez les Maliens qui ne comprennent pas pourquoi il y a des milliers de troupes et des centaines de formateurs et de conseillers dans leur pays qui sont eux-mêmes lourdement armés , mais qui ne peuvent pas, ou ne veulent pas fournir aux FAMA, le simple minimum dont celles-ci estiment avoir besoin. »
Il est à remarquer que l’auteur de l’article ne mentionne pas ce qui est, pour de nombreux Maliens, sans doute une des causes principales de la faiblesse de leur armée et qui est liée à son mode de recrutement. Depuis la décennie 1980, dans un Mali sous programme d’ajustement structurel, on a cessé d’aller dans l’armée par vocation, mais seulement pour trouver du boulot et toucher une solde. Car les services de défense et de sécurité étaient les seuls qui échappaient aux diktats des Institutions de Breton Woods et pouvaient donc continuer à recruter. Ces soldats « alimentaires » rechigneraient, dit-on, au sacrifice suprême pour défendre leur patrie, contrairement à leurs grands aînés, recrutés jadis par le pouvoir colonial, prioritairement parmi les ethnies réputées les plus belliqueuses comme les Bobos, les Mossis, les Miniankas etc.
STATU QUO
Si, aussi bien les officiels Maliens que les intervenants étrangers sont à ce point insatisfaits de leur partenariat, pourquoi alors celui-ci perdure-t-il, s’interroge M. Tull en guise de conclusion. Pour lui, c’est parce que « le maintien du statu quo offre une situation d’équilibre acceptable pour les deux parties. » Mais cet argument est loin d’être convaincant. Certes le Mali, à cause de sa situation, continue de mobiliser un soutien politique, économique et militaire important, et peut-être aussi que tant que « l’opération Barkhane et dans une moindre mesure la MINUSMA demeurent dans le pays, le gouvernement n’a pas grand-chose à craindre des djihadistes, des rebelles et même de ses militaires adeptes des coups d’État », mais il reste que le pays est divisé et en proie à une insécurité croissante dans la majeure partie de son territoire. Comment dès lors penser qu’il puisse se satisfaire du statu quo ? Cela n’est pas crédible.
Il en est de même pour ses partenaires extérieurs. Il est vrai que ni le niveau de leurs troupes ni leurs mandats n’ont évolué de façon significative depuis 2013. Mais cela ne veut pas dire qu’il en sera toujours ainsi. Le Conseil de Sécurité des Nations Unies montre de plus en plus de signes d’impatience devant les lenteurs dans la mise en œuvre des accords d’Alger et l’Amérique du Président Trump qui paye environ le quart du 1,2 milliard de dollars que coûte annuellement la MINUSMA, est beaucoup remontée contre l’inefficacité de cette opération et exige des réformes.
Par contre le statu quo bénéficie aux irrédentistes touareg qui consolident chaque jour leur « État » jusqu’à prendre des mesures administratives spécifiques pour leur région (quitte à les suspendre après) et à commémorer leur « indépendance. » Le statu quo profite aussi aux seigneurs de la guerre comme Amadou Kouffa ou aux milices Peules ou Dogon qui ont prospéré devant la faiblesse de l’armée malienne et malgré la présence de la MINUSMA.
Face à cette montée des périls, le fait que les six dernières années ont été en grande partie perdues pour la reconstruction de l’armée malienne est une véritable tragédie. Et si le statu quo dont parle Denis Tull dans les formations, l’assistance technique, les équipements et les comportements devait persister, cela porterait un coup fatal aux espoirs de bâtir rapidement une armée moderne, disciplinée et conquérante, rempart contre le chaos, la sécession et l’insécurité au Mali.
Or tout porte à croire que le caractère de l’assistance militaire au Mali restera inchangé. Car ce que découvre l’auteur concernant la coopération militaire est connu depuis toujours des praticiens de l’aide au développement, un domaine dans lequel ces dérives n’ont pas trouvé de solutions en soixante ans. La seule évolution possible de cette assistance militaire c’est qu’elle diminue de façon notable et même qu’elle s’arrête complètement.
Nul ne saurait en effet faire grief à la France, confrontée aux demandes sociales des gilets jaunes qu’elle a beaucoup de mal à satisfaire, de réduire la voilure de Barkhane, ou même d’arrêter cette coûteuse opération tout simplement, à l’occasion ou non d’un changement de leadership. C’est pourquoi ceux qui, à longueur de discours, rendent hommage à la vaillante, à la glorieuse armée malienne, seraient bien inspirés de faire moins dans le dithyrambe et plus dans la recherche de solutions nationales aux problèmes de l’armée. Car mettre en place un service de renseignement militaire efficace, ou former des forces spéciales capables de traquer les assassins ne sont pas des tâches au-dessus des capacités des Saint-Cyriens Maliens si l’EUTM ne veut ou ne peut pas s’en charger.
Le pays pourrait ainsi entrevoir la fin de la délégation des prérogatives d’État aux Nations Unies (MINUSMA) à l’UE (EUTM) et à la France (Barkhane), si douloureuses pour la souveraineté et la fierté nationales et faire accepter à ses partenaires la vérité des chiffres qu’assène, placide, le leader d’Irganda et qu’il faut répéter et répéter encore: « les Touareg ne représentent que 3% de la population du Nord et 0,3% de la population totale du Mali. Et seule une petite minorité d’entre eux est indépendantiste. »
Les gouvernants seraient aussi dans une bien meilleure position pour rappeler que la communauté internationale a su trouver dans le passé des méthodes plus « créatives » que la guerre ou l’application d’accords mal négociés qui conduiraient à la partition du pays comme l’a éloquemment démontré le professeur Brunet-Jailly dans un de ses articles, des accords qui sont pour cette raison rejetés par la grande majorité du peuple malien.
Ainsi au mois de novembre 1992 vers la fin de la guerre civile mozambicaine, dans les locaux de l’ambassade de Suède, pays qui exerçait la présidence tournante du Conseil européen, l’ambassadeur expliquait à une délégation de la Commission du développement du Parlement européen, conduite par son Président Henry Saby et en présence d’Aldo Ajello le Représentant personnel du Secrétaire général de l’ONU, que le maintien de la paix coûtait 1 million de dollars par jour, une somme que la communauté internationale rechignait de plus en plus à payer. C’est la raison pour laquelle, elle s’était résolue à verser à Afonso Dhlakama, le chef de la RENAMO, la rébellion armée du Mozambique, les 14 millions de dollars qu’il réclamait pour mettre fin au conflit, se transformer en parti politique et se présenter aux élections.
La seule MINUSMA, faut-il le rappeler coûte plus d’un milliard deux cents millions de dollars par an.
LE PAYS