Les écrivains africains n’ont jamais autant trôné sur le monde littérature, remportant plusieurs prix littéraires prestigieux en 2021. Dr Aboubacar Abdoul wahidou Maïga, Maître de conférences en littérature comparée à l’Université des Lettres et des Sciences Humaines de Bamako (ULSHB), ancien chef de DER Lettres et actuellement Secrétaire principal de la Faculté des Lettres, des Langues et des Sciences du Langage (FLSL) analyser cette année de révélation et de confirmation pour la littérature du continent
L’Essor : Comment peut-on expliquer cette attention du monde littéraire sur les œuvres des écrivains africains ?
Cela veut dire tout simplement que les sujets originaux peuvent captiver n’importe quel lecteur du globe, peu importe l’origine ou la race de l’écrivain. Le monde n’a jamais été aussi interconnecté, quand bien même le danger sempiternel de cette internationalisation de la littérature est la monoécriture ou la monofiction, c’est-à-dire l’itérativité des thèmes classiques dans les littératures nationales, au point que les lecteurs parviennent difficilement à discerner l’authenticité des plumes en passant d’un roman à un autre.
La littérature est certes une actualisation interminable des sujets déjà abordés d’une ère à une autre, mais la plupart des écrivains contemporains pèchent parfois par leur paresse au niveau de l’inspiration. Contraints déjà de composer avec les humeurs capricieuses d’un lectorat de plus en plus impatient et exigeant, les auteurs actuels subissent parallèlement la dictature du prêt-à-consommer, résultant de la cinématisation de l’écriture romanesque. Aujourd’hui, cette écriture « surimagée » pour le cinéma a pour effet direct la dé-sophistication de l’intrigue dans le roman. Dès lors, la créativité est devenue pauvre en matière de construction des péripéties du récit. On a cessé d’être subjugué par les délices des mots pour l’être uniquement par la puissance de l’histoire racontée. Je pense que Mohamed Mbougar Sarr, Damon Galgut et Abdulrazak Gurnah nous redonnent aujourd’hui les deux sensations grâce à des styles plus inattendus les uns que les autres dans la reconsidération des multiples visages de l’Afrique : le sort des réfugiés, les conflits, les effets de la colonisation, la mort, le choc des cultures et la quête de l’identité.
Singulièrement, La plus secrète mémoire des hommes de Mbougar Sarr a le mérite de faire ressusciter Yambo Ouologuem dans l’imaginaire collectif des Africains et des lecteurs du monde entier. En réalité, beaucoup de Maliens ont redécouvert l’importance de son œuvre. Yambo devient ainsi, malgré lui, l’exemple typique du héros qui ne suscite de l’intérêt qu’après sa mort.
Proscrit par l’écriture et ignoré par les siens dans une vie solitaire pendant toute l’éternité qu’a duré son séjour à Sévaré, l’auteur de Devoir de violence prend ainsi sa revanche sur ses détracteurs, en revenant au firmament de la littérature mondiale sous la plume rédemptrice du jeune écrivain sénégalais. Donc, il sera autant réédité et lu à travers le monde que Mbougar Sarr, puisque les deux bénéficient désormais de la médiatisation internationale qu’apporte ce prix Goncourt.
Quant à Damon Galgut, c’est un romancier-dramaturge qui a déjà conquis ses lettres de noblesses dans l’Afrique du Sud post-apartheid à travers ses œuvres : Un docteur irréprochable (2003), L’Imposteur (2008), Dans une chambre inconnue (2010). C’est d’ailleurs la troisième fois qu’il est sélectionné pour le prestigieux prix littéraire britannique « Booker Prize », qui récompense depuis 1969 le meilleur roman écrit en anglais. Je suis très heureux que cette fois soit la bonne pour lui grâce à son roman The Promise (2021), qui reçoit des critiques très élogieuses dans l’univers anglophone. Nous attendons la traduction en français pour mieux l’apprécier à notre tour.
