Il y a sept ans, un consensus existait pour approuver l’intervention militaire française au Mali. Aujourd’hui, les critiques émergent enfin, sur la base de son bilan catastrophique.
Les rares voix qui s’y opposaient se virent l’objet de critiques féroces, de la lettre ouverte d’un malien à Olivier Besancenot lui enjoignant dans l’Express d’arrêter ses critiques1, à la suffisance du journaliste de ce magazine Vincent Hugueux qui écrivait à propos de la position du NPA : « Il va de soi que l’on n’échappera pas à l’analogie, tentante et trompeuse, avec le bourbier afghan, ni au spectre de la “catastrophe humanitaire” »2. Quelques années plus tard, le même pourtant, reprend à son compte l’analogie qui s’avère décidément bien tentante, en évoquant une France qui s’ensable3 et de se demander tout penaud : « Que reste-t-il des espoirs éclos hier ? Un rêve évanoui, une brassée d’illusions perdues. »4 C’est en général le sentiment des va-t-en-guerre qui regardent autour d’eux les dégâts causés par leur bellicisme. Pourtant la longue liste des interventions de la France en Afrique, notamment celle en Libye, aurait dû au moins les inciter à la prudence, quant à l’esprit critique cela semble être hors de leur portée.
Le bilan négatif
L’intervention au Mali avait pour but de stopper l’avancée des troupes islamistes sur la capitale Bamako et d’éradiquer le terrorisme. Même s’il était peu crédible que quelques dizaines de pick-up de djihadistes puissent contrôler une ville de près de trois millions d’habitants, cela justifiait l’intervention militaire de la France en urgence, préparée tout de même… depuis des mois5. Quant à l’éradication du terrorisme, l’inverse s’est produit. L’effet de l’opération Serval n’a fait que fragmenter les forces djihadistes qui se sont disséminées dans tout le pays et bien au-delà, obligeant la France à se repositionner sur la zone sahélo-saharienne qui couvre le Mali, le Niger et le Burkina Faso avec l’opération Barkhane.
L’échec de cette intervention est patent comme le montre le dernier bilan des Nations Unis6.
Au Mali la situation ne fait qu’empirer, l’absence de l’État permettant aux différentes milices de prospérer autour des activités de contrebande de produits légaux ou non et de la traite des êtres humains. Écoles, centres de santé et autres services de l’État sont aux abonnés absents. Les forces armées maliennes ont dû abandonner certaines de leurs positions comme à Indélimane et Anderamboukane (région de Ménaka) ou à Labézanga (région de Gao).
La situation s’est aggravée aussi dans le centre du Mali comme en témoignent les violents incidents, notamment le massacre de Ogossagou et Welingara dans la région de Mopti, où 169 personnes ont trouvé la mort, parfois dans des conditions atroces.
Comme le souligne le rapport des Nations Unis : « La situation humanitaire continue de se dégrader. Dans l’ensemble du pays, 3,9 millions de personnes ont besoin d’une aide humanitaire, principalement dans le nord et le centre, des femmes et des enfants pour la plupart. »7
Le Niger fait face à une double menace, à l’ouest avec les groupes armés sahéliens et de l’autre côté vers l’est avec les attaques venant du Nigeria des membres Boko Haram. La précarité n’est pas seulement sécuritaire, elle est aussi économique, on dénombre des problèmes de malnutrition, qui touchent 1,8 million d’enfants. Le changement climatique provoque des sècheresses suivies d’inondations dévastatrices.
Au Burkina Faso, ce n’est guère plus brillant. La fin de Blaise Compaoré a mis un terme à la sanctuarisation du pays. En effet Compaoré a toujours entretenu des liens forts avec les différents groupes armés y compris islamistes. Ce qui lui a permis de mener, via son bras droit le général Diendéré, les négociations pour la libération des otages français. En contrepartie, les dirigeants des différentes milices se sont installés dans la capitale à Ouagadougou s’offrant de luxueuses villas. Depuis la chute de Compaoré, le Burkina Faso est la cible d’attaques répétées8 et offre une position stratégique, par ses frontières communes avec les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest, pour les groupes djihadistes qui pourraient profiter des crises politiques liées aux prochaines élections présidentielles en Côte d’Ivoire ou au Togo.
