C’est sur les hauteurs d’une falaise surplombant un village entre Sévaré et Bandiagara que nous reçoit Youssouf Toloba. Chef d’état-major de la milice Dan Na Ambassagou (Sous la protection de Dieu), qu’il a créée en 2016 pour la défense du pays dogon, il a accepté pour la première fois d’accueillir un média dans son fief. Habillé de sa traditionnelle tenue de chasseur, rangers de militaire aux pieds, Toloba scrute l’horizon depuis sa position.
Entouré de près d’une centaine de ses hommes, cloche autour du pouce, dont un simple tintement suffit à mettre au pas ces derniers et à installer un silence de cathédrale. Muni d’un bâton, celui du guide de toute une communauté qui ne jure désormais que par lui. Le matin de notre entretien (le 9 septembre), une manifestation géante en soutien à son mouvement a mobilisé presque toute la ville de Bandiagara, où les entrées et sorties ainsi que les tous les commerces avaient été fermés pour l’occasion. Les manifestants réclamaient la cessation des attaques contre le mouvement, « seul habilité à les défendre », après que l’armée ait procédé à des bombardements. Deux jours plus tôt, des djihadistes avaient tués deux jeunes, emportant leur bétail. Ce qui a conduit Toloba et ses hommes à procéder à des manœuvres d’envergure. C’est dans ce climat que l’énigmatique, mais aussi controversé, chef de milice, accusé par certains de génocide, nous a accordé en exclusivité ce long entretien.
L’un de vos camps a subi des bombardements de l’armée le 5 septembre. En connaissez-vous la raison ?
Elle trahit le peuple. L’armée avait dit viser des djihadistes. Mais quand tu te rends compte que tu t’es trompé, ne dois-tu pas faire machine arrière ? Mais elle ne l’a pas fait. Pourquoi ? Ce n’est plus une erreur dans ce cas, c’est délibéré.
Quelle sera votre réaction si des bombardements se produisaient de nouveau ?
Je ne souhaite plus qu’un avion cible Da Na Ambassagou. Si c’est pour se battre, j’ai dit à l’État que s’il ne voulait pas ou ne pouvait pas y aller, qu’il me suive, je l’accompagnerai. Pourquoi refuse-t-il ? Les djihadistes ne sont pas très loin. J’ai dit à l’État de me suivre, je lui montrerai la voie. Beaucoup pensent que c’est un combat contre les Peuls, ce n’est pas le cas. Si nous devions combattre les Peuls, nous aurions pu les attaquer le long de la route de Bandiagara, nous ne l’avons pas fait. Ce n’est pas un conflit ethnique, c’en est un contre les méchants. Si tu fais partie des méchants, nous te combattrons et ce quelle que soit ton ethnie. J’ai donc dit à l’État, s’il pense que les chasseurs seuls ne font que du désordre, qu’il vienne nous épauler pour travailler ensemble. S’il était avec nous, pourrions-nous faire du désordre ? Je ne souhaite plus qu’un avion nous cible. Si cela se reproduit, vous avez vu les marcheurs aujourd’hui (ndlr : 9 septembre), ce sera pire la prochaine fois. Ce n’est ni mon souhait, ni celui des autorités. Aucun de nous n’y gagnerait.
Vous aviez eu déjà un accrochage avec un bataillon des Famas et vous aviez après Ogossagou dit non à la dissolution de votre mouvement par le gouvernement. Quelles sont vos relations avec les autorités?
Je ne suis pas là pour les autorités. Combien de fois m’ont-elles encerclé ? Mais ce n’est pas encore mon heure. Les autorités n’ont rien à voir avec notre mouvement, elles ne peuvent donc pas le dissoudre. Elles peuvent nous tuer, elles le font déjà et elles continuent. Beaucoup de personnes ont été tuées, par les djihadistes et par l’armée. Nous ne sommes pas à la disposition des autorités, nous sommes là pour notre propre sécurité. Le jour où vous allez entendre que Da Na Ambassagou est dissoute, ce sera le jour où la paix règnera de nouveau dans ce pays.
Un accord tacite semblait exister entre vous et l’armée, ce qui de fait l’empêchait de vous désarmer ou de mener des actions contre vous…
Ce n’est pas vrai. Depuis la création de notre mouvement, nous n’avons jamais discuté avec l’armée. L’année dernière, nous avons eu une réunion avec les militaires et nous leur avons transmis la localisation de nos bases, mais nos membres s’y font tuer. C’est de la trahison. Nous le savions déjà. Dire que nous discutons, travaillons ou avons le quitus de l’armée pour faire notre travail, ce n’est pas vrai. L’armée ne couvre pas les zones que nous couvrons. Et si elle n’y est pas, qui y est ? Avez-vous vu des autorités ici ? Il y a eu une attaque dans ce même endroit, mais les autorités sont venues et sont reparties en une minute. Nous, nous sommes là. Nous veillons sur notre zone, nous n’allons nulle part ailleurs et il n’y a aucun accord entre les autorités et nous. Dire qu’elles ne nous arrêtent pas, qu’elles nous laissent faire, c’est faux. Le nombre de nos membres tués par les autorités et celui de nos armes saisies sont assez conséquents. Si nous travaillions ensemble, le feraient-elles ? Nous ne travaillons pas avec l’armée, nous la tolérons. Parce que, à chaque tuerie, elle ne vient pas, nous voulons nous défendre et elle vient nous tuer.
