Face à la forte augmentation des volumes de cocaïne saisis en France et à la montée en puissance des routes Antilles-Guyane, notamment avec la multiplication des passeurs sur les vols commerciaux entre Cayenne et Paris, la France s’interroge sur cette route guyanaise en plein développement.
La production de cocaïne en Colombie (premier producteur mondial) en 2016, était évaluée, d’après les chiffres officiels de l’ONU, à 1 410 tonnes, mais sur ces trois dernières années, elle a augmenté de plus de 50 %. Augmentation probablement équivalente dans les deux autres pays producteurs que sont le Pérou et la Bolivie.
Le volume actuel de cocaïne en France est en cours d’évaluation. Les derniers chiffres datent de 2010. D’après une étude de 2016 sur l’argent de la drogue de l’Institut national des hautes études sur la sécurité et la justice (INHESJ) et l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), l’estimation était d’une quinzaine de tonnes et on sait que ce volume est depuis en forte augmentation. 17,5 tonnes ont été saisies en 2017.
L’accessibilité exceptionnelle de la cocaïne en France
« Depuis 2013-2014, on assiste à un accroissement important de l’accessibilité de la cocaïne en France », annonce l’Observatoire (l’OFDT) dans son bulletin Tendance de décembre 2018. Pour d’autres spécialistes, la consommation « explose » actuellement sur le territoire. Selon l’OFDT, cet accroissement de l’accessibilité résulte « des efforts des trafiquants pour faciliter l’achat par les usagers les mieux insérés sur le plan social, mais également par les plus précarisés (vente en microquantités), l’inflation des quantités et de la pureté de la cocaïne depuis 2016, qui correspond à un niveau historiquement élevé de la production colombienne (…) la baisse du prix du gramme depuis 2017 après huit ans de hausse (…) une multiplication des points de vente (…) et la montée en puissance des routes Antilles-Guyane ».
Les routes de la cocaïne
L’OFDT, dans son dernier Rapport national sur les drogues 2018 publié le 29 janvier 2019, écrit : « La cocaïne consommée en France provient essentiellement de Colombie… Elle transite essentiellement au sud par l’Espagne et au nord par les Pays-Bas (Rotterdam) et la Belgique (Anvers). Il semble que depuis quelques années, le port du Havre soit en train de devenir une porte d’entrée majeure de la cocaïne sur le territoire français (…) Le produit part de Colombie, transite par le Venezuela et atteint la Martinique en passant par la mer des Antilles, les Antilles françaises devenant une zone de rebond majeur de la cocaïne vers la France et l’Europe via notamment les connexions existantes entre les ports de Fort de France et le Havre ». Le rapport indique que « la Guyane s’affirme de plus en plus comme une source importante de la cocaïne destinée à la France voire au marché européen. Le trafic de “mules” empruntant la voie aérienne entre la Guyane et la métropole est en forte augmentation ». (les mules étant des personnes qui transportent la drogue ; Ndlr)
S’il n’existe pas encore d’estimation officielle, le trafic de cocaïne qui passe par les mules en provenance de l’aéroport de Cayenne Félix Eboué, en direction de Paris Orly, pourrait alimenter le marché métropolitain de la cocaïne de manière significative même si les routes maritimes en provenance du Brésil ou des Antilles restent les plus importantes.
La mule guyanaise : entre 2 000 et 5 000 mules par an entre Cayenne et Paris
On observe depuis 2015 une très forte augmentation d’arrestations de passeurs de cocaïne (mules) depuis l’aéroport Félix Eboué de Cayenne vers Paris, aéroport d’Orly. En 2017, plus de 600 passeurs ont été interpellés avec 900 kg de cocaïne. Selon les services concernés, cette tendance est en augmentation significative sur 2018. Les chiffres sont encore en cours d’évaluation, mais dépasseraient la tonne de cocaïne saisie avec une augmentation du nombre de passeurs interpellés sur ces vols commerciaux. Deux compagnies aériennes se partagent ce trajet quotidiennement, certains vols pouvant transporter jusqu’à 10 mules par voyage. Il pourrait ainsi y avoir entre 2 000 et 5 000 mules pouvant transporter plusieurs tonnes de cocaïne par an.
Pour réaliser un passage de cocaïne transatlantique en avion, le prix de la prestation pour la mule est de 5 000 euros en moyenne avec une cocaïne achetée environ 5 000 euros le kilo et qui peut être revendue 30 000 euros en métropole dans les circuits de distribution. Une mule peut transporter entre quelques dizaines de grammes et jusqu’à 30 kg avec ses bagages par voyage.
Ceux qui pratiquent l’ingestion peuvent transporter dans leur organisme jusqu’à 1,5 kg. Comme l’explique David Weinberger de l’INHESJ, « entre les mules intra-corporées et extra corporées, on est sur une moyenne de 1 à 2 kg par passage, avec des passeurs qui peuvent faire le trajet à plusieurs reprises avant d’être interpellés et arrêtés… On n’est, sur ces transports, que sur du chlorhydrate de cocaïne, donc de la cocaïne poudre, prête à être sniffée, de très bonne qualité avec une moyenne sur les saisies de 65 % de pureté… Le taux de pureté élevé s’explique par l’augmentation de la production, par le fait qu’il y a plus de disponibilité sur le marché mondial et donc les effets de concurrence font que les trafiquants, au niveau du détail, coupent de moins en moins la cocaïne pour pouvoir rester compétitif. Donc la pureté exprime la disponibilité du produit sur le marché et ça marche très bien pour la cocaïne ».