Situation disparate
Tout comme dans le centre du Mali, la situation dans la bande sahélo-saharienne est marquée par une très forte disparité. En effet la stratégie des groupes djihadistes est d’infiltrer les communautés en profitant du délitement des conditions sociales des populations. Un des vecteurs particulièrement importants de division est l’affrontement entre éleveurs et cultivateurs autour des accès aux ressources, l’eau bien sûr, mais aussi les terres qui sont soit traversées lors de la transhumance pendant la saison sèche, soit dédiées au pâturage. Cette division se confond en grande partie à la division communautaire, puisque les éleveurs sont majoritairement Peul. La crise climatique a aggravé la raréfaction des ressources, et l’absence de l’Etat comme médiation entre les communautés et garant de la sécurité, est la principale cause de la violence et ouvre la voie à la prolifération de milices armées. Ainsi faute de solutions alternatives, certains éleveurs ont accepté la protection des djihadistes pendant la transhumance. En s’implantant, ils ont écarté les chefs de village, imposé leurs lois et continuent d’attaquer les villages qui ne leur sont pas acquis. Dans le même temps, ils en profitent pour enrôler les jeunes sans terre et sans avenir d’autres communautés.
Plus au nord, là aussi, ce sont les divisions inter et intracommunautaires qui se sont accentuées autour des contrôles des flux de contrebande.
Cette spirale de la violence est aussi encouragée par les autorités politiques des États qui s’appuient plus ou moins officiellement sur des milices locales. Ainsi dernièrement le Burkina Faso vient de voter une loi au parlement autorisant l’armement des civils pour combattre les groupes armés9. Des groupes de ce genre existent déjà, comme les Koglwéogos, qui se rendent coupables de nombreuses violations des droits humains. De telles mesures ne font que favoriser les zones de non droit où les populations sont rackettées et menacées.
Chaque action de représailles entre différents groupes est l’occasion de razzia et d’enrichissement à bon compte, c’est aussi un moyen pour les jeunes marginalisés en rejoignant ces groupes de gagner argent et statut social. Peu à peu une sorte d’économie de guerre se met en place encourageant les règlements de compte réciproques et détruisant le tissu social.
Ces pays sahéliens dont les États sont déjà fortement affaiblis par des années de politique d’ajustements structurels perdent de plus en plus leur légitimité parmi les populations. Le risque est réel d’un embasement entre les communautés et les réponses militaires apportées par les gouvernements africains et français ne font qu’alimenter cette violence.
La France associée à la guerre sale
En effet, les interventions militaires tricolores représentent un soutien politique et une assurance pour les pouvoirs de ces pays africains de rester en place et de continuer leur politique de prédation. Et ce ne sont pas les signes lancés par Paris qui vont les dissuader, bien au contraire. On se rappelle de l’intervention [en février 2019] de Barkhane contre une colonne de pick-up d’un mouvement armé qui menaçait la dictature tchadienne d’Idriss Deby au pouvoir depuis une trentaine d’années. Cette colonne de l’Union des Forces de la Résistance (UFR) n’avait pourtant rien à voir avec les groupes djihadistes10.
Depuis des décennies des programmes de formation et d’entrainement sont mis en place pour rendre les armées africaines plus efficaces avec un résultat à peu près nul. En effet, c’est une chimère de croire que l’armée pourrait être la seule structure étatique efficace d’un État totalement défaillant. En fait les armées de ces pays sont tout aussi et tout autant gangrénées par la corruption et le clientélisme que le reste du corps social. De plus, la question n’est pas seulement de bien former les soldats au combat, elle est surtout d’assurer une logistique efficace en termes de ravitaillement, d’énergie, de communication, de maintenance du matériel. Une logistique particulièrement onéreuse pour les budgets des pays sahéliens.
En se basant sur l’aide de milices, les armées sahéliennes, de fait, prennent position pour certaines communautés et braquent les autres, avec des dérapages de plus en plus importants signalés par les organisations de défense des droits humains11.
L’armée française n’est pas épargnée. Dès le début de son intervention elle s’est alliée avec le MNLA, les indépendantiste touarègues, une alliance qui a de fait empêché l’installation de l’État malien, après la déroute des djihadistes, dans le nord du pays. Cette stratégie continue, l’armée française s’allie avec des milices locales notamment le Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA) au Mali12.
La situation des troupes françaises devient compliquée. Critiquées pour leur manque d’efficacité contre le terrorisme, incapables d’endiguer la violence, elles sont prises à partie par les populations qui les perçoivent, à juste titre, comme une armée d’occupation. Ce n’est évidemment pas, en convoquant les présidents africains à Pau, comme on convoquerait des préfets pour les sermonner que Macron va améliorer l’état d’esprit de la rue.
