APP – Figure emblématique du patronat et des femmes d’affaires du Mali, voulez-vous vous présenter plus précisément?
Mme Aïssata Touré COULIBALY – Je suis chef d’entreprise, mariée et mère de quatre enfants. J’évolue principalement dans la filière d’exploitation de fruits et légumes frais à destination principalement du marché international de Rungis (France) et de quelques autres États de l’Union européenne.
Je suis notamment la Présidente de l’Association des femmes chefs d’entreprise du Mali et, à ce titre, la Présidente nationale du Réseau des Femmes Opératrices Économiques du Mali (qui compte 6 700 femmes) et également la Présidente sous-régionale des Femmes Opératrices Économiques de l’espace UEMOA (Union économique et monétaire d’Afrique de l’Ouest), qui regroupe huit pays, et je représente toutes ces organisations au sein du Patronat du Mali. Il y a trois ans, j’ai également été nommée par décret présidentiel Commissaire à la Commission Justice et Réconciliation et Coordinatrice du Genre. Cela fait beaucoup de casquettes, j’en conviens!
APP – Mais n’avez-vous pas fait aussi une carrière dans la banque?
Mme Aïssata Touré COULIBALY – Juste après mes études de gestion et d’administration, une grande banque libyo-malienne, la BALIMA devenue la BCS, s’est installée au Mali, et m’a recrutée. J’ai travaillé dans cette grande banque de la place pendant dix ans et acquis – je crois – une solide expérience. Mais, pour des raisons personnelles, j’en ai démissionné car mon salaire ne me permettait plus d’assumer mon train de vie et d’élever mes quatre enfants. Je me suis alors lancée dans le privé et ce fut une nouvelle aventure, où j’ai découvert l’entrepreneuriat, ses règles et ses risques.
APP – Lors du Forum de Bamako, qui vient de se dérouler à l’Hôtel Azalaï, vous avez participé à un panel de haut niveau présidé par l’ancien Premier ministre Moussa Mara et consacré précisément à l’entrepreneuriat féminin…
Mme Aïssata Touré COULIBALY – Ce Forum, associant quatre éléments extrêmement importants pour notre vie économique, est d’une parfaite actualité, tout comme ce panel consacré à l’entrepreneuriat féminin. En écoutant les interventions des unes et des autres, il m’a paru très intéressant de constater que nous avons pratiquement les mêmes problèmes. Que ce soit au Mali, au Cameroun, au Sénégal ou en Guinée, l’entrepreneuriat féminin a à peu près le même visage. Nous sommes toutes confrontées aux mêmes problèmes et aux mêmes défis. Et nous cherchons toutes à sortir de cette situation avec pragmatisme et efficacité pour que les femmes contribuent au mieux au développement économique de leurs pays respectifs.
Les banques accompagnent les entreprises en leur accordant des crédits, mais au Mali elles sont complètement à côté de la plaque et le font parfois à des taux avoisinant les 12%, voire 18%. Ce n’est pas normal. Il faut vraiment que les banques revoient leur stratégie car ces taux sont exorbitants pour toutes ces femmes qui sont dans l’informel, que ce soit dans l’agriculture, le commerce ou l’artisanat. Nous avons besoin de produits adaptés au profil de nos petites entreprises.
APP – Quelle est votre priorité pour trouver des solutions concrètes?
Mme Aïssata Touré COULIBALY – Pour ma part, j’estime que la priorité est à la formation des jeunes femmes qui se lancent dans l’entrepreneuriat car elles y arrivent bien souvent par accident et non par vocation. Nombre d’entre elles se disent : «Je n’ai pas de travail, je n’ai pas de tuteur, ou bien je suis divorcée, je vais me lancer et ouvrir un petit commerce». Mais beaucoup d’entre elles n’ont pas la moindre culture de l’entrepreneuriat, ce qui rend les choses encore plus difficiles et complexes, car certaines femmes touchent à tout et font plusieurs choses en même temps sans vraiment s’y connaître…
Il y a donc un gros déficit de formation. Or celle-ci me semble indispensable et prioritaire, avant même l’accès au financement dont on parle souvent. Une jeune femme ne peut s’asseoir et se dire «je vais exporter de la mangue», puis aller à la banque réclamer un prêt de 50 millions de CFA, si elle ne sait pas quoi en faire.
Il faut en amont un minimum de formation et pouvoir s’entourer de ressources humaines à la hauteur de son projet, car on peut être chef d’entreprise et ne pas tout connaître. Il faut pouvoir, par exemple, embaucher des gens compétents et les mettre aux bons postes de responsabilité pour pouvoir développer son entreprise. Chef d’entreprise, c’est un vrai métier et la formation, c’est la clé de 50% de la réussite d’une entreprise. Et je parle d’expérience, car nous avons toujours le problème d’agents qui ne sont pas qualifiés pour le travail qu’on leur demande!