La route guyanaise
Trois pays se partagent la production de la cocaïne : la Colombie, le Pérou et la Bolivie. On sait que la cocaïne qui arrive en France est principalement colombienne et qu’elle transiterait pratiquement en totalité par le Suriname, avant d’arriver en Guyane française.
Il existe depuis les années 1980 des liens entre les groupes criminels qui opèrent en Colombie et ceux du Suriname (voir l’enquête «Suriname et cocaïne»). La cocaïne produite en Colombie est, entre autres routes, envoyée au Suriname, qui se trouve sur la façade atlantique du continent, face à l’Afrique et surtout à l’Europe et la cocaïne qui transite par la Guyane provient des groupes criminels surinamiens.
Concernant ces groupes criminels surinamiens, comme l’explique David Weinberger, « on n’a pas de preuves précises mais il est évident que des noms circulent depuis 10 à 20 ans, des mandats d’arrêt internationaux ont été portés, notamment auprès de grands acteurs de la politique au Suriname que sont le président Desi Bouterse et son fils mais aussi Ronnie Brunswijk et son fils. Ce sont des mandats d’arrêt internationaux déposés par les néerlandais, il y a eu des condamnations, mais on n’a pas de preuve particulière de l’implication aujourd’hui de ces personnes dans le trafic qui passerait par la Guyane côté français ».
Les points de passage
Le trafic se déroule entre la Guyane et le Suriname par le Maroni, le fleuve frontière entre les deux pays, principalement au niveau de Saint-Laurent du Maroni (Guyane) et d’Albina (Suriname) où passe la route qui relie Paramaribo (capitale du Suriname) à Cayenne. La plupart des mules se rendent au Suriname pour prendre la cocaïne à transporter.
Ceux qui ingèrent péniblement des boulettes de cocaïne, emballées dans des préservatifs, en buvant de l’eau et du coca et qui dans le meilleur des cas passeront des heures à les expulser à l’arrivée par voie naturelle, le font pour l’argent avec la peur de mourir à tout moment pendant le voyage. Car si une boulette s’ouvre dans leur ventre, c’est la mort immédiate par overdose. La Guyane est un département sinistré économiquement et les milliers d’euros proposés par les trafiquants pour un transport sont une opportunité rare de se faire d’un seul coup un peu d’argent.
L’autre axe de passage est le fleuve frontière et ses affluents en pleine forêt amazonienne, qui sont partout traversés par des pirogues, pratiquement totalement hors contrôle. Une situation particulièrement criante dans le sud, dans la zone où se concentrent l’orpaillage clandestin et tous les trafics en plein développement, comme en témoigne la multiplication des commerces sauvages qui se construisent tout le long de la rive surinamienne.
Ces services sont ravitaillés en pirogue par les fleuves ou à partir de petites pistes d’avions en forêt, par lesquelles transitent les clandestins, les prostituées, l’or, les drogues et tout ce qui peut être utile aux chercheurs d’or qui opèrent clandestinement sur le territoire français.
Les fleuves sont les routes de l’Amazonie. Les services de police et de renseignement ont des informations sur des trafics de cocaïne existants depuis les années 1980 via le réseau fluvial depuis le Venezuela, passant par le Guyana, le Suriname et éventuellement la Guyane française. Il existerait aussi des informations non confirmées des services de police brésiliens qui indiqueraient que d’autres fleuves, qui passeraient davantage par le Brésil, au sud de la Guyane, seraient utilisés de manière significative pour trafiquer de la cocaïne vers le Brésil.
Mais comme le précise David Weinberger, « le rôle de la Guyane est peu clarifié dans la géopolitique des drogues brésiliennes, en sachant que les trafiquants ont quand même peu intérêt à transiter par le département français qui dispose notamment de moyens de contrôle qui sont censés être supérieurs à ceux du Suriname ou du Guyana ».
Ce qui favorise la route guyanaise
Plusieurs facteurs en se combinant semblent avoir favorisé cette augmentation forte du trafic par la route guyanaise. La première est très certainement l’augmentation de la production mondiale de cocaïne qui se répercute sur toutes les destinations concernées.
La deuxième est probablement l’accentuation des contrôles douaniers à l’aéroport de Schiphol à Amsterdam, principale destination aérienne européenne depuis Paramaribo, la capitale du Suriname. Le Venezuela est très surveillé, tous les vols provenant de ce pays sont également très contrôlés, tout comme ceux en provenance du le Brésil qui a aussi été identifié comme un des premiers exportateurs de cocaïne. C’est donc une surveillance accrue sur toutes ces destinations de la région qui a pu entrainer un report vers la Guyane française, à priori moins suspecte.
Le troisième point évoqué par les spécialistes, ce sont de possibles alliances entre des groupes criminels au Suriname et ceux qui sont capables d’opérer côté français, alliances qui auraient permis de mettre en place une stratégie d’augmentation significative du passage de la cocaïne par l’Aéroport Félix Eboué de Cayenne.
RFI