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Falémé : Chronique d’une mort silencieuse

Une pollution imputable au dragage des eaux ; un scandale environnemental dû à l’orpaillage ; des activités de pêche qui entraînent la disparition des ressources halieutiques. La liste des dommages causés à la Falémé – affluent principal du fleuve Sénégal – n’est pas exhaustive. Les réponses institutionnelles et structurelles déployées par l’Etat malien et ses partenaires, les États riverains — Mali et Sénégal —, pour endiguer la menace sont largement insuffisantes face à des opérations d’extraction qui se jouent de la frontière pour échapper à la surveillance.

 

Affluent principal du fleuve Sénégal qui traverse le Sénégal, la Guinée et le Mali, la Falémé est plus que jamais menacée de disparition. Le joyau naturel — qui arrose toute la bannière frontalière du Mali et du Sénégal pour ensuite irriguer toute la partie sud-ouest du Mali — subit des agressions multiples et multiformes, que rien ne semble pouvoir freiner.

De Kayes à Kedougou en passant par Keniéba, la Falémé longue de 650 km arbore les stigmates d’une mort silencieuse provoquée par l’absence d’une politique de surveillance appropriée face à des entreprises d’extraction sans conscience.

Coupé en plusieurs petits lacs par des tas de gravats accumulés par les dragues qui pullulent dans son lit, son parcours est à l’arrêt total. Le visiteur peut traverser à pied pour se rendre de l’autre côté de la rive.

Sur la partie de l’affluent qui relie Kédougou, la dernière ville sénégalaise qui donne sur le Mali, le niveau de détérioration de la qualité de l’eau est préoccupant. Cette eau de couleur rougeâtre qui servait pour les populations riveraines d’eau de boisson est de plus en plus imbuvable. Les cas de maladies dermatologiques sont de plus en plus fréquents dans le petit centre de santé offert par la société minière Loulo SA aux populations des localités riveraines.

Péril sur la pêche fluviale

L’écosystème des espèces animales naguère riche et attractif est blessé à mort. « Il n’y a plus de poisson dans cette eau. L’effet du dragage et des produits chimiques qui y sont déversés tuent les espèces », témoigne Amara Sidibé, notable de Keniéba.

À quelque 15 minutes de marche de la gigantesque mine d’or industrielle sud-africaine de Loulo, opérant au Mali depuis deux décennies, Oumar Coulibaly (39 ans) ne cache pas son amertume après une matinée de pêche infructueuse : « J’ai parcouru environ deux km, mais regardez je n’ai pas plus de dix poissons », s’indigne ce natif de Kayes visiblement nostalgique d’une époque pas si lointaine (il y a près de dix ans),où il faisait le plein de sa pirogue en moins de deux heures.

La pratique de l’orpaillage via un dragage sauvage des cours d’eau, le rejet pernicieux des eaux usées de certaines mines industrielles d’or (dont Loulo SA) dans la rivière, les déversions de produits chimiques et toxiques sont autant de comportements et d’écarts qui compromettent la qualité de l’eau, tuent les poissons et les autres espèces aquatiques. Notre passage sur le site de Loulo, en ce mois de mai 2020, nous permet de constater la disparition de plus en plus palpable des arbustes sur le site d’orpaillage de Loulo. Pire, des poissons morts flottent de part et d’autre sur les vagues d’un fleuve visiblement meurtri.

Les sites d’orpaillage de « Sakala Bada » dans la commune de Sitakili (cercle de Kénieba) et « Sissinko » offrent le spectacle d’une agression frontale contre la vie aquatique.

Le directeur régional de l’environnement de Kayes (première région administrative du Mali) évoque une technologie d’orpaillage importée (il y a quelques années du Burkina Faso principalement) qui compromet la qualité de l’eau, met en péril les espèces et rend impossible les activités génératrices de revenus dont le maraichage, la pêche et l’agriculture.

Désastre écologique

Du dernier village sénégalais en suivant le cheminement de l’affluent jusqu’à Kayes, la navigation est impossible par endroits. L’eau semble avoir disparu. La Falémé est cernée. On aperçoit un foisonnement d’orpailleurs outillés de petits dispositifs individuels et une activité intense de dragage. Le dragage est fait depuis des pirogues comportant une bruyante machinerie à même d’aspirer la boue sous l’eau pour dénicher l’or.

