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Michel Goya, spécialiste des conflits armés : “Barkhane ne peut plus durer plus de deux ans”

Débat et audition ce mardi de la ministre des Armées au Sénat, sommet du G5 Sahel dans une semaine. La plus importante opération militaire extérieure française est dans le viseur, alors que l’opinion publique apparaît de plus en plus défavorable à son maintien. Faut-il changer de stratégie ? Rester ou partir ? Michel Goya, ex-colonel des troupes de marine, historien militaire et spécialiste des conflits, auditionné lui aussi ce mardi au Sénat, nous donne les armes pour mieux comprendre les enjeux.

Débat parlementaire, G5 Sahel…Sommes-nous à un moment décisif concernant l’avenir de Barkhane ?

Nous sommes à une période-clé, on arrive en limite de l’acceptabilité de cet engagement par l’opinion publique française, c’est bientôt l’opération extérieure la plus longue de la Cinquième République. Les Français vont-ils accepter d’avoir un soldat français tué chaque mois et un milliard d’euros dépensés chaque année au Sahel ? Sous cette forme, Barkhane ne peut plus durer plus de deux ans. On va arriver sur une période particulière, l’élection présidentielle, qui peut changer la donne. ça ressemble à la situation de 2012, comme pour l’Afghanistan : quel candidat allait retirer le plus vite les troupes françaises ? Le problème est davantage lié aujourd’hui aux pertes humaines (NDLR : 50 morts au combat depuis 2013 dans la bande sahélo-saharienne). Si un soldat tombe chaque semaine, si, pire, on connait des accidents groupés comme celui du 25 novembre 2019 ça va devenir difficile de justifier le maintien de cette opération. Si jamais on avait des attentats en France commis par AQMI (Al-Qaida au Maghreb islamique) –ce qui est peu probable- ça pourrait toutefois changer cette perception.

C’est paradoxal : ce débat tombe après que la France ait largement renversé une situation, qui était très critique en 2019. On obtient aujourd’hui des résultats importants dans la pression exercée sur l’ennemi. Il existe une sorte de contradiction : les choses vont plutôt mieux sur le terrain, et en même temps l’approbation diminue. Il y a une usure « mécanique ». L’opinion n’accepte pas les morts « pour rien ». Pendant Serval, six soldats français sont morts, mais ça expliquait la victoire qu’on voyait venir : la prise de Tombouctou, la libération de Gao…On pouvait suivre Serval sur la carte, c’était une opération séquentielle. Là, avec Barkhane, et ce climat de contre-guérillas, c’est beaucoup plus flou. Le doute s’installe. On continue pour dire qu’il ne faut pas que tous les efforts ne servent à rien.

On traverse une période de doutes, et c’est généralement celle qui devance celle de retrait
Faut-il craindre un enlisement, si l’on reste ?

Oui, on traverse une période de doutes, et c’est généralement celle qui devance celle de retrait. C’est toujours dans ce sens. Ces doutes viennent en partie d’une mauvaise communication sur cette opération. C’était au chef d’Etat-major des armées comme au président de la République de rendre plus lisible cette guerre. Ce ne sont pas les armées qui font la guerre, ce sont les nations. Ce qui est fait comme point de situation hebdomadaire pour la crise sanitaire sur le Covid-19, on aurait dû le faire pour Barkhane.

Lors du sommet du G5 Sahel la semaine prochaine à N’Djamena, le président Macron devrait annoncer une réduction des effectifs de Barkhane…

ça ne sert à rien ! Ce n’est pas une stratégie, c’est une annonce, de la communication. Il faudrait plutôt dire où l’on va. Un point précis de la guerre, c’est tout. On reste dans le flou. Le bilan militaire actuel, sur le terrain, sur les pertes ennemies par exemple, est semblable à celui de Serval. Mais Serval a été présentée comme une grande victoire complète, pas Barkhane. On a gâché l’occasion de dire les choses et l’image positive qu’on pouvait donner.

Réduire les effectifs, ce n’est pas une stratégie, c’est de la communication
Comment décririez-vous la stratégie de Barkhane ?

On contient l’ennemi, on exerce une grosse pression sur les différentes organisations de façon à les mettre à la portée des armées locales. Sur le plan du combat, de l’affrontement direct avec l’ennemi, du duel des armes, il y a deux volets : on met la pression en attendant la relève. C’est une stratégie extrêmement risquée. Je n’y étais pas favorable, parce que c’était un pari impossible. Et, durant ces dernières années, excepté en 2020, on n’a pas mis assez les moyens pour mettre la pression, il y a un effet de seuil. Au lieu de mettre la pression sur l’ennemi, vous le stimulez ! Il monte même en puissance du coup.

Chronologiquement, depuis 2013 et l’intervention française, quel bilan tirez-vous ?