La France se retrouve donc bien seule au Mali et la décision de dernière minute du gouvernement tchèque d’envoyer un contingent de 60 personnes peut, tout au plus, être considérée comme un geste d’encouragement. L’armée française est de plus confrontée à un problème majeur celui de l’éventuel retrait des forces américaines qui épaulent de manière décisive les troupes tricolores en matière d’ISR (Intelligence, Surveillance, Reconnaissance) assuré par les drones Reaper et des avions spécialisés dans l’interception des communications. Cette menace de retrait des américains rendrait les troupes françaises quasi aveugles et symbolise les divergences de vue des politiques africaines des deux pays. Trump est davantage préoccupé par la concurrence de la Chine et la Russie et ne voit guère l’intérêt de continuer à financer les troupes et les bases américaines sur le Continent.
Paris s’est enfermé dans un choix binaire, soit rester mais dans ce cas il devra renforcer sa présence avec un risque déjà avéré d’enlisement, soit se retirer et cela sera un coup dur pour sa politique en termes de perte de crédibilité vis-à-vis de ses partenaires africains, et d’influence géopolitique sur la scène internationale.
Une troisième voie
Il y a unanimité pour considérer que l’action politique doit être privilégiée pour résoudre des problèmes qui ont leur source dans une crise sociale avant de dégénérer dans la violence. Le chef d’état-major de l’armée française lui-même en est bien conscient quand il déclare : « si le travail de Barkhane n’est pas complété par une action politique (…) en partenariat entre les gouvernements des pays que nous venons aider et l’ensemble de la communauté internationale (…), notre action ne servira à rien. »13
Le problème est comment définir cette action politique et surtout jusqu’où peut-elle aller ? Une première esquisse de réponse a été donnée lors de la réunion de Pau (en janvier 2020) où Macron a exhorté les dirigeants africains à améliorer la gouvernance, une rhétorique que ces derniers ont maintes fois entendue sans pour cela changer quoi que ce soit à leur politique de corruption et d’incurie. À titre d’exemple, l’accord de paix d’Alger signé en 2015 entre les principaux groupes armés du nord du Mali et Bamako est toujours à l’état de balbutiement. Ainsi une des mesures phares, qui est la décentralisation, peine à progresser. Le pourcentage d’administrateurs civils présents dans leur lieu d’affectation dans le nord du Mali est toujours de 23 % et sur les 74 000 ex combattants seul un millier ont réellement bénéficié de mesures de démobilisation14.
Pour une grande partie des organisations civiles de la société malienne, la question de l’ouverture de pourparlers avec tous les groupes armés y compris ceux se réclamant du djihad doit être envisagée. Déjà, lors de la Conférence nationale de 2017 au Mali, les préconisations de négocier avec les djihadistes étaient explicites15. Une exigence aussi reprise et renouvelée régulièrement par les organisations de la gauche malienne comme le parti SADI.
Les premières discussions ont eu lieu de manière informelle avec certains groupes, tant au Mali qu’au Burkina Faso16. Ibrahim Boubacar Keïta, le président malien, vient de franchir le pas en annonçant l’amorce d’un dialogue avec les rebelles17 s’opposant à la France qui considérait cette option comme catastrophique selon les termes de François Lecointre, le Chef d’état-major des armées françaises18. Le Quai d’Orsay a dû entériner ce choix dans un communiqué soulignant que « l’action collective au Sahel est multidimensionnelle »19. Une langue de bois qui cache l’embarras de Paris.
Des négociations qui risquent de mettre à bas la laïcité et détériorer les droits des femmes. Cependant, cette dégradation a hélas déjà été largement amorcée en 2009 où le gouvernement de l’époque a dû reculer sur son projet de loi du Code de la famille qui donnait plus de droits aux femmes et qui été battu en brèche par des grandes mobilisations populaires initiées par le Haut Conseil Islamique Malien (HCIM), dirigé à l’époque par Mahmoud Dicko. Ce dernier s’est lancé dans la politique et est capable de mobiliser plus de 50 000 personnes contre le gouvernement. En d’autres termes le danger que le Mali bascule dans un pouvoir religieux viendra plus de l’islam organisé de la société que des groupes terroristes.
Ouvrir les négociations permettrait de briser ce face à face militaire délétère dont les premières victimes sont les civils et qui dépossède les populations du débat politique.
L’émergence de groupes armés traduit la conflictualité sociale aiguë qui règne dans la région, la traiter par la négociation peut être aussi une opportunité pour dissocier les dirigeants islamistes armés et les populations.
Paul Martial
source : NPA