L’ancien ambassadeur et membre du comité stratégique du M5-RFP donne son appréciation sur les termes de référence de la concertation nationale. Il se prononce également sur les derniers développements de la situation sociopolitique du pays
L’Essor : Quelle est votre lecture de la situation sociopolitique du pays ?
Souleymane Koné : Le contexte actuel est très difficile pour le Mali, parce que nous traversons une crise multidimensionnelle. C’est peu de le dire, parce que tout le monde voit comment nous sommes empêtrés dans cette crise depuis sept ans. La crise est sécuritaire, politique, économique, sociale.
Nous avions pensé, qu’après la transition de 2012, les élections de 2013, que le plus difficile, c’était de rassembler les Maliens, les mettre au travail, créer un consensus national autour d’un objectif commun : comment relever le Mali. Malheureusement, ceux qui ont pris le pouvoir l’ont fait pour la jouissance, et non pour le rassemblement des Maliens, non pour le travail et le Mali.
Pendant sept ans, on a assisté au pillage systématique de notre pays. Ce qui fait mal, c’est pendant que nous sommes en crise que les ressources destinées à l’équipement de nos soldats sont systématiquement détournées. Nos militaires étaient cantonnés dans leur propre pays. Tout était fait pour paralyser l’Armée malienne. De cette façon, on a totalement manqué de stratégie de reconquête de notre territoire, de stratégie de sortie de crise sécuritaire de façon générale.
Ce que le Mali a de plus cher aussi a été atteint : le vivre ensemble construit depuis des siècles à travers l’institutionnalisation de ce que nous appelons aujourd’hui le cousinage à plaisanterie, le Sinankouya et d’autres formes de cohabitations. L’ancien régime s’est systématiquement attaqué à ce vivre ensemble en mettant les communautés les unes contre les autres ; en mettant les clans les uns contre les autres à l’intérieur des communautés.
Pour en finir, depuis le nord jusqu’au centre, cette politique aussi a été menée dans le sens de la conquête ou de la conservation du pouvoir. Tous ceux qui peuvent intervenir dans la médiation, quand il y a un conflit majeur, ont été déstabilisés, délégitimés, désacralisés par l’ancien régime.
L’école a été abandonnée ; la santé a été totalement ignorée et d’autres secteurs comme celui de l’agriculture ont été détruits. C’est extraordinaire que cette année nous allons passer de 400.000 tonnes de coton à 180.000 si encore… Parce que, par une politique qu’on ne peut même pas qualifier, les agriculteurs, majoritairement, ont refusé de cultiver du coton cette année. On peut prendre secteur par secteur pour se rendre compte que la destruction du pays était systématique.
Voilà le contexte dans lequel, le M5-RFP s’est retrouvé en se disant que la question fondamentale pour sauver le Mali était de changer de président de la République. Pendant trois mois, nous avons voulu cette lutte pacifique, démocratique et constitutionnelle. Voilà pourquoi, nous nous sommes basés sur l’article 121 de la Constitution qui dit que lorsque la forme républicaine de l’État n’est plus respectée, le peuple a le droit à la désobéissance civile. Ce n’est pas parce qu’il y avait des institutions de la République, mais il fallait interroger leur fonctionnalité. On s’est rendu compte qu’aucune des huit institutions de la République ne fonctionnait normalement.
La façon dont les jeunes militaires sont venus parachever ce mouvement pacifique du M5, qui a tenu pendant trois mois en faisant sortir des centaines de milliers de personnes sans casser, a été une leçon pour l’avenir. Non seulement pour la jeunesse malienne, mais aussi pour la jeunesse africaine, notamment dans l’espace Cedeao.
L’Essor : Comment voyez-vous l’architecture, les missions et la durée de la transition ?
Souleymane Koné : La mission de la transition doit être refondatrice du Mali. En trente ans, la démocratie a beaucoup apporté au Mali, c’est un fait. Il se trouve que la façon dont les pouvoirs successifs ont géré cette démocratie a laissé beaucoup d’amertume voire d’incompréhensions par rapport à l’objectif démocratique des années 90 et aux attentes de développement du pays. Ce qui a manqué surtout, c’est la façon de gouverner. L’implication citoyenne dans le processus décisionnel est devenu un problème. Nous sommes à un tournant où le citoyen ne doit plus être pris en compte, mais il doit compter. Son intervention dans l’action publique doit être la norme. Pour cela, il nous faut des institutions capables d’assurer cette participation du citoyen. Probablement, le format ou les noms de nos institutions actuelles ne vont pas changer, mais la façon d’y adhérer doit être totalement refondée.
Le Mali a besoin aujourd’hui de deux choses. La première, c’est un système électoral qui doit être tel que, lorsqu’on est élu, on est sûr qu’on a été élu et qu’on représente réellement l’expression du suffrage. Pour cela, il faut revoir l’ensemble du système électoral.
Deuxièmement, il faut qu’aujourd’hui chaque Malien, où qu’il se trouve, soit en mesure de défendre l’intégrité territoriale et l’unité nationale. Pour cela, il nous faut des réformes administratives, des découpages qui reflètent réellement l’adhésion des populations.
Par rapport au profil, ceux qui ont parachevé la lutte du M5-RFP ont, dans leur première déclaration, dit qu’ils vont venir faire une transition politique et civile. Donc, à mon avis, le profil de la transition doit être civil. Cela dit, tous les patriotes militaires qui se sont engagés dans ce processus pour abréger la souffrance du peuple malien, pour faire en sorte que le Mali ne s’effondre pas, doivent être pleinement impliqués dans la réussite de la transition.
La tâche fondamentale de la transition, c’est aussi de rassurer que ce pays, ses citoyens et leurs biens sont en sécurité. Pour cela, la transition doit doter notre armée de tout ce qu’il faut. En tout état de cause, patriotes militaires, patriotes civils doivent aller ensemble.