Partout, le long de l’affluent, le décor est le même. Sur le site d’orpaillage de Djidian, un village relevant du cercle de Keniéba, une centaine de dragues sont immobilisées sur le fleuve. Dans cette localité où les riverains ne peuvent plus mener des activités de maraîchage en raison de la pollution des eaux, les orpailleurs semblent bien se frotter les mains.

« Nous avons choisi cette activité car l’Etat ne peut embaucher tout le monde », souligne Amara Sidibé, propriétaire de drague sur le site, visiblement indifférent aux campagnes de sensibilisation gouvernementaleliées à la préservation de l’environnement. « Parfois il faut affronter les menaces et représailles inopinées des autorités maliennes, mais ici, nous gagnons notre vie », insiste-t-il.

À ce triste décor s’ajoute le comportement périlleux des industriels. Différents recoupements auxquels nous sommes parvenus permettent de découvrir que les mines industrielles situées le long de la Falémé ne disposent pas de bassins de traitement de leurs eaux usées.

Sur le plan climatique, les conséquences sont dévastatrices. Entre les années 1960 et les années 2010, des baisses très importantes : de 10 % à 15 % dans le haut-bassin, et de 26 % à 35 % dans la vallée et le delta, rapporte une étude récente de l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS).

Le joyau naturel qu’est la Falémé a affiché une vulnérabilité manifeste face au changement climatique.  L’OMVS signale en partie amont (Mali) du fleuve une baisse des précipitations doublée d’une hausse de la température. « La recrudescence de l’activité minière va accentuer les conflits de gestion et d’importants risques de contamination des eaux », avertit le document.

Le bassin de la Falémé, selon nos constats sur place qui corroborent le rapport de l’OMVS, subit de plein fouet le changement climatique. Du Bakoye jusqu’à Bafoulabé, l’agriculture, la pêche et l’élevage payent un lourd tribut. Les femmes notamment se détournent de ces activités pour se livrer au petit commerce. Les hommes quant à eux prennent les sentiers de l’orpaillage artisanal.

Au commissariat de l’OMVS basé à Dakar au Sénégal, les mises en garde à propos de la Falémé se multiplient jour après jour.

La Direction de l’environnement et du développement durable (DEDD), dirigée par Aram NGom Ndiaye, démultiplie les actions pour enrayer les risques de disparition d’un affluent sur lequel des opérateurs miniers chinois implantent leurs machines. Une lettre distribuée dans les coulisses de l’OMVS avait comme titre : « Urgent Chinois dégradent la Falémé. Merci de partager en interne pour une action forte et rapide. »

Le bureau de Loulo SA, basé à Bamako, n’a pas répondu aux multiples demandes de commentaires par téléphone. « Nous vous mettrons en contact avec la bonne personne », a répondu notre premier contact. Au moment où nous publions cette enquête, nous sommes encore dans l’attente d’un interlocuteur.

Toujours selon Aram NGom les sociétés minières dont Loulo « outrepassent régulièrement les couloirs qui leur sont autorisés dans leur concession ou permis ».

Le cancer de l’orpaillage

L’orpaillage traditionnel est devenu attractif au point de constituer, pour les populations à faible revenu, un moyen d’amélioration des conditions de leur subsistance. Sa pratique le long de la Falémé connait une évolution vertigineuse. Même si l’orpaillage a perdu son caractère saisonnier, les sites où il est pratiqué restent ouverts tout au long de l’année. Les matériels utilisés et le mode d’extraction ont évolué considérablement avec le développement de la technique et de la technologie.

Ici ce ne sont pas seulement des Maliens qui se disputent le butin. Les exploitants viennent aussi des pays voisins dont le Sénégal et la Guinée également riverains de la Falémé.

Des outils traditionnels, les orpailleurs sont passés à l’usage de machines et de produits chimiques dangereux et hautement toxiques comme le mercure, le cyanure, etc., sans garantie de respect des normes de sécurité à appliquer. Dans les techniques de l’orpaillage traditionnel, les risques et les dangers pour l’environnement physique se traduisent entre autres par le déboisement et la pollution de l’eau et des sols. Au-delà de l’activité minière, la « forte concentration de centaines, voire de milliers d’orpailleurs sur le même site, s’accompagne souvent d’une coupe abusive de bois pour faire face aux besoins des mines artisanales, d’habitation et de chauffage », signalent les experts de l’OMVS.

