Le crépuscule cède lentement la place à la nuit. L’obscurité enveloppera, bientôt, la ville de Bamako. Après le quatrième appel et avant le cinquième du muezzin pour la prière à la mosquée, l’animation atteint son « pic » au grin.
Nous sommes à Magnambougou. Ce quartier est habité par un fort quota de la classe moyenne de la population de la capitale malienne, Bamako. Il a été créé au bénéfice des agents de l’Administration publique, dans les années 1980.
Tous les jours, en fin d’après-midi, les ‘grins’ se remplissent de générations successives, à mesure que la nuit avance. Au centre du groupe, trône le petit fourneau rempli de braises ardentes. La théière est en train de bouillirdepuis plusieurs minutes. Elle est remplie d’un thé vert de première qualité, directement livrée de Chine. La boisson fétiche fidélise et fortifie la camaraderie. Le quorum est atteint au ‘grin’ réuni, ce petit soir de fin septembre. La coutume est respectée, depuis une dizaine d’années. Après une journée harassante de travail, la majorité des jeunes présents vide leur stress dans ces cercles d’amis.
Soudain, le débat devient houleux au sujet de l’incarcération d’un richissime paysan malien. Il est accusé de malversations financières. Les échanges entre les jeunes ont viré sur la vie dans la prison centrale de Bamako-Coura, où serait interné le célèbre cultivateur. La discussion est vive entre deux clans. Les avis divergent sur la culpabilité ou l’innocence du prévenu, mis sous mandat de dépôt. Le premier groupe salue l’avènement d’une ère nouvelle où la justice est décidée de prendre les taureaux (du paysan) par les cornes. Le deuxième groupe s’oppose à l’embastillement du puissant leader syndical paysan, en arguant d’un règlement de compte purement politique. Entre les deux, une poignée de légalistes fait confiance au Procureur de la République fraîchement arrivé à la tête du Pôle économique.
Légèrement en retrait, un habitué du groupe de retrouvailles attirera l’attention sur lui. Il s’agitait d’impatience pour capter l’attention de ses camarades de ‘grin’. Au détour de cette causerie amicale, au ‘grin’ sur l’incarcération de l’influent responsable du monde paysan, notre ancien détenu veut livrer, généreusement, les souvenirs de son séjour à la Maison d’arrêt de Bamako Coura.Il veut raconter son séjour carcéral dans la vieille bâtisse en pierres nues de Bamako Coura, qu’il appelle, avec une étonnante nostalgie, « le Lycée ». Pour la petite histoire, il avait été envoyé là, après s’être rendu coupable d’abus de confiance, de faux et usage de faux.
TOUT UN UNIVERS ! Les premiers verres du thé chinois sont déjà servis. La mousse occupe la moitié du récipient que le jeune Lassi sert aux membres du ‘grin’. En servant l’infusion, il respecte la hiérarchie des âges. La dernière fois qu’il n’a pas respecté ce protocole établi, il a écopé d’une amende de quelques bouteilles de boisson sucrée, malgré cette période de vaches maigres.
L’ancien prisonnier avala d’un trait son thé. Il prit la parole qu’il garda, durant près d’une heure. La prison est un sujet tabou. Surtout quand il s’agit de relater une expérience personnelle. Mais l’ancien pensionnaire de Bamako Coura n’en a cure. « Après la prison, il n’y a plus rien à craindre », aime-t-il professer.
« La prison, c’est tout un monde. Un système à part », déclare, d’une ferme opinion, l’orateur qui a séjourné trois mois au centre pénitencier de Bamako-Coura. Son récit de la journée type à la maison d’arrêt étonne l’assistance. Il soutient que cette prison est un centre d’affaires. Seul l’appel de présence de 6 heures du matin est pour tous. Pour le reste, les pensionnaires sont traités à la tête du client. « Plus tu es aisé et large, mieux tu es traité », dénonce l’orateur. A Bamako Coura, « tu as trois à quatre niveaux : le premier est réservé aux fonctionnaires de l’Etat en conflit avec la loi, le deuxième accueille les opérateurs privés nantis, le troisième loge les personnes âgées et le dernier regroupe les autres », explique-t-il.