On a maitrisé l’ennemi jusqu’en 2015…A la fin de Serval et au début de Barkhane, on a réduit les moyens sur place. Car en même temps, l’armée française était engagée en Centrafrique, en Irak, et en 2015 (N.D.L.R. : après les attentats) il y avait la mobilisation en France pour l’opération Sentinelle. On a dispersé les moyens. De surcroît, c’était une période de réduction des budgets et des effectifs. Au niveau stratégique, à cette période-là, il y a eu une incohérence totale, en contradiction avec tous les principes de la guerre, édictés par le maréchal Foch.

En 2017-2018, on éliminait dix ennemis par mois. On est monté à 80 en 2020
A-t-on réussi à rectifier le tir ces toutes dernières années dans la bande sahélo-saharienne ?

En 2017-18, on éliminait dix combattants ennemis par mois. 40 en 2019 et près de 80 en 2020. Si on fait le ratio, ça nous coute 1 million d’euros par ennemi…Il n’y avait donc pas assez de pression. Le pouvoir politique a alors demandé d’augmenter les moyens. C’est en 2020 qu’on a mis le paquet et qu’on a obtenu une masse critique. Il y a eu un choc : davantage d’effectifs sur le terrain, l’apport des drones qui ont modifié la donne : 40 % des pertes ennemies sont liées aux drones. C’est quantitatif et qualitatif. On attend maintenant ce seuil pour neutraliser l’ennemi assez largement : l’Etat islamique dans le grand Sahara (EIGS) en premier lieu, le Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (GSIM, affilié à Al-Qaida au Maghreb islamique) plus difficilement. L’EIGS n’est plus capable de monter des opérations d’envergure. Le GSIM s’adresse directement à l’opinion publique française, via des communiqués, pour expliquer que son combat n’est pas en Europe. En plus, leur chef, Iyad Ag Ghali tente de négocier. La guerre d’usure fait mal de leur côté aussi. On est en train de gagner parce qu’on prend aussi plus de risques, et, de facto, on enregistre plus de pertes.

Le « Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans au Maghreb islamique », lors d’une réunion en 2017, réuni autour d’Iyad ag-Ghali, au centre. Photo DR
Les armées locales, notamment maliennes et burkinabés, sont-elles prêtes à prendre le relais si Barkhane plie bagage ?

Non, et cette relève est problématique depuis le départ. Ces armées, celle du Mali (les FAMA) notamment, ont de tels dysfonctionnements structurels, qu’on ne peut en faire des instruments de combat en quelques années. Il faut les accompagner mais ce n’est pas tout. Si on ne contrôle pas l’administration militaire, la gestion de ressources humaines, le paiement des soldes, les équipements, ça ne sert à rien, c’est du temps perdu et ce sont des ressorts fondamentaux.

Il faut insérer des soldats français ou européens dans l’armée malienne
C’est pourtant l’objectif affiché du G5 Sahel, non ?

On peut parler de “success story” en Mauritanie, qui était pourtant la première cible d’AQMI dans les années 2007-2008, également au Tchad. Il y a eu une vraie stratégie, une volonté de transformer l’armée. Au Niger, l’armée rencontre moins de problèmes, même si avec Boko Haram, c’est compliqué. Les armées maliennes et burkinabés sont les plus problématiques, elles accumulent les défaites, subissent de lourdes pertes. La Mission de formation de l’Union européenne (EUTM) a pourtant formé depuis 2013, 15 000 soldats maliens, soit dix bataillons, c’est à dire au moins 5 fois toutes les forces djihadistes qu’il y a en face…

Les FAMA ont même été accusés de commettre des exactions…

Tout est lié, quand une armée est mal formée, mal payée. C’est souvent par peur que les soldats sont affaiblis…On a raté le coche aussi sur ce plan-là. Si vous voulez des armées locales efficaces, il n’y a pas 36 solutions : il faut insérer des soldats français, ou européens à l’intérieur. En Irak, c’est la fusion entre des milliers de miliciens locaux formés par les Américains et l’armée américaine qui a fait basculer la guerre !

Est-ce une piste à privilégier dans le futur pour la région ?

Oui, il faut basculer vers cette forme d’hybridation. C’est l’esprit de la task force Takuba aujourd’hui, ça va dans le bon sens. Mais je ne vois pas en quoi Takuba est une mission des forces spéciales, à part séduire les autres pays européens. Ensuite, comment être sûr de la vraie implication des Européens? Vont-ils accepter de combattre ? A mon avis, il faut carrément injecter des sections françaises dans les bataillons maliens ou burkinabés, pour un accompagnement solide. Notre posture doit s’appuyer sur notre force de raids et de frappes (armée de l’air, drones armés, forces spéciales…) ; une hybridation avec des forces locales. Enfin, si les choses se dégradent, il faut maintenir de la capacité pour “refaire Serval” avec des unités d’intervention (basées à Niamey ou Bamako) capables de réagir à tout moment. A partir du moment où l’on est moins visible, on suscite aussi moins de critiques localement…Il faut, selon moi, viser un dispositif plus durable, moins visible et moins coûteux, humainement et financièrement. Pourquoi ne pas avoir recours, comme les Russes, à des sociétés privées ? C’est moins visible. Si un mercenaire meurt, tout le monde s’en fout, ça ne fait pas la une des journaux et le boulot est aussi bien fait.

