Le Haut conseil islamique va-t-il ouvrir une nouvelle page politique ce 10 février ? En exigeant la démission du Premier ministre, le meeting du HCI, le 10 février 2019, n’a pas seulement mis le pouvoir IBK dos au mur, il a ouvert une nouvelle page dans notre vie politique dont les contours sont loin d’être cernés. Aussi, peut-on comprendre que le fusible fasse de la résistance, mais sa vocation est de sauter dans une situation de haute tension.
Le porte-parole du Chérif de Nioro a été on ne peut plus clair dans ses rapports avec le pouvoir IBK : «je n’étais pas avec IBK pendant la campagne, je ne suis pas avec lui aujourd’hui et je ne serai pas avec lui demain», mais «IBK doit sauver son pouvoir et son pays. Pour cela, le chef du gouvernement, Soumeylou Boubèye Maïga, doit partir. S’il reste, si nous ressortons, tout peut arriver parce que nous ne assiérons plus…». L’Imam Dicko de renchérir, ils doivent écouter le Chérif de Nioro, «nous ne sommes pas restés assis, mais si nous nous levons, nous allons leur demander de dégager…»
Le décor de la contestation est planté. L’objet de l’ultimatum est le départ du Premier ministre. On savait que ce dernier était le mal aimé de la classe politique, que son image est le plus souvent associée aux petits coups bas de la politique locale, voilà que la fermeté inhabituelle des leaders religieux envers lui, laisse entrevoir la profondeur du fossé entre le chef du gouvernement et la société dans son ensemble. Devant ce qui apparaît désormais comme un ultimatum, le Premier ministre a semblé perdre son sang-froid. Lui qui avait l’habitude dans le confort des institutions de donner des coups, n’a certainement pas vu venir le feu du stade du 26 mars.
Pris de panique, il se donne une nouvelle mission, non de rassembler les Maliens, mais de combattre désormais ceux qui le combattent surtout tous les hybrides qui naviguent aux frontières de la politique et du religieux. D’autant qu’il a la conviction de les avoir battus lors des élections présidentielles. Mais il oublie de dire qu’il a pris soin de truquer lui-même ces élections.
En vérité, dans le Mali de l’après meeting du 10 février, au-delà des apparences, deux Mali se regardent en chiens de faïence : un pouvoir vautré dans son arrogance originelle et un peuple à jamais déterminé à se construire un avenir. Ceux d’entre les Maliens qui ne voient dans le meeting du 10 février qu’un mouvement religieux se trompent de lecture de la société d’aujourd’hui.
Aucun thème n’y a été abordé que les forces politiques et certaines de la société civile n’ont traité dans les mêmes termes que l’ont fait les leaders musulmans. Il y a longtemps que nous avons dans cette même chronique souligné la grande colère du Mali contre le pouvoir IBK, sa gouvernance désastreuse, sa corruption, sa propension au vol organisé des deniers publics, sa culture de mensonge érigée en système de pouvoir, etc.
Que le Premier ministre concentre sur sa personne toutes les expressions de cette révolte permanente dans tous les secteurs de la vie et de toutes les couches socio-professionnelles, depuis six ans, cela tombe sous les sens. La déception, les frustrations et les injustices qu’engendre un système de prédation, ont conduit les citoyens au désaveu de l’Etat et ses représentants. Les Maliens sont en quête de forces alternatives.
Il est clair que cette alternative se construit avec la classe politique, la société civile et le secteur privé, la société civile religieuse. Ceux qui voudraient dans cette période faire le tri dans cette action collective de construction d’une alternative pour le Mali, sont en retard d’une société.
On peut seulement regretter que le HCI n’ait pas développé cette formidable capacité, il y a quelques mois, pour aider à lutter contre le vol des élections présidentielles. Mais, sa dénonciation des tares de la société et de la gouvernance actuelle est parfaitement légitime et appropriée, et toutes les forces patriotiques doivent s’en convaincre. Le mérite des leaders musulmans c’est d’être plus audibles aujourd’hui, parce que le pouvoir en place a cultivé la futilité de toute opposition politique démocratique dans le système.
Alors, face au désir ardent d’émancipation, de la libération de toutes espèces de servitude dans la société, des acteurs non conventionnels sont devenus plus présents dans ce combat, même si rien ne garantit le succès à eux seuls. Alors l’intervention des leaders musulmans sonne à tout le moins comme une intervention citoyenne, au plus comme un air de «théologie de la libération».
D’après Gustavo Gutiérrez, «la théologie de la libération dit aux pauvres que la situation qu’ils vivent actuellement n’est pas voulue par Dieu» et qu’ils sont invités à se battre pour la transformation de leur société. La théologie de la libération est un courant de pensée théologique chrétienne venu d’Amérique latine, suivi d’un mouvement socio-politique, visant à rendre dignité et espoir aux pauvres et aux exclus et les libérant d’intolérables conditions de vie. C’est grâce à cette philosophie combinée au combat des forces de progrès que l’Amérique latine a pu transformer ses sociétés et chasser des dictatures sanguinaires et des démocraties de façade.
Nous sommes dans un pays où ceux qui sont dans les charges publiques ignorent royalement les partis politiques, les organisations autonomes de la société civile, comme acteurs de gestion de crise, de captation de la colère et des demandes sociales. Ils n’ont donné aucune capacité à la nation de se défendre contre ses agresseurs, ni en matière d’organisation politique encore moins en capacité militaire. Tout a été fait pour maintenir notre pays à genoux devant toutes sortes d’occupations. Alors, libérer le Mali de ses agresseurs, de ses propres prédateurs, voire cauchemars, n’est-il pas un impératif national ?
Aussi, devant la dégradation absolue des conditions d’existence dans notre pays, quelle est la catégorie socio-professionnelle qui ne s’est pas fait entendre d’une manière ou d’une autre ? Quelle catégorie de Maliens pourrait-on décemment exclure du débat national sur la sauvegarde de la nation ? Devant la colère permanente du Mali sur la gouvernance du pays, les tenants du pouvoir n’ont qu’une formule magique à servir dans tous les plats, mais très vite devenue creuse : s’unir derrière le pouvoir pour sauver le Mali. Sauver le Mali autour de quelle vision-Mali se demande le peuple, est la seule question à laquelle ceux qui vivent de la crise ne veulent pas ou ne peuvent pas répondre. Le Mali qui agonise a été abîmé par la gouvernance en cours qui semble n’avoir rien d’autre à proposer que ses propres stratégies de conservation du pouvoir.
Faut-il le souligner, face à la mobilisation exceptionnelle et la détermination des leaders musulmans à obtenir la démission du Premier ministre, l’indignation sélective des tenants du pouvoir sur la politisation du discours, relève du plus grand mépris à la mémoire des Maliens. Qui ne se souvient pas des mobilisations électorales antérieures en 2013, des virées et des promesses de terrain lors des cérémonies religieuses du président de la République, des routes électorales ? «La crédibilité de celui qui vous accuse suffit à vous innocenter», disait Olivier Tambo, le très combattif président de l’ANC d’Afrique du Sud.
Souleymane Koné
Source: L’ AUBE