Les agissements de l’armée que vous décrivez ne seraient-ils pas récents ?
Depuis que nous avons commencé à travailler, l’armée nous prend nos armes. Le jour où nous avons installé le premier camp de Da Na Ambassagou, les gendarmes étaient les premiers à nous interpeller. Ils disaient ne pas être d’accord avec l’installation de notre camp. Nous avons demandé à ce qu’ils viennent, mais que nous installerions néanmoins notre camp. Je le réitère : nous ne travaillons pas avec l’armée. Notre souhait est qu’elle soit là pour nous sécuriser. Si elle ne le peut pas, nous le ferons nous-mêmes.
En août, à la faveur de la visite du Premier ministre, des accords de cessation d’hostilité ont été signés, les énièmes après les précédents, systématiquement violés. Ceux-ci peuvent-ils être les bons ?
Quelle importance peuvent revêtir ces accords ? On tue des gens sur les collines ici. Cela ne s’est pas arrêté, c’est simplement que le site est désormais gorgé d’eau. Ils ne peuvent donc plus y rester. C’est pour cela que cela s’est ralenti, mais cela n’a pas pris fin.
Selon certains médias, vous auriez reçu de l’argent en échange de votre signature ?
Je ne sais pas. Je n’ai pas reçu d’argent et je n’ai pas signé d’accord. Ce sur quoi je me suis entendu avec le Premier ministre était que ceux qui sont cachés dans les forêts viennent. Ils s’assiéront, nous ferons de même et nous discuterons. Une seule personne ne peut baisser les armes.
Nouveau gouverneur, interdiction de circuler à moto levée, nombreuses promesses. La situation sur le terrain a-t-elle évoluée depuis ces décisions ?
La circulation à moto, que l’État ait levé ou pas l’interdiction, c’est du pareil au même. Toute personne qui circule à moto chez nous, si nous n’avons pas confiance en toi, nous t’arrêtons. C’est clair. Quand le soleil se couche, les motos ne circulent pas dans le pays dogon. Si nous te voyons, nous t’arrêtons. Tu passeras la nuit ici avant de reprendre ta route le lendemain. Si les motos dépassent le nombre de deux, trois, voire cinq, nous les arrêtons pour leur poser des questions.
Existe-t-il une volonté de votre part de mettre fin à la crise ? Des rapports affirment que tous les groupes armés dans le centre, y compris le vôtre, s’adonnent à des trafics ?
C’est faux. Vous voyez nos armes. L’État a arrêté tous ceux qui confectionnent nos armes, les empêchant du coup de travailler. Seuls les Dogons peuvent confectionner des armes et les utiliser. Même sans les armes des « Blancs », nous confectionnerons nos armes et nous nous battrons. Nous ne faisons pas de trafic. Si la crise prend fin, le trafic aussi. Si ce n’était l’État, cette crise serait déjà finie. Que l’État nous suive. Nous l’avons dit, nous ne touchons pas aux populations, mais toute personne armée qui combat sans raison nous l’arrêterons. Nous nous défendons. Les autres disent combattre pour la religion. Sommes-nous pareils ? Le Mali est un pays laïc. S’ils sont d’accord avec cela, qu’ils déposent les armes, sinon, nous allons continuer. Nous confectionnerons nos armes et nous poursuivrons le combat. Ils ont arrêté beaucoup de ceux qui font nos armes, mais nous en avons encore beaucoup qui peuvent le faire. Nous ne faisons pas de trafic, nous n’allons pas dans d’autres pays pour faire entrer des marchandises, nous ne défendons que notre zone. Il n’y a pas un seul lieu dans tout le pays dogon où l’on peut acheter des armes. Toutes les armes que vous voyez aussi, ce sont des butins de guerre que nous prenons aux djihadistes. Il n’y a pas une seule personne qui puisse prouver qu’un tel ou untel nous aide à nous procurer des armes. Si vous en voyez, montrez-les nous. Même notre nourriture nous la cultivons nous-mêmes, à moins que cultiver ne soit devenu un trafic !
Vous dites récupérer des armes comme butin de guerre. Pourtant le rapport de forces semble à l’avantage des djihadistes, en témoignent les combats du 3 septembre dans le village de Wouro Ferro, où plusieurs de vos membres auraient perdu la vie.
