La mare et ses environs représentaient une providence pour les éleveurs. Aujourd’hui c’est un immense mourir pour les bêtes victimes de la soif et de la faim
Tacharhicht, située à deux kilomètres au sud-est de la ville de Gossi et sur la bordure-est de la mare de même nom. Le site a la particularité de posséder une terre salée, célèbre pour deux raisons : elle borde une étendue d’eau douce, ce qui représente une parfaite étrangeté et tous les grands éleveurs lui reconnaissent le pouvoir de guérir les bêtes malades. La localité a un troisième titre de gloire qu’elle se garde bien d’évoquer. Dans les années 1980, une ONG avait élaboré un projet d’agriculture irriguée qu’elle comptait mettre en oeuvre entre la saline et la mare. Les populations locales, qui connaissaient bien les réalités de leur terroir, s’étaient opposées de toutes leurs forces à l’entreprise. Mais elles avaient dû céder lorsque s’imposa la volonté des autorités politiques d’alors. Après deux tentatives infructueuse de produire du riz au bord de la mare, le projet périclita sans trouver personne pour le regretter.
De cet épisode reste un site complètement à l’abandon et que les éleveurs ont malicieusement baptisé « Agro-mort » en hommage ironique de l’ONG « Agro-Nord » qui se trouvait à l’origine du projet saugrenu. Aujourd’hui, il ne reste presqu’aucune trace des aménagements de l’époque. La nature a repris ses droits, les épineux ont recouvert les derniers vestiges et des animaux faméliques errent tout au long des anciennes installations. A 400 mètres au sud du site de la défunte Agro-Nord, on tombe Ezégar, un bras de la mare de Gossi, complètement tari lors de notre passage. Des chèvres qui se tiennent péniblement debout sur leurs pattes s’accrochent à la vie en grignotant l’écorce des acacias. Les ânes, en nombre impressionnant en cet endroit, sont les seuls animaux qui se posent pas de question sur leur survie jusqu’à la bonne saison attendue ici par les hommes et par les bêtes avec impatience. Les équidés avalent les bouses des vaches, déterrent à coups de sabot les racines du bourgou qu’ils grignotent et ne dédaignent pas les vieux ossements que l’on trouve à profusion.
Le spectacle des ânes quêtant avec vigueur leur pitance est peut-être l’unique indice un tant soit peu réconfortant que l’on décèle en jetant un coup d’œil aux alentours. Car en ce 9 juin, aucun arbre ne ces lieux ne semble avoir arboré de feuillage une seule fois dans sa vie. Le sol, les plaines et les dunes, tout a été balayé, nettoyé et abrasé par un vent sec et chaud à faire bouillir la cervelle de l’imprudent qui se risquerait à l’affronter sans protection. Le soleil, le vent, mais surtout des milliers de ruminants ont tout défolié. Seules subsistent des épines jaunies ou blanchies par les dards d’un soleil impitoyable. Toutes les bêtes s’en éloignent : les chèvres, les ânes, les moutons et surtout les vaches. Celles-ci arborent une peau séchée par la chaleur et la soif, tendue sur un squelette dont on distingue sans difficulté les détails.
COMME SUR UN SITE D’ORPAILLAGE. En avançant dans ce paysage de désolation, nous faisons une découverte qui mettrait les larmes aux yeux de n’importe éleveur : sous un grand dattier sauvage avec encore quelques feuilles verdâtres et poussiéreuses, les cadavres de treize vaches sont entassés les uns sur les autres. Ces bêtes sont mortes de soif, voilà deux mois, explique Hama Cissé, un surveillant des mouvements des éléphants au compte de «Wild Foundation», une ONG qui s’occupe des espèces menacées à travers le monde. « Elles sont arrivées sous cet arbre, épuisées par une longue marche et par la faim, se souvient notre vis-à-vis. Elles ne n’avaient plus assez de force pour parcourir les deux kilomètres qui les séparaient des puisards d’Ezégar. Comme personne n’avait le temps de leur apporter de l’eau en l’absence de leur propriétaire, elles sont mortes de soif ». Ne prêtant aucune attention à ce récit pathétique, deux ânes s’efforcent de dénicher des brindilles apportées par le vent et coincées entre les cadavres des bovidés.
De fait, le spectacle à l’alentour est effroyable et il faut avoir un cœur d’acier trempé pour oser le contempler. Nous avons donc pris la destination d’Allaghogha à 6 kilomètres du village de Gossi. C’est aussi le site de Khoumaida, le chef traditionnel des Imghad de Gossi. En cours de route, la traversée de la plaine inondable d’Ezégar est incontournable. Cet espace est lui également desséché, mais la présence de coquilles de moules et d’escargots rappelle qu’il accueille des eaux de ruissellement pendant une grande partie de l’année. Ce jour là, les croassements habituels des crapauds ont laissé place aux beuglements des bœufs, aux bêlements des moutons et des chèvres. Des centaines de chameaux scrutent le ciel et font le va et vient entre les bassines en terre ocre fabriquées par les éleveurs et qui servent d’abreuvoir aux animaux. Le travail s’organise ici comme sur un site d’orpaillage traditionnel. Des hommes et des femmes s’affairent à creuser un peu partout des puisards profonds pour la plupart de deux mètres. Ces trous se rempliront du précieux liquide attendu par des milliers de bêtes. C’est là aussi que s’abreuvent les pachydermes qui ne peuvent plus aller jusqu’à la grande flaque d’eau – ou plus exactement de boue, subsistant au milieu de la mare.