Sur tout le lit de la Falémé au Mali, l’on constate un déplacement fréquent des orpailleurs vers d’autres sites plus riches. Ainsi de nombreux puits et des installations de traitement artisanal des minerais se retrouvent régulièrement abandonnés. « Les orpailleurs livrent le sol au ravinement et à des processus d’érosion intensive, aboutissant à une destruction totale du couvert végétal et à un dépôt important d’alluvions dans le lit mineur des cours d’eau », déplore l’OMVS dans l’une de ses études.

Le comble, il y a une absence manifeste d’encadrement et de sensibilisation des artisans mineurs sur les concepts de la protection environnementale et sanitaire. Ainsi les exploitations traditionnelles conduisent très souvent à une destruction écologique et sanitaire sans précédent. « La gestion rationnelle de l’environnement pour son utilisation durable est une nécessité incontournable pour assurer le bien-être des populations présentes et des générations futures », signalent les environnementalistes de l’organisation.

Un récent rapport de l’OMVS révèle un vrai désastre écologique sur la Falémé : perturbation des régimes hydrauliques et hydrologiques du fleuve, non fiabilité des données de mesure hydrologiques et mauvaise qualité des eaux. S’y ajoutent une menace silencieuse sur les ressources aquatiques et végétales mais aussi un danger pour la santé des populations et des animaux.

Cette structure que nous avons accompagnée quelques fois sur le terrain poursuit sa campagne de sensibilisation en direction des autorités, les orpailleurs et la société civile sur les enjeux de la pollution.

Fin mars 2020, lors de notre dernier passage dans la région de Kayes, l’orpaillage illégal caractérisé par le dragage poursuivait son cours et était pratiqué sur des superficies s’étendant à perte de vue par des centaines d’exploitants. Le comble, aucune mesure officielle d’envergure n’a jamais été envisagée par les autorités locales pour mettre fin à la souffrance des populations riveraines qui assistent impuissantes à la mort de leur unique source de subsistance. Les populations décrient au quotidien la couleur et la qualité de leur fleuve laissé à la merci de véritables bourreaux de l’environnement. « Le mercure et le cyanure anarchiquement utilisés par les orpailleurs, sont en train de tuer les poissons et rendent les eaux du fleuve impropres à la consommation et à l’irrigation de nos cultures », déplore un agronome de la localité de Kénieba.

Les sites d’orpaillage de Sakola daba et de Djdjan, proches de Keniéba, offrent un spectacle alarmant. Sur ces sites, les engins utilisés par les orpailleurs — dragues, cracheurs, etc. — sont encore en activité malgré le discours ferme des autorités.

Irresponsabilités et complicités

Un arrêté pris le 15 mai 2019 par le gouvernement malien interdit l’exploitation des ressources fluviales par le biais du dragage. Le ministre de l’environnement, Housseini Amion Guindo avait alors engagé ce que son cabinet a appelé « une guerre sans merci » contre les opérations de dragage sur l’affluent principal du fleuve Sénégal. « Nous allons faire comprendre aux hors-la-loi que le statu quo ne peut continuer », avait menacé le ministre Guindo.

Le Gouverneur de Kayes avait donné jusqu’à fin avril 2020 pour chasser les exploitants de drague dans le lit de la Falemé.

Triste constat, ce mot d’ordre n’a été ni entendu ni suivi à ce jour. L’équation du dragage persiste grâce à l’irresponsabilité et complicité de certains responsables administratifs. Plusieurs d’entre eux sont propriétaires de dragues, ou actionnaires de ces entreprises d’orpaillage. Moustapha Diarra, employé sur le site, nous confie que son patron, une autorité très reconnue du Conseil régional de Kayes, détient une dizaine de dragues sur le site d’orpaillage de Loulo. À la date du 10 juin, plus de 70 dragues sur la centaine que nous avons dénombrée continuent d’opérer malgré les promesses du gouverneur d’appliquer la loi dans toute sa rigueur.

