L’Afrique n’est pas un pays ! On ne voit pas le monde de la même manière à Dakar, Kinshasa ou Johannesburg… Ce blog veut mettre en valeur des regards originaux et décalés sur l’actualité des Afriques, continent pluriel.
Depuis qu’il a raflé sept César, « Timbuktu » fait de nouveau couler de l’encre.
La polémique autour du film enfle en Afrique. Des voix critiques s’élèvent, et des témoignages se multiplient, en Mauritanie, sur les méthodes du réalisateur, Abderrahmane Sissako, critiqué pour être, notamment selon le journaliste Nicolas Beau, le conseiller culturel du président mauritanien Mohamed ould Abdel Aziz, un général arrivé au pouvoir par coup d’Etat en 2008.
Ainsi, selon des sources proches du tournage, le cinéaste aurait profité de son statut de conseiller à la présidence en faisant son casting dans le camp de réfugiés touaregs du Mali de Mbera, en Mauritanie. Après avoir identifié les personnages de Leyla, la petite fille touarègue qui rayonne dans le film, le petit berger et d’autres figurants, il aurait fait attendre ses recrues jusqu’au dernier moment, avant d’évoquer avec eux leurs conditions de travail et leur donner des indications sur le scénario.
Un sujet sensible, pour des réfugiés ayant pour certains vécu l’occupation des villes du nord du Mali par les islamistes. Les acteurs locaux ont aussi découvert sur place, à Oualata, où s’est passé le tournage sous protection de l’armée mauritanienne, qu’ils allaient recevoir un per diem (défraiement) de 10 euros par jour, et un salaire de 46 euros par jour de tournage effectif.
Certains sont restés trois semaines à Oualata, mais n’ont tourné que trois ou quatre jours, ce qui ne leur a pas permis de rentabiliser le voyage loin de chez eux.
10 euros par jour
L’un des acteurs secondaires du film, Ali Mohamed, jeune Mauritanien qui joue l’un des islamistes tournant autour du personnage d’Abdelkrim, se plaint du traitement qui lui a été réservé pendant le tournage. Il témoigne à visage découvert :
« J’ai été recruté à Nema, la capitale régionale et j’ai été présent à Oualata pendant tout le tournage de “Timbuktu”. J’ai été payé à la fin du tournage 3 500 ougiyas par jour [10 euros selon le cours moyen au 1er mars 2015, ndlr] pour les jours de présence sans prises de vues, et 15 000 ougiyas (46 euros) pour les jours où j’étais sur le tournage.
Je n’ai jamais été invité à aucune des projections de Timbuktu à Nouakchott. Quand il y a eu une projection officielle avec le président de la République, je n’ai pas été appelé. Quand il y a eu une projection au Centre culturel français, je n’ai pas été appelé. Lors de la projection du 25 février à la Maison des jeunes, je n’ai pas été appelé.
J’ai été engagé avec certains de mes amis, mais ils sont repartis quand ils ont vu les conditions du tournage. Moi, j’avais besoin de l’argent et je n’avais pas le choix. Mais eux, ils gagnent plus que 10 euros par jour en vendant des cartes téléphoniques dans les rues de Nema. »
Un autre homme tient à garder à l’anonymat, mais témoigne lui aussi depuis Nouakchott :
« Abderrahmane m’a contacté avant le tournage, on s’est rencontrés, et je suis parti le rejoindre à Oualata pour douze jours. Il m’a dit au départ qu’il n’aimait pas discuter d’argent mais qu’il n’y aurait pas de souci. J’ai répondu que ça me convenait. Je suis parti à Oualata, où je suis finalement resté pendant un mois.
Je le voyais très souvent pour discuter de l’argumentaire et du dialogue central du film. Au départ, il était prévu qu’il soit porté par l’acteur principal, le musicien touareg qui joue l’éleveur. J’ai dit que ce n’était pas crédible, ni vraisemblable, de mettre des débats élitistes sur l’islam dans la bouche d’un éleveur.
On a changé d’idée pour faire porter ce dialogue à l’imam et au chef des djihadistes. J’ai travaillé avec ces deux acteurs pour les dialogues à la mosquée et ailleurs. J’étais présent pour tout ce qui se rapporte à l’islam. »
« Je suis en colère, c’est tout »
« A la fin du tournage, le régisseur m’a donné 3 000 ougiyas (9 euros) de défraiement par jour et 15 000 ougiyas par jour de présence sur le tournage. Il m’a tendu une enveloppe de 250 000 ougiyas (767 euros) que je n’ai pas prise. J’ai expliqué que j’avais aucun contrat et que j’étais avec Abderrahmane depuis le début – il me semblait que la société de production ne pouvait pas apprécier la qualité de mon travail. Je suis parti.
Arrivé à Nema, Abderrahmane m’a envoyé un message pour me dire que j’ai quitté un projet, une aventure, et qu’il était désolé. Quand il est venu à Nouakchott, il a appelé des amis communs et nous avons fait une réunion ensemble. J’ai dit que lui, il savait quel était mon apport, et qu’il pouvait bien ne rien me donner. C’était mieux comme ça, parce que j’estime qu’on ne paie pas 250 000 ougiyas pour un mois.
Des amis communs sont intervenus, et comme ils ne voulaient pas de problèmes avec Abderrahmane, je me suis retrouvé en position de faiblesse : j’ai finalement accepté 250 000 ougiyas plus une rallonge de 100 000 ougiyas (1 075 euros au total).
Je trouve qu’Abderrahmane est un opportuniste. Il faut faire une enquête sur les conditions du tournage du film. Il est conseiller du président de la République et c’est en profitant de cette casquette qu’il est venu chez les réfugiés du camp de Mbera, qui ont constitué les figurants et le plus grand nombre d’acteurs dans son film. Vous ne pouvez pas refuser ce que vient vous proposer le conseiller du Président du pays qui vous accueille…
Je suis gêné, parce que j’ai tourné la page de ce dossier, et je sais bien que ce n’est pas chic d’en parler après qu’il a reçu toutes ces récompenses. C’est comme si j’étais demandeur d’une prime ou d’une réparation. Je tiens à préciser que je ne suis pas dans cette logique. Je suis en colère, c’est tout. »
Source: blogs.rue89.nouvelobs.com/