Membres de la communauté peule, militants de Tabital Pulaaku.
C’est moi, votre marraine, qui s’adresse à vous.
Nos échines ont frissonné de stupeur, nos cris se sont consumés dans l’air carbonisé.
Les images d’Ogossagou nous taraudent; elles peuplent nos nuits, nous coupent le sommeil avant de nous couper le souffle avec tant de regards inoubliables d’enfants apeurés et désemparés, hurlant aux côtés de leurs mères inanimées baignant dans des fanges de sang qu’en vain, ils supplient de leurs cris de se réveiller.
Un regard singulier, celui d’un enfant pleurant sur le dos d’un garçon, qui peut être son frère, le visage sillonné de larmes de sang, les traits tellement marqués par l’angoisse qu’à eux seuls, ils donneraient une représentation vivante de l’anéantissement et de l’abîme d’anxiété dans lequel l’humanité peut s’engloutir. Cette image terrible traversera les siècles comme icône de l’épouvante.
Abattant froidement ceux qui sont à l’aube de leur vie, comme ceux qui sont au crépuscule de la leur, les agents de la terreur ont agi pour anéantir du début à la fin : des enfants tués sous les yeux de leurs mères ou avec leurs mères, certains encore à l’état de fœtus que la folie raisonnante des meurtriers n’a pas daigné épargner ? Tous ces blessés, parmi lesquels figurent encore tant d’enfants ? Un vieillard égorgé sous le regard effaré de sa mère âgée de plus de 90 ans, exécutée immédiatement après. Deux symboles ultimes ainsi liquidés celui d’un patriarche et d’une matriarche. Géronticide, infanticide ! La folle cacophonie. La logique d’extermination radicale.
Mes yeux sont embués de larmes, je suis contristée mais il me faut me ressaisir. Nous avons tous, hélas, l’impérieuse responsabilité d’affronter ces réminiscences cauchemardesques.
Ogossagou, plus qu’un symbole, plus qu’un village décimé, plus qu’un amas de désolation où l’indicible et l’horreur ont tressé les terrifiantes lanières de la monstruosité ! Ogossagou, le pire de ce dont la haine ethnique est capable ! Un programme démoniaque, un projet sordide de massacres en masse, un nettoyage ethnique, avec des effets collatéraux cyniquement ciblés : bestiaux tués, maisons et greniers incendiés.
D’Ogossagou, il nous reste des lueurs : un devoir de solidarité à cultiver, une croix mémorielle à porter par chaque membre de la communauté peule, enfant, homme, femme, jeune et vieux, par chaque Malien, un engagement collectif à se souvenir à la fois des disparus et des circonstances effroyables qui ont occasionné leur mort.
Vivons désormais avec Ogossagou en nous, faisons en sorte que nos âmes aient soif d’Ogossagou. Erigeons un monument aux morts d’Ogossagou, qui sera un espace commémoratif majeur, un lieu d’expression de nos deuils individuels et collectifs en tant que Peuls, où notre communauté viendra se ressourcer ; elle y professera la paix et la fraternité des peuples, pour exorciser le mal du diable et ses sordides facéties. Mais pas que les Peuls seulement, l’ensemble des Maliens et des Maliennes qui ont en horreur les actes ignominieux, de surcroît focalisés sur une ethnie particulière.
La place qu’occupera ce monument sera la sépulture symbolique de nos disparus, élevé à un niveau de patrimonialité qu’inlassablement et sans relâche, nous protégerons, sur laquelle, à l’exemple d’autres monuments aux morts, les noms des disparus seront inscrits, pour que les témoignages de leur martyre soient transmis aux générations successives qui n’auront pas été contemporaines de leur tragédie. Vouons aux morts d’Ogossago un attachement immarcescible.
Attelons-nous à leur recensement, à dresser leur liste, pour qu’à travers l’épigraphie, on les connaisse. Mobilisons nos artistes pour édifier la stèle funèbre et dans une démarche duale, en sollicitant la participation de l’État, afin d’ancrer la présence des morts d’Ogossagou dans le territoire malien et pour que soit proscrits à jamais au Mali « Morts pour avoir été Peuls. »
Cette entreprise, qu’il nous faut rapidement mettre en chantier, sera pour nous un exercice spirituel de descente en nous en tant qu’humains aspirant à voler haut, libres des pesanteurs des bas instincts, où nous ne laisserons pas l’étincelle de la haine embraser nos cœurs, embrouiller nos esprits, bouillir nos tripes.
Que tous les Peuls, que tous les militants de Tabital maîtrisent leur désarroi, légitime et compréhensible mais que le mot d’ordre ne soit pas d’armer les Peuls contre les Dogons. J’exige plus : ayons une pensée pieuse pour toutes les victimes de toutes les communautés, voisines, parentes, amies ou alliées. C’est ainsi que nous serons dignes du Pulaaku.
Si nous laissons le ressentiment se déchaîner et se propager autour de nous, nous aurons manqué à nos obligations de respect apaisé à l’endroit de nos disparus ; si nous nous installons dans la spirale d’actions/représailles, voulant venger nos morts, nous déposséderons alors l’Etat de ses obligations de protection de ses citoyens, quant bien même son impéritie nous fend le cœur.
Mais pour l’heure, portons le deuil. Décrétons un deuil national à notre façon, en arborant des insignes, en organisant des marches funèbres. Lançons un vibrant appel à nos partenaires de la communauté internationale, la France en tête, à faire preuve de plus d’empathie pour les Peuls, pour notre peuple dans leurs déclarations officielles.
Mes chers pères, mères, frères, sœurs, fils et filles peuls, je m’incline devant votre douleur, que je sais incommensurablement proportionnelle à la mienne.
Que l’âme de nos disparus repose en paix ! Aux blessés un prompt rétablissement et un retour rapide dans leurs foyers dans un climat de paix et de sécurité. Aux déplacés une pensée émue et de meilleures conditions d’existence partout où ils se trouveront. Amen.
Le 30 mars 2019
Adame BA KONARÉ, marraine de Tabital Pulaaku
Source: Le Républicain