Ainsi, les autorités administratives locales peinent véritablement à appliquer les décisions prises dans le cadre de l’arrêt du dragage.

« Un membre de la dernière mission organisée fin mars 2020 du ministre Guindo à Keniéba était aussi le propriétaire d’au moins quatre dragues dans les eaux des sites visités », confie sous anonymat un notable de Loulo, localité qui a donné son nom à la mine Loulo SA. Alors même que le but de cette descente de la délégation ministérielle dans les localités de Babala et Massakama (frontière du Sénégal) était de donner le coup d’envoi de la campagne de lutte contre les dragues qui causent d’énormes dégâts sur le Falémé.

Selon nos recoupements, les 67 dragues mises en eau dans les encablures de la mine d’or de Loulo auraient pour propriétaires des élus, et de hauts responsables de l’administration malienne.

C’est dire que l’arrêté interdisant le système d’exploitation d’or par dragage au Mali n’est qu’un papier volant foulé par ceux-là mêmes qui sont chargés de nettoyer les écuries. Et les missions officielles des autorités de Bamako sur les sites ne seraient qu’une farce.

Les dizaines de dragues saisies ainsi que l’arrestation des contrevenants fin mars 2020 sur des sites dans la frontière avec le Sénégal n’étaient en réalité que la manifestation d’un grand bluff des pouvoirs publics.

Il faut cependant signaler qu’il n’y a pas que les orpailleurs qui tuent la Falémé. Le coup provient également d’industriels dont la Société African Gold à Koléa qui opère sans traitement des eaux et autres produits qu’elle déverse dans la Falémé. Les activités de certaines sociétés minières, dont principalement la société minière de Loulo, ont des impacts pernicieux sur l’affluent.

Au-delà de ces menaces industrielles, les populations ne sont pas toujours respectueuses de leur fleuve. Comme le rapporte une lettre d’information de la direction régionale de l’environnement, « chaque jour un nombre important de véhicules sont lavés sur la partie submersible du pont. Ceci contribue à polluer davantage les eaux du fleuve par les huiles et essences qui suintent des moteurs… ».

Quel espoir ?

« Si nous ne réagissons pas, les agressions sur la Falémé vont dangereusement entamer notre survie. » Ces mots prononcés mi 2019 sur le site d’orpaillage de Kolia par le Haut-commissaire de l’OMVS, Hamed Diane Semega, devraient interpeller le public.

Un faisceau d’espoir existe malgré tout pour sauver la Falémé. L’OMVS dispose de plusieurs projets structurants mais qui peinent à faire leurs effets. Au nombre des initiatives, un projet de navigation du Sénégal à Ambidédji, un volet hydroélectrique consistant, et une relance de l’agriculture.

Selon le premier responsable de l’OMVS, les Etats doivent régler la question de la législation en amont : « Il faut œuvrer à harmoniser leurs législations conformément à la Charte de l’OMVS. En face d’un tel désastre, il faut une réponse collective. L’action d’un seul Etat n’y suffit pas ».

Pour sauver la Falémé, selon Moussa Camara, expert dans le domaine des ressources halieutiques, « il faut prendre les dispositions vigoureuses pour l’application des textes interdisant le dragage et d’autre part, mieux organiser les activités d’orpaillage pour minimiser leur impact sur les ressources en eau et l’environnement du bassin ».

Les grands ouvrages hydrauliques de l’OMVS devraient contribuer à faire face aux impacts des changements climatiques. Mais les mesures d’endiguement mises en œuvre peinent hélas à produire leurs effets. Cette nécessaire mutation devra en effet permettre aux populations de se mobiliser autour de projets viables et durables.

Enquête réalisée

Par David Dembélé

Avec le soutien éditorial du Centre de journalisme d’investigation collaboratif (CCIJ)

Encadré

Le Fleuve Sénégal qui a pour affluent principal la « Falémé » est un fleuve d’Afrique de l’Ouest au régime tropical, long de 1 750 kilomètres, qui prend sa source en Guinée à 750 mètres d’altitude. Il arrose le Mali, puis la Mauritanie et le Sénégal, tout en servant de frontière entre ces deux pays, avant de se jeter dans l’océan Atlantique à Saint-Louis.

Le Mali détenant 38% du bassin est en amont de ce joyau naturel.

Mali 24

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