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APP – Parlons un peu de votre entreprise. Vous êtes, je crois, dans la mangue?
Mme Aïssata Touré COULIBALY – Je suis aussi dans l’horticulture et, même si j’en parle peu souvent, commençons par là. J’ai quand même 7 hectares de fleurs au Mali que je fais pousser et certaines variétés m’avaient même été commandées par le marché de Rungis. Je travaille avec les grossistes qui, eux, peuvent dispatcher la production. Et j’en envoie aussi en Mauritanie et au Niger. Côté horticulture, j’emploie neuf personnes pour un chiffre d’affaires de 300 millions de CFA par an.
Côté mangues, ma société compte quinze collaborateurs permanents et fait travailler quelques 450 «saisonniers» pour les cinq mois de la campagne de production qui va de mars à fin juillet. En volume, cela représente 90 tonnes pour les mangues qui partent par avion, et six containers par mois pendant cinq mois pour les mangues livrées par bateau. Un conteneur embarqué sur un cargo peut compter 6 000 cartons de 4 kg de mangues.
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«Cet embargo n’a aucun sens car tout le monde
en souffre, le Mali comme ses voisins»
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APP – Vos affaires prospèrent, mais la situation économique du Mali ne semble guère brillante…
Mme Aïssata Touré COULIBALY – En réalité, nos entreprises – qui sont de petite taille et n’ont pas une certaine capacité financière pour pouvoir tenir – sont toutes en train de mourir. Nous avons connu la crise de 2012 et la majorité de ces petites entreprises qui sont gérées par des femmes se retrouvent dans l’économie informelle. Même la transformation des produits locaux est encore artisanale. Aucune entreprise gérée par une femme n’a aujourd’hui une capacité industrielle de transformation digne de ce nom. Nos capacités sont faibles. Et ces femmes ne peuvent aller vers les banques qui ne leur accordent pas de crédit car elles n’ont pasde garanties.
Dans l’artisanat, ces femmes travaillaient essentiellement avec les hôtels où elles vendaient beaucoup, surtout dans les régions touristiques, mais, en raison de l’insécurité, le tourisme ne marche plus et l’artisanat donc ne suit plus. Toutes ces femmes qui travaillent le cuir, les peaux, les perles, les bijoux n’ont plus de clients…
Ensuite, nous sommes passés par la crise de la Covid pendant deux ans et, aujourd’hui, nous subissons l’embargo et les frontières du pays sont fermées!
APP – Quelles sont précisément les conséquences de cet embargo?
Mme Aïssata Touré COULIBALY – Les sanctions économiques prises par la CEDEAO (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest) le 9 janvier dernier à l’encontre du Mali ruinent l’économie du pays et ruinent les ménages. Car, depuis, tous les prix ont flambé et les salaires ne suivent plus.
Je vous assure qu’à Bamako, dans ma boutique de fleurs ouverte dans le quartier de l’ACI 2000, je peux faire quinze jours sans vendre un seul bouquet! Car il n’y a plus d’argent et le peu que l’on gagne passe dans le panier de la ménagère. Tous les prix ont flambé, y compris ceux des produits de première nécessité comme le mil, le riz, le fonio qui ont pratiquement doublé ou ont augmenté au moins de 50%! Personne n’a plus la tête à mettre de l’argent dans les fleurs…
APP – Comment, dans ces conditions, l’économie malienne peut-elle tenir?
Mme Aïssata Touré COULIBALY – Bonne question, mais honnêtement je n’ai pas la réponse. C’est intenable. J’ai créé ma société Multichem en 1995 et, pour la première fois, je suis en train de mettre en chômage technique certains de mes agents. Vous voyez un peu ce que cela représente pour toutes ces familles si le chef de famille n’a plus d’emploi…
Beaucoup d’entreprises sont malheureusement dans le même cas. C’est extrêmement grave ce que nos entreprises vivent aujourd’hui. La seule note d’espoir serait que l’on lève cet embargo car la grande majorité de ces femmes sont des commerçantes qui font du commerce transfrontalier avec nos pays voisins comme le Sénégal, la Mauritanie ou la Côte d’Ivoire. C’est ce va-et-vient incessant qui fait marcher le commerce et tourner l’économie de nos différents pays. Or, comme les frontières sont fermées, ces femmes ne font plus rien. Cet embargo n’a aucun sens et tout le monde en souffre : les Sénégalais et les Ivoiriens comme les Maliens!
J’ose donc espérer qu’à l’occasion du prochain Sommet extraordinaire de la CEDEAO, le 4 juin à Accra (Ghana), nos dirigeants en prennent conscience, surmontent leurs querelles politiques pour prendre de la hauteur, avoir pitié de nos peuples et sauver nos économies qui sont en train de s’écrouler. Je l’espère de tout mon cœur.
Source: africapresse.paris