La précarité touche tout autant les individus, que des groupes entiers, ou encore les institutions. Cette précarité, ancrée à toutes les échelles de la société, révèle une profonde instabilité, et surtout des inégalités et des injustices qui entraînent des situations de vulnérabilités généralisées.
Rares sont les hommes politiques, aspirant à conduire le Mali vers la paix, la prospérité, l’équité, l’impartialité, qui parlent de manière structurée des questions de pauvreté et de précarité en vue de mieux les comprendre et proposer des solutions concrètes. A ces politiques s’ajoutent certaines ONG, qui, à cor et à cri, tentent de mettre en place des actions de lutte contre ces phénomènes. Mais, même si ces actions sont respectables pour leur qualité d’apaisement social, elles ne sont qu’une goutte d’eau dans le fleuve Niger.
Le constat est amer : la plupart de ces acteurs sont devenus des marchands d’angoisse, et font finalement le lit des crises actuelles et des divisions entre certains segments de la société.
Pour illustrer cette idée, je m’appuie sur l’exemple d’un voyage à Ségou que j’ai fait début 2018, pendant lequel j’ai été frappé par les situations d’abandon dans lesquelles vivent certaines zones rurales. Dans ces zones, les populations manquent de tout : l’eau potable, la santé, l’éducation, les routes, etc. Elles sont abandonnées, livrées à elles-mêmes.
Dans ma tentative de compréhension de ce phénomène d’abandon, j’ai essayé de faire le lien entre ces zones rurales de la région de Ségou et celles de Gao, ma région de naissance, celle où j’ai grandi. Je me suis résolu à reconnaître qu’à Gao comme à Ségou, la situation est désastreuse.
Dans un tel contexte, l’opposition entre les régions Nord et Sud au Mali est un faux débat puisque les mêmes problématiques les traversent. En effet, partout au Mali, et en Afrique francophone notamment, les zones rurales sont précarisées, au profit des zones urbaines. Et une des causes de cette précarité territoriale et rurale, c’est la concentration et la centralisation (héritages de l’administration coloniale) des ressources humaines, économiques et financières dans la capitale et les grandes villes au détriment des périphéries. Il y a là un dualisme, propre aux sociétés post-coloniales, qui se traduit, en général, par l’incapacité des décideurs à articuler le modèle centralisateur du pouvoir et le modèle de décentralisation. Ce dualisme participe au sentiment de précarité des populations rurales qui n’ont pas accès aux services sociaux de base. Ces populations se retrouvent donc mises à l’écart des politiques publiques, qui ne bénéficient donc qu’aux citadins et aux élites. Par ailleurs, il ne faut pas s’étonner que certains jeunes des campagnes rejoignent les rangs des narcoterroristes, afin de s’assurer un avenir.
Pour en sortir, les maliens, les africains et les amis du Mali doivent s’inscrire dans un processus d’appropriation du problème de précarité pour mieux la définir comme problématique majeure des sociétés actuelles. A partir d’un tel travail d’appropriation, une des finalités est d’envisager une action publique, mobilisant les différents acteurs et partenaires : politiques, associations, citoyens…
Pour mieux comprendre cette question de la précarité, je vais présenter quelques définitions qui semblent pertinentes, et font sens avec ce que je viens de dire sur l’instabilité sociale des populations maliennes, en particulier, rurales.
Parler de précarité, c’est reconnaître un mal être au-delà de simples complexités matérielles. Par exemple, une personne qui ne se sent pas en sécurité peut se sentir menacée d’exclusion. Ce sentiment d’exclusion renforce en général des mécanismes de déchéances sociales de toutes sortes, et donc de précarité.
La précarité désigne « […] un risque de devenir pauvre, une instabilité socioéconomique ; elle peut aussi renvoyer à une incertitude existentielle, qui touche toutes les couches de population » (Bresson, 2007 : 6)
Dans cette perspective, la précarité, selon Maryse Bresson, recouvre quatre dimensions.
Premièrement, la précarité est à mettre en rapport avec la diversité des situations sociales à problème. Par exemple, un jeune étudiant malien, sans revenus et dont les parents ne sont pas en mesure de le soutenir financièrement, sans logement au campus universitaire, et qui habite à une quinzaine de kilomètres de l’université, vit une situation de précarité. A cause d’un cumul de problèmes, cet étudiant peut glisser dans un processus de précarité dont un des impacts négatifs est d’échouer dans son cursus universitaire. Pour réussir ses études, il n’a ni les mêmes chances ni les mêmes atouts que certains de ses camarades de milieu aisé. Il subit, il est précaire.
Deuxièmement, parler de précarité, c’est pointer une situation hiérarchisée, quantifiant des niveaux de difficultés. Par exemple, une jeune femme africaine déconsidérée, victime d’un traitement inégalitaire, méprisée à cause du fait d’être une femme, dans un groupe de travail dans n’importe quel autre espace de travail professionnel, peut être considérée précaire. Elle vit une situation de précarité, doublée par l’indifférence ; et à tout moment, elle peut basculer dans la déviance.