Si on se désengage totalement, court-on à la catastrophe absolue ? C’est flou
Vous soutenez un appui de sociétés militaires privées. Certaines, en France, possèdent-elles ces capacités ?

Non. Mais c’est une tendance forte moderne, il ne faut pas se l’interdire. Pour une guerre dans la durée, il n’y a pas 36 solutions. On peut revoir aussi toutes les bases stratégiques. L’idée de base est de dire que l’instabilité au Sahel a de graves conséquences pour nous en Europe (NDLR : en référence au discours récent de Bernard Emié, patron de la DGSE). En réalité, on ne sait pas trop, même si AQMI sont les héritiers lointains du GIA algérien…Si on se désengage totalement, est-ce ça va être une catastrophe absolue ? Est-ce que ça va impacter notre sécurité ici ? C’est flou, c’est un peu la théorie des dominos. Elle n’a jamais marché. Au Vietnam, par exemple, le pays est devenu communiste (après le départ des Américains), mais ça n’a pas eu d’impact dans les pays asiatiques autour, contrairement à ce que prétendaient les Américains. Ou un exemple français : lors de l’intervention française au Tchad, l’opération Tacaud (1978-1980). Le Tchad était devenu ingérable, on a décidé de se retirer, et ça a été contenu. Hissène Habré a pris le pouvoir et il a calmé tout le monde, le chaos ne s’est pas produit. Les prémices stratégiques de cette affaire au Sahel sont très incertains.

19 mai 2017, Gao. Photo d’archives EBRA/Xavier FRERE
Pourtant, le président français, Emmanuel Macron, a encore insisté récemment sur le fait de conduire au bout cette “guerre contre le terrorisme” ?

“Guerre contre le terrorisme”, en France, on a endossé allègrement ce terme américain. Déjà au Tchad, entre 1969 et 1972 (NDLR : opération Limousin), on luttait contre le Front de libération national (Frolinat). On ne disait jamais que c’était des affreux terroristes, qu’on ne négocierait jamais avec eux…On ne fait pas la guerre aux terroristes – c’est une absurdité sémantique- on ne fait pas la guerre à un mode d’action, mais à une entité politique.

Appeler au Sahel nos ennemis “groupes armés terroristes” (GAT), c’est déjà une abstraction. Les qualifier de terroriste, c’est entendre une justification à leur neutralisation, avec un effet mobilisateur autour de notre engagement. Mais c’est une réduction considérable de leur champ : on n’a pas en face de nous des psychopathes qui ont juste envie de tuer des gens, il y a des groupes avec une vision politique, parfois même avec des bonnes raisons de combattre. Ils ont chacun leur agenda local, et il faut prendre en compte cette dimension. Sinon, comment peut-on terminer cette guerre ? Face à un ennemi criminalisé, la guerre devient une action de police. Il faut éliminer. Il y a même des rivalités entre eux, avec des visions différentes. Pourquoi la France pourrait-elle empêcher des Etats souverains de négocier avec des groupes politiques locaux ? Que peut-on concéder à Iyad Ag Ghali ? C’est compliqué…Derrière tout ça, il y a également le péché originel de la France d’avoir pactisé avec les touaregs…Serval devait permettre de rétablir le pouvoir central de Bamako (capitale du Mali) sur tout son territoire. On aurait dû, dès 2013, neutraliser ces touaregs.

Nous n’avons pas en face de nous des psychopathes qui veulent tuer des gens, mais des groupes avec une vision politique
Comment aujourd’hui régler toutes ces problématiques que vous décrivez dans un Etat comme le Mali ?

Il y a globalement trois conflits simultanés : le conflit séparatiste dans le nord, celui avec les djihadistes, celui communautaire en 2017-2018 entre les Peuls et les Dogons. L’armée française est piégée comme Gulliver, dans un conflit complexe, militairement et politiquement, avec beaucoup d’acteurs.

L’armée française est présente dans la bande sahélo-saharienne depuis janvier 2013. Photo d’archives EBRA/Xavier FRERE
La France a réussi l’entrée en guerre avec Serval, comment peut-elle soigner sa sortie avec Barkhane ?

On aurait dû se retirer militairement après Serval, se replacer en possibilité d’intervention. Il faut savoir s’arrêter. Empiriquement, il ne faut pas qu’une opération extérieure dure plus de trois ans. Si c’est plus, on aura beaucoup de mal à en sortir. Quitte à revenir après, quand on nous appelle au secours. L’empilement de structures dans la bande sahélo-saharienne (ONU, Minusma, G5, etc…), dont la France est la clef de voute, explique aussi cette difficulté à partir. En 2021, il n’y a toujours que Barkhane qui combat efficacement les organisations djihadistes. Si on retire Barkhane, c’est tout le mikado qui s’effondre.

Quel message souhaitez-vous délivrer mardi lors du débat au Sénat ?

On est dans une situation compliquée et il faut profiter des succès obtenus pour partir en vainqueur, changer de posture, s’hybrider avec les forces locales, réaliser un Takuba de l’administration malienne.

Source : Bien Public

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