Il faut dire que la littérature sud-africaine se porte bien depuis quelques années sur « La République mondiale des Lettres » pour reprendre Pascale Casanova. Nadine Gordimer et J. M. Coetzee avaient successivement remporté ce prix en 1974 et 1983, avant de devenir tour à tour Prix Nobel de littérature en 1991 et 2003, comme si le Booker Prize servait alors de tremplin vers le Nobel de littérature. Je souhaite le même destin à Galgut.
Abdulrazak Gurnah, je le découvre honnêtement avec tout le monde depuis sa nobélisation par l’Académie suédoise le 7 octobre 2021. D’ailleurs, les pronostics penchaient plutôt vers l’écrivain japonais Haruki Murakami, dont je connais les romans depuis mes années estudiantines sur les bancs de l’Université d’État de Lipetsk en Russie.
C’est aussi la beauté du Nobel de Littérature, faire connaître les écrivains dont l’héritage littéraire mérite d’être célébré par l’humanité. J’ai lu que ce romancier tanzanien a grandi sur l’île de Zanzibar avant de débarquer en Angleterre comme réfugié dans les années 1960, et qu’il possède à son actif une dizaine de romans et plusieurs nouvelles. Il semble que son roman le plus populaire, Paradis, avait été nominé pour le Booker Prize en 1994.
Je me réjouis beaucoup de prendre connaissance avec le riche patrimoine littéraire de Gurnah, surtout que cette récompense suprême dans le domaine littéraire et culturel lui a été décernée pour « son analyse sans compromis et sensible des effets du colonialisme et du sort des réfugiés, au regard du fossé séparant les cultures et les continents », selon le comité Nobel.
Assistons-nous à une renaissance de la littérature africaine ? Ou bien c’est juste que la lumière est enfin braquée sur les plumes africaines ?
J’opte plutôt pour la deuxième perspective, car toutes les littératures sont en permanente régénération, aussi bien au niveau des acteurs que des contenus livresques, pour la simple raison que la littérature est le principal support médiatique qui capte, conserve, véhicule et transmet à la postérité le reflet de l’évolution des mentalités d’époque à époque. Les écrivains africains traitent de tous les phénomènes alarmants de leurs sociétés respectives et dans toutes les langues, européennes héritées de la colonisation – anglais, français, espagnol et portugais, comme nationales – bambara, swahili, peul, songhaï, wolof, etc.
Cependant, ils ne bénéficient pas des mêmes conditions de promotion et d’exposition que leurs homologues européens ou asiatiques, à cause certainement des moyens limités de leurs maisons d’éditions, dont les objectifs de publication sont généralement tournés vers le lectorat local ou national. Les tirages sont donc limités et les auteurs peu connus à l’étranger, peu importe la qualité de leurs œuvres.
Il leur faut par conséquent se diriger vers les puissantes maisons d’édition des capitales européennes (Paris, Londres, Madrid, Lisbonne, Berlin, etc.) pour espérer gagner en visibilité. N’est-ce pas le cas de ces trois écrivains africains récemment primés à l’international ? Parallèlement à ces prestigieux prix occidentaux, il conviendrait aux décideurs africains de créer ou d’encourager les prix existants afin de les rendre davantage compétitifs et incandescents auprès des lecteurs étrangers.
Quelle peut être la répercussion de ces distinctions sur les productions littéraires africaines ?
L’impact de ces distinctions est incommensurable pour l’image que les autres se font de la littérature africaine. Nos auteurs seront davantage pris au sérieux dans le monde de l’édition et étudiés dans les écoles et les universités du monde. Ces prix permettent de faire connaître aussi nos héros ordinaires et les spécificités de nos sociétés.
Ils constituent également de véritables sources d’inspiration pour notre jeunesse, qui a besoin de figures littéraires locales pour s’enraciner dans nos réalités profondes, lorsqu’ils sentent le besoin de prendre la plume pour dire quelque chose au reste du monde. Du reste, ces distinctions rapprochent sans doute les Nations, en leur faisant une fois de plus comprendre leurs similitudes béantes dans les regards de nos écrivains.
Entretien réalisé par Mohamed TOURÉ
Source : L’ESSOR