L’ex prisonnier enchaîne avec les détails. « Chez les fonctionnaires, c’est le grand débat tous les soirs, après les journaux télévisés de l’ORTM. Les sujets politiques sont décortiqués. Et quand le soleil se lève, les jeux de cartes occupent les journées des pensionnaires privés de liberté. Ils ont le droit de déambuler dans la cour. Ils reçoivent les visites et même des services spéciaux », raconte l’homme qui subjugue son auditoire.
« Services spéciaux ? », intervient brusquement Madou, curieux d’en savoir plus. « Oui », soupire le ‘conférencier’. Il révèle que plus le détenu fait preuve de largesses, plus des services lui sont rendus par des codétenus et des gardiens de prison. Il ajoute, au grand étonnement de son vis-à-vis, que certains « gros calibres » passent la nuit dans leur famille et regagnent la prison à l’aube. « Je connais un prisonnier qui a eu des gosses pendant les 6 ans de sa détention », enchaîne-t-il, avant de se servir généreusement dans le gros tas d’arachides grillées, généreusement, servi dans un papier.
ECHANGE DE BONS PROCEDES –Il poursuit, passionnément, son récit en relatant des faits dont il a été témoin dans la seconde zone réservée aux opérateurs privés nantis. Ils jouissent presque des mêmes commodités que les fonctionnaires : lits en béton, télévision, des affaires personnelles tolérées et, très souvent, des téléphones portables acquis, après des échanges de bons procédés, avec l’administration pénitentiaire. Comme les premiers, ils bénéficient de quelques souplesses. Ils continuent à faire prospérer leurs affaires. Les hauts murs de la maison correctionnelle ne les handicapent en rien. Les visiteurs du soir viennent rendre compte au patron des activités de la journée. Ils sont reçus dans les meilleures conditions de travail possible, semble-t-il.
Quid de la loge des personnes âgées ? Ils ont droit au respect dû à leur statut. Mais pas de télévision, de possibilité de déambuler et de jouer à la carte ou, encore, de lire les journaux, comme l’Essor livrés tous les matins. A ce niveau, les clameurs ne manquent pas. Les sages se battent souvent pour tenir en main la télécommande. Certains imposent ainsi leurs émissions ou compétitions de football. Le prétexte est que tous cotisent pour payer l’abonnement.
Les prévenus lambda sont aussi présents. Ils sont très nombreux à avoir le sentiment d’être oubliés par le juge. Attendant leur procès, ils rasent les murs du centre pénitencier sans pouvoir se faire entendre. Ils constituent la troisième catégorie des pensionnaires. Ils ont droit au strict minimum. Les maladies dermatologiques y règnent en roi incontesté des pathologies en milieu carcéral. Les prisonniers déambulent dans un périmètre respecté par tous. Ces démunis, avec une énergie à revendre, proposent volontiers leurs services aux trois premières catégories de prisonniers. Ils font le linge. Ils facilitent les rencontres. Ils assurent l’intendance des dignitaires internés.
A ce niveau du récit, l’ancien prisonnier, membre fondateur du ‘grin’, marque une pause d’une minute. Il reprend sa narration par le cas d’un banquier placé en détention, suite à des malversations financières avérées. Etant en prison, cet homme épargne les entrées d’argent des prisonniers contre, naturellement, une commission. C’est dire que ce banquier des extrêmes ne chôme pas !
Égrenant les dernières cacahuètes, l’ancien prisonnier révèle une autre facette de la grande prison. « C’est fou. Les détenus sont renseignés sur tout ce qui se passe dans le pays, surtout le milieu judiciaire’, dit-il. Il raconte l’histoire d’un baron des finances dont l’arrivée avait fait le tour des cellules avant que son avocat ne l’apprenne. « Étonnant non ? » s’interroge-t-il.
