Tribune. La mort des 13 soldats français dans la collision de deux hélicoptères, le 25 novembre dernier au Mali, est survenue dans un contexte tendu où une partie de l’opinion locale se retourne désormais contre les «libérateurs» de 2013. Sept ans ont passé, et certains parmi ceux qui acclamaient les soldats de l’opération «Serval» à Bamako, à Tombouctou ou à Gao conspuent désormais ceux de «Barkhane». Ingrats, les Maliens ? En réalité, ils perdent espoir. Harcelés par les forces françaises, les groupes jihadistes sont certes incapables de reconstituer des sanctuaires dans le Sahel (un «califat»), mais la violence s’est étendue à de nouvelles zones, notamment dans le centre du Mali, et au Burkina Faso voisin. Dès lors, l’opinion publique à Bamako se demande à quoi sert Barkhane, et les théories complotistes, parfois portées par des personnalités locales de premier plan, fleurissent sur les réseaux sociaux. Elles sont, avant tout, l’expression d’une détresse grandissante.
Inexorablement, Barkhane endosse le rôle de bouc émissaire. La population malienne pourrait demander des comptes à sa propre armée, mais elle ne le fait pas. L’armée malienne, c’est l’angle mort du drame qui se joue actuellement dans le Sahel. La grande absente des discours des uns et des autres. De l’opinion publique malienne, donc, mais aussi du discours officiel français. Ainsi, à côté des 4 500 hommes de Barkhane, à côté des 13 000 Casques bleus de la Minusma, à côté des 5 000 soldats du G5 Sahel encore en construction, un nouveau dispositif est évoqué : l’opération Takouba. Des forces spéciales issues de plusieurs pays européens devraient être prochainement déployées au sein même des forces locales. Mais on ne parle plus, ou si peu, de l’armée malienne.
Des attaques à répétition contre l’armée malienne
Celle-ci a pourtant payé un lourd tribut ces dernières semaines sur le terrain : plus d’une centaine d’hommes ont été tués dans des attaques menées par les groupes armés, notamment dans les zones où les militaires maliens ont tenté de reprendre pied. Les assaillants ont pu, au passage, se saisir des armements qui leur avaient été fournis par les alliés étrangers de Bamako. Ils poursuivent ainsi leur montée en puissance, et font coup double en chassant l’Etat de zones entières du pays, où les populations sont livrées à elles-mêmes et seront peut-être contraintes, demain, d’opter pour un ordre draconien et répressif à la place du chaos et de l’insécurité.
Ces attaques à répétition risquent aussi de miner un peu plus de l’intérieur une institution extrêmement fragile. En 2012, l’offensive conjointe des rebelles touaregs indépendantistes et des groupes jihadistes dans le nord du pays avait provoqué l’effondrement de l’armée, puis un coup d’Etat à Bamako mené par un groupe de sous-officiers contre le pouvoir dirigé alors par le général Amadou Toumani Touré. Accusée de corruption et d’inertie, la haute hiérarchie militaire avait, à l’époque, été violemment rejetée par les officiers subalternes et par la troupe. Les mêmes causes peuvent-elles produire les mêmes effets ? Le ciblage systématique des forces maliennes par les jihadistes suggère la mise en œuvre d’une stratégie de ce type.
Depuis le début de l’intervention française au Mali, début 2013, la reconstruction de l’armée malienne est une priorité pour Paris. Cet effort est mené, à grands frais, par des centaines d’instructeurs européens déployés au sein de la mission EUTM (European Union Training Mission). Loin des fantasmes sur la prétendue volonté de s’approprier les ressources locales, l’ex-puissance coloniale cherche au contraire à passer le relais aux forces locales, pour réduire la voilure, à défaut de pouvoir quitter les lieux totalement sans risquer de compromettre le long effort de stabilisation. Cette priorité est une question de bon sens : seules les forces maliennes pourront rétablir durablement la sécurité dans leur pays, et l’assurer elles-mêmes, souverainement, sur le long terme.
L’opération Barkhane, complice de l’insécurité ?
Or c’est là que le bât blesse. Une grande partie des Maliens se méfient, voire même craignent leur propre armée, accusée régulièrement d’exactions par les organisations de défense des droits de l’homme. Au lieu de rassurer, les soldats de Bamako sont bien souvent synonymes de davantage d’insécurité aux yeux de la population, qui n’hésite pas à manifester contre les nouvelles implantations de l’armée dans telle ou telle zone. Le déploiement des soldats maliens, c’est bien souvent l’assurance que les problèmes vont surgir, soit du fait des ratissages et des bavures qui s’ensuivent, soit en raison des attaques jihadistes qui ne manqueront pas d’advenir…
Mais pour de nombreux Maliens, l’échec de leur armée est, en définitive, celui de la force Barkhane, infiniment mieux équipée et mieux formée que les soldats de Bamako. Consciente des limites de ses troupes, l’opinion malienne se tourne, et se retourne, contre l’ancienne puissance coloniale, qui d’allié devient à ses yeux complice de la montée de l’insécurité. Comment contrer une telle dérive ? Peut-être en commençant par affirmer que les soldats de Barkhane ne meurent pas seulement «pour la France». Qu’ils ne sont pas là uniquement pour empêcher la «menace terroriste» de croître et de traverser le Sahel en direction de la rive nord de la Méditerranée, mais aussi pour aider le Mali, et défendre des valeurs de liberté et de démocratie qui nous sont communes. Les 13 soldats français décédés le 25 novembre dernier sont «morts pour la France», mais aussi «morts pour le Mali».