Un agresseur est un traitre. Ceux qui ont les équipements, comme l’armée, arrivent-ils à prendre les armes des djihadistes ? Des gens meurent toujours. Dernièrement, des civils ont sauté sur une mine. Ce n’est que de la traitrise. Si c’est pour un face-à-face, qu’ils viennent, nous sommes là. Nous ne crions pas sur les toits que nous avons tué des djihadistes. Sinon, lorsque deux camps armés se battent, s’il n’y a des morts que dans l’autre camp et rien dans le tien, ce ne sont que des mots. Tous les jours, ce sont les djihadistes qui nous agressent. Dans un village pas très loin, ils ont donné un ultimatum de trois jours aux villageois pour qu’ils libèrent les lieux. Ils sont venus chez nous. La raison ? Ils habitent sur leur lieu de passage. Cinq villages ont été évacués à cause d’eux. Pourquoi les tuent-ils ? Dire qu’ils ont l’avantage sur nous, ce n’est pas la question. Un personne qui n’est là que pour détruire et se vante de la moindre petite chose, ce n’est pas notre cas.
Après la tuerie d’Ogossagou, des regards accusateurs se sont portés sur vous. Un rapport de la MINUSMA a conclu, sans vous citer nommément, que les assaillants portaient des tenues de chasseurs et de militaires.
Je ne suis pas au courant, et Da Na Ambassagou non plus, pour Ogassagou. L’État nous a agressés. Ils ont dit que les responsables de l’attaque portaient des tenues de chasseurs. Tout le monde peut en porter. Et pour ceux qui étaient habillés en militaires, cela suppose-t-il la responsabilité de l’armée ? Cette attaque porte d’abord préjudice aux Maliens. Nous le regrettons tous, mais il y a eu un autre carnage après. Ont-ils accusé les chasseurs ? Ont-ils désigné des responsables ? Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? Après Ogossagou, ils ont dissous notre bureau. Pourquoi n’avons-nous rien entendu sur l’auteur des tueries de Sobane ? Ou est-ce l’armée qui est coupable? Pour Ogossagou, nous avons été accusés. On nous a dit en conflit avec les Peuls et c’est un village peul qui a été rayé de la carte. Mais le second était un village dogon. Était-ce aussi les chasseurs ? Nous n’avons entendu personne. Ils ont même tabassé notre maire, lui reprochant d’avoir parlé. Nous vous attendons. Une mort reste une mort. Si vous aidez les uns et que la même tragédie se produit ailleurs, dites-le.
Tous vos membres ont semble-t-il des cartes permettant de les reconnaitre. Pourquoi ne pas vous baser sur cela pour réguler l’accès aux tenues de chasseurs ?
Nous avons deux types de chasseurs. Vous avez ceux qui chassent le gibier et ceux qui protègent le pays. Nous ne pouvons pas l’interdire. La tenue de chasseur est un héritage, on ne peut empêcher une personne d’en jouir. Nous ne pouvons pas interdire la tenue de chasseur.
Après l’attaque de Sobane Da, un communiqué attribué à Dan Na Ambassagou considérait cela comme une déclaration de guerre. Contre qui ?
Qui fait la guerre dans un pays (me posant la question) ? C’est bien l’armée, non ? Nous sommes l’armée du pays dogon. La déclaration dont vous parlez, je ne l’ai pas faite.
On dit votre mouvement bien structuré, avec un effectif conséquent. Pourquoi n’arrivez-vous donc pas à mener au mieux la mission que vous vous êtes confiée : assurer la sécurité des personnes et de leurs biens ?
Le territoire est trop vaste pour nous. L’armée est là, mais les tueries continuent. Notre effectif n’est pas assez important pour la zone que nous surveillons. Il n’est pas dit que nous ne travaillons pas, non, nous le faisons. Mais nous n’avons pas assez de monde pour tout couvrir. L’armée est à Sévaré, 20 kilomètres séparent Sévaré du lieu de la dernière attaque, mais l’armée n’y est toujours pas venue. Quand ils ont été prévenus, ils ont pris l’avion pour venir nous bombarder. Nous avons du monde, mais pas assez pour toute la zone. Voici la raison. Nous veillons jours et nuits et nous continuons de recruter de nouveaux membres.
Selon vous, tout Peul est-il djihadiste ?
Non, ils ne sont pas les mêmes. Mais toute personne qui soutient les djihadistes en est un.
Mais, pour autant, vous disiez qu’héberger des djihadistes, même sous la contrainte, vous mettait sur le même pied qu’eux. Et vous agissez donc en conséquence. N’est-ce pas disproportionné ?
Vous ne pourriez être là avec nous si n’étions pas les mêmes. Nous vous avons reçu parce que nous avons confiance en vous. Si ce n’était pas le cas, vous ne pourriez être là. Toute personne qui abrite des djihadistes en est aussi un. Nous avons dit : qu’importe ton ethnie, si un djihadiste vient chez toi, préviens les autorités. Pourquoi les djihadistes ne s’abritent-ils que chez les Peuls ? Sont-ils Peuls aussi ? Ils ne vont ni chez les Bobos, ni chez les Dafings, rien que chez les Peuls.
Journal du mali