COMME ABEILLES EN COLONIE – L’ex-détenu ne s’est toujours pas remis de l’ingéniosité débordante dont certains détenus ont fait preuve. Il cite les bracelets en bronze et les bagues d’alliance du même métal fabriqués avec les pièces de 25 Fcfa et 10 Fcfa. Ces objets d’art sont écoulés au cours d’expositions permanentes installées dans la cour de la maison d’arrêt. La paire de bagues est cédée à 5000 Fcfa. « Et ça marche », insiste-t-il. Comme si l’on doutait de ses propos. De la dizaine de membres fidèles au ‘grin’ à Magnambougou, il est le seul dépositaire d’autant d’expertise sur la prison. « La prison, se vit, » a-t-il rappelé, un brin nostalgique de son séjour carcéral.
Il voulait siroter le 3ème bouillon du thé vert chinois que lui tendit le jeune Lassi. Mais il a suspendu son geste. Il déclare qu’il aura tort d’oublier les condamnés. Ils sont entassés dans l’arrière-cour. Ils sont comme des abeilles en colonie. Quelqu’un lui donna raison. Cet interlocuteur avait appris que le ministre de la Justice actuel a mis un point d’honneur à désengorger la prison centrale de Bamako Coura. Le transfert aurait même commencé, croit savoir un autre membre du ‘grin’.
Le dénominateur commun à toutes ces zones est la prépondérance de la petite corruption au sein de l’établissement carcéral. « Absolument tous les services sont payants », affirme l’ancien pensionnaire. Les barèmes sont connus. Ils sont codifiés. Les visites sont liées à la présentation d’une autorisation dûment délivrée par les services judiciaires. Mais on peut passer outre. L’entrée est franchie contre 500 Fcfa ou 1000 fcfa, selon le cas et l’horaire de la visite.
Les jeunes détenus connaissent sur le bout des doigts les moindres coins, recoins et dédales de la prison. Ils se chargent de vous guider vers la personne que vous cherchez. Ce service coûte 500 Fcfa. Même les tickets de Paru mutuel urbain (PMU-Mali) homologuée à 200 Fcfa sont vendus dans le « Lycée » de Bamako-Coura à 250 Fcfa.
TROUBLANTES CONFESSIONS – La nourriture expédiée par les familles arrive aux bénéficiaires contre quelques pièces de monnaie. Pour sortir la nuit, il faut mettre le paquet. Le prix sera à la hauteur du risque que prend le gardien de prison. Quitter la case des condamnés pour retrouver le relatif confort des prévenus est une demande coûteuse. Les services sont chers à mesure que les demandes deviennent exceptionnelles. « Mais tout est possible à priori », tranche l’ancien prisonnier. Le thé avalé jusqu’à la dernière mousse, l’animateur spécial du ‘grin’ confesse qu’il garde de bons souvenirs du monde carcéral.
Il estime que la prison forge le mental et change l’homme. En bien ou en mal. Tout dépend de l’éducation. « Après avoir purgé ma peine, j’y retourne souvent pour faire le vide. J’ai lié amitié avec les uns et les autres. Je ne suis pas dépaysé quand j’y vais en visite ». Cette troublante confession traduit un sentiment partagé par plusieurs ex prisonniers. Ils n’ont plus peur de la maison d’arrêt. Convaincu que tout est négociable, notre narrateur soutient que le « Lycée » ne lui fait plus peur. Car, la nuit tombée, l’argent ouvre les portes du pénitencier. Sur ces mots, la conversation est interrompue par l’arrivée remarquée du seul camarade qui manquait à l’appel, Momo.
Le retardataire se renseigne sur le sujet du jour et se jette à l’eau. Il informe le groupe de la rumeur qui a fait le tour de la ville. Le patron des paysans aurait semé la joie dans le cœur et le ventre de ses codétenus. Il aurait offert deux bœufs qui ont été abattus pour relever le menu du jour. Notre colporteur de rumeur a ajouté, avec le brin d’humour, que les pensionnaires de la Maison d’arrêt auraient prié pour que le Très Haut garde leur bienfaiteur le plus longtemps possible parmi eux.
Le ‘grin’ en a ri jusqu’aux larmes. Sur cette boutade, les uns et les autres regagnèrent, un à un, leur domicile respectif, dans la joie et la bonne humeur.
AC/MD
(AMAP)