À mon avis, il faut un Conseil législatif, en tout cas, une instance qui tient le rôle de l’Assemblée nationale, qui est dissoute. Il faut forcément un chef d’État qui assure le rôle de président, il faut un Premier ministre et un gouvernement. Mais, il faut que ce gouvernement soit le plus restreint possible, compte tenu des contraintes que le pays connaît. Maintenant, sa mission, c’est d’assurer les grandes réformes en lien avec la réforme du système électoral, la question de l’unité nationale.
Aussi, il faut baliser la gestion des partis politiques. Nous ne pouvons pas continuer comme cela, avec 200 partis politiques dans un pays comme le Mali. C’est une injure à l’intelligence des Maliens. Il faut trouver des réformes sérieuses pour que les partis puissent se regrouper.
En tout cas, faire en sorte que nous sortions de ce système anarchique de partis politiques. Cela n’a rien à voir avec la liberté de créer ou de ne pas créer des partis politiques. Il faut poser des conditions quant à leur financement public. Je soutiens le financement public des partis politiques. Mais ce financement ne doit pas s’apparenter à une corruption de la classe politique, de l’élite politique. Le financement public est devenu un salaire pour certains chefs de partis. Il faut absolument sortir de cela.
Il faut aussi, par l’organisation administrative du pays, faire en sorte que l’administration soit plus proche des citoyens en tirant utilement toutes les leçons de la faiblesse de notre décentralisation. On a émietté notre pays, 703 communes, même si nous faisons mille ans dans cette situation, il y a des communes qui ne pourront jamais se développer. Il faut revoir la décentralisation, en même temps qu’il faut renforcer la régionalisation. Donc, il faut faire l’opérationnalisation des régions qui sont déjà créées, mais en même temps en recentrant la communalisation.
Je pense que ce sont des démarches qu’il faut entamer, des bases que cette transition pourrait éventuellement lancer. En vérité, il y a plus pressant. Qu’est-ce que qui fait aujourd’hui que le Malien se sent mal, qu’il ne se sent même plus concerné par son pays quelque part ? Parce que l’arrogance de la corruption a atteint un tel seuil dans ce pays que le Malien est dégoûté. Et pour faire face à cela, il faut une justice alerte, et cela commence d’abord par l’audit de toutes les grandes questions qui ont fait l’objet de corruption ces sept dernières années et même, peut-être, plus loin. Et amener les uns et les autres à faire face à leurs responsabilités.
Je serais même tenté de dire que tous ceux, dont les noms ont circulé ou qui ont des dossiers pour être, d’une manière ou d’une autre, impliqués dans les détournements, doivent être frappés d’incapacité d’occuper quelque poste que ce soit au cours de cette transition. Il faut absolument un audit sur les grands dossiers financiers de ce pays.
La transition peut et doit l’initier. En même temps, ces dossiers doivent faire l’objet d’examen, de telle sorte que, des gens ne puissent pas donner l’impression que la transition vient recycler des hommes qui ont pillé le pays et qui veulent profiter de la situation ou des ressources prises aux contribuables pour se repositionner. En tout état de cause, la transition doit refuser d’être un cadre de recyclage de la friperie politique dans notre pays. Absolument, il faut l’éviter, autrement dit on ne donnera plus jamais d’espérance à ce pays.
Les jeunes se sont battus, ils ont été maltraités, tués, y compris dans les mosquées. Si on doit revenir en arrière avec les mêmes gens qui étaient là et qui disaient que tout allait bien pour le pays, que la situation qu’on vivait était la meilleure possible pour notre pays, que même quand ce n’était pas bien, qu’il ne fallait pas changer parce que, parce que … Ce ne sont pas eux qui peuvent venir porter quelque changement que ce soit dans ce pays.
L’Essor : Quelle appréciation faites-vous des termes de référence pour l’organisation d’une concertation nationale sur la transition dont l’atelier de validation vient de se tenir ?
Souleymane Koné : Les termes de références indiquent tout simplement comment les vrais débats sur la transition doivent être abordés. Il s’agissait tout simplement, dans un premier temps, de retracer le contexte qui nous a amené à la transition. Il s’agit de doter la transition d’une Charte, de définir ses organes et de la doter d’une feuille de route. C’était cela l’objectif des ateliers. Je pense que cet objectif, qui ne posait pas de problème, est atteint. Parce que les vrais débats commenceront certainement le jeudi quand on va rentrer dans le vif du sujet en donnant un contenu précis à la feuille de route. Qu’est-ce que la feuille de route doit comporter ? Quels seront les organes de la transition ? Qu’est-ce qu’il faudrait mettre dans la Charte ?
Parce que notre Constitution, n’ayant pas été abrogée, il est évident que dans la période exceptionnelle où nous sommes, il faut se doter d’une Charte qui complète, pour la continuité de l’État, la Constitution dans ses dispositions qui ne sont plus opérationnelles par rapport à la phase actuelle. Une seconde possibilité pourrait exister en disant, en l’état actuel des choses, puisque la Constitution aura des limites, pourquoi ne pas la suspendre une bonne fois et gérer le pays par une Charte de la transition.
La Charte pourrait donner d’autres contenus qui ne sont pas forcément dans la Constitution, mais qui ne seront pas une violation de la Loi fondamentale. Par exemple, si nous décidons demain de faire une grande Conférence nationale, faire une Constituante, cela pourrait figurer éventuellement dans une Charte. En plus des valeurs morales que la Charte pourrait édicter : quels sont les critères pour choisir un Premier ministre dans la transition, quels sont les critères pour choisir un président dans la transition, etc.
Propos recueillis par
Massa SIDIBÉ
Source : L’ESSOR