Ici, règne une activité permanente. Les femmes chargent sur des ânes des bidons de 20 litres qui ont remplacé la fameuse outre des nomades. Les enfants surveillent les mouvements des animaux et empêchent ceux-ci de tomber dans les puisards. Les hommes déploient des efforts extraordinaires pour faire remonter l’eau. Au milieu de cette fourmilière, les aigrettes et les corbeaux se baladent sans se souci. Comme les ânes, ils n’ont aucune difficulté à s’alimenter : les premières piquent directement leur nourriture (des tiques et des puces) sur les animaux alors que les seconds font bombance sur les milliers de cadavres des bêtes mortes de soif ou de faim qui gisent sous les arbres.
D’Ezégar, nous nous rendons à Eray, à une quinzaine de kilomètres au nord du village de Gossi. C’est ici que s’achève la mare. Ses eaux franchissent le barrage des dunes pour se perdre dans les environs sur plus de 80 kilomètres. Un micro barrage avait été construit là par Handicap International en 2003. Il avait pour objectif de retenir l’eau dans son lit habituel pendant toute l’année. Mais l’ouvrage a été détruit par les flots et il ne reste de lui que des blocs de béton effondrés dans une baie de sable. «Le travail n’a pas été fait de manière professionnelle. Ceux qui ont construit ce barrage l’ont fait à la hâte. Ils se sont mis dans la poche les 75 millions FCFA destinés à l’ouvrage et toute l’eau de la mare qui devait être retenue ici part se perdre dans la nature. Conséquence : nous voici, nos animaux et nous, entrain de mourir de soif », fulmine un homme affairé à secourir une vache embourbée dans la vase.
72 HEURES DE MARCHE. En nous éloignant des vestiges du barrage, nous amorçons la cuvette d’Eray. Lorsque la pluviométrie est normale, celle-ci reste couverte une grande partie de l’année par le bourgou et les larges feuilles des nénuphars. Mais cette année elle n’abrite que des cadavres et encore des cadavres des ruminants, la plupart du temps arrivés ici affaiblis par la faim et la soif. En tentant de s’abreuver dans ce qui ressemble à de l’eau sans en être une, ils se font piéger par la boue et meurent sans étancher leur soif. Autour de la cuvette, chaque arbre, chaque arbuste a son cadavre de vache, de mouton, de chèvre, d’âne ou de chameau. L’hécatombe est épouvantable et tout le monde ici en connait les origines : le tarissement des mares de Doro, d’Adiora, d’Agoufou, d’Almiritan, d’Inabaw, d’Ebanguimalane, le manque de pâturages, le nombre très important de troupeaux dans le Gourma, la concentration des animaux autour de la mare de Gossi elle-même tarie à plus de 90%, selon les autorités locales.
A Eray, nous rencontrons les populations de Doro qui se sont rabattues ici depuis plus deux semaines. Un homme de la communauté Norben explique volontiers les raisons de cet exode : «Doro est 60 kilomètres d’ici, narre-t-il. Lorsque les puisards ont tari et que même les hommes n’ont plus eu d’eau à boire, nous avons décidé de nous rabattre sur Gossi. Nous avons marché pendant 72 heures pour parvenir à ici. Il nous a fallu un jour pour creuser les puisards et construire les abreuvoirs traditionnels (on les appelle ici «walka», ndlr). Pendant que nous le faisions, des centaines de nos bêtes sont mortes. Regardez autour de vous et sous les arbres. Il y a autant d’animaux morts que de vivants».
L’homme nous laisse pour s’occuper d’une vache qui vêlait à une dizaine de mètres de son abreuvoir. Il l’aide à expulser de ses entrailles un superbe veau à la robe noire qu’il nous offre. « Je vous le donne, explique-t-il, puisque vous pourrez le nourrir au biberon. Sa mère est très fatiguée, elle ne pourra pas l’allaiter. » Notre interlocuteur exagère un peu quand il parle du nombre de bêtes mortes qui est équivalent à celui des survivantes. Mais il y a effectivement beaucoup de cadavres. Si nombreuses que l’odeur des carcasses empeste l’atmosphère. Si nombreuses que les corbeaux et les vautours ne se font même plus la guerre autour de la charogne des bœufs, des ânes, des chameaux. Sans parler des petits ruminants dont personne ne semble se soucier. Sans parler non plus des animaux qui se noient dans la boue en essayant d’atteindre le mirage d’eau que fait miroiter la cuvette d’Eray. Les éleveurs refusent de se laisser abattre par le sort contraire. Ils luttent de toutes leurs forces pour sauver ce qui peut l’être en attendant l’arrivée des premières pluies. Vivement attendues par les hommes et les animaux.
G. A. DICKO
source : L’Essor