Troisièmement, la précarité, c’est le risque de dégradation sociale qu’encourt un individu ou un groupe. Par exemple, au Mali, les conflits entre la communauté Peul (les nomades) et celle des Dogons (les sédentaires) ont pour origine les problématiques foncières (champs et transhumance). Ce n’est pas tout. Le problème, c’est l’absence d’instances de régulation pour faire le tampon entre les Peuls et les Dogons. L’institution étatique, censée jouer ce rôle, est quasi inexistante. Elle s’est précarisée à cause de la mauvaise gouvernance. Finalement, les communautés sont livrées à elles-mêmes, alors qu’elles devraient célébrées leurs différences. Ainsi, la moindre tension entre elles peut être source de débordement, et d’obturation des liens sociaux. Et personne n’est censé ignorer que dans un tel contexte, la violence peut vite prendre place, avec son lot de terreur. Aujourd’hui, c’est malheureusement le cas dans le centre du Mali.
Quatrièmement, la précarité est liée aux situations d’incertitude et d’instabilité propres à une société en mutation. Cette précarité saute aux yeux quand on se rend à la Bibliothèque Nationale du Mali où on peut constater la présence de livres dégradés, des salles de travail quasi vides ainsi que la quasi absence de professionnels, etc. De plus, la Bibliothèque est impossible à investir, car il y fait très chaud et que la plupart des livres sont sans intérêt. Rien n’est organisé.
Lors d’une visite dans cette Bibliothèque, j’ai ainsi été surpris par son délabrement, à l’image de la cacophonie qui règne dans les institutions publiques maliennes. Selon le personnel de la Bibliothèque, il n’y a presqu’aucune politique culturelle. Alors que la Bibliothèque Nationale et le Centre National de la Lecture Publique ont un budget annuel oscillant entre quinze et vingt millions de francs CFA (vingt-deux mille huit cent soixante euros et trente mille quatre centre quatre-vingt-neuf euros) pour l’acquisition de nouveaux documents. Ce budget est géré par la Direction des affaires financières du Ministère de la Culture. Mais la prestation de commandes des documents pour leur dotation est assurée par une société privée, LADIL SARL qui se charge de l’achat et de la livraison des documents à la Bibliothèque. Le problème, c’est que LADIL SARL, avec ces millions, fournit des documents en mauvais état.
En 2016, selon mes sources, sur un budget de vingt millions de francs CFA (trente mille quatre centre quatre-vingt-neuf euros), LADIL a livré à la Bibliothèque Nationale du Mali et au Centre National de la Lecture Publique 550 livres d’un montant de quinze millions six cent quatre-vingt-quatre francs CFA (vingt-trois mille neuf cent dix euros) contre 174 documents non livrés et dont le montant était de quatre millions deux cent quatre-vingt-dix-sept mille six cent cinquante-deux francs CFA (six mille cinq cent cinquante euros).
En 2017, sur un total de 86 documents livrés par LADIL à la Bibliothèque Nationale, seuls 6 étaient neufs, et les 80 restants contenaient des traces de marqueurs, de stylo, des signatures de particuliers, etc.
A cela s’ajoute un autre problème, la surfacturation. Par exemple, un livre à dix mille francs CFA (quinze euros) sur le marché local, est livré par LADIL à trente mille francs CFA (quarante-cinq euros) soit trois fois le prix de base.
Il ne s’agit pas spécialement de faire le procès de cette société privée, mais bien plutôt de la gestion de l’argent public (impôts, taxes…) pour œuvrer au bien commun.
Dans ce cas précis, il n’est pas inutile de préciser que le détournement des fonds publics est une des formes de la corruption. Cette corruption se développe comme un ver dans le fruit, phénomène sur lequel je reviendrais plus tard. Les enjeux sont considérables. Les corrompus et les corrupteurs sont devenus aujourd’hui des grands concurrents du développement. Le détournement, lié à la mauvaise gouvernance, accentue davantage les situations de précarité. Il est impensable qu’un pays se développe sans investir dans la culture, base de tout esprit libre et démocratique. Ainsi, dans cette bibliothèque, censée être une vitrine patrimoniale du Mali, l’amateurisme et le laisser-aller sont à l’œuvre.
La culture doit figurer dans les programmes électoraux, être en rédaction dans les états-majors politiques. Il est ici question de la survie culturelle du pays. Les arts, les sciences, doivent être valorisés et représentés dignement. Au lieu de priver la jeunesse de son patrimoine, il est vital de travailler à l’attrait de la culture. Il n’est pas de base culturelle qui ne s’accompagne pas d’une base politique volontariste. Sans politique culturelle, il serait difficile pour le Mali de cultiver le sentiment d’unité nationale.
La précarité touche tout autant les individus, que des groupes entiers, ou encore les institutions. Cette précarité, ancrée à toutes les échelles de la société, révèle une profonde instabilité, et surtout des inégalités et des injustices qui entraînent des situations de vulnérabilités généralisées. La plupart des maliens vivent dans la précarité ; par conséquent ils vivent dans la vulnérabilité.
C’est la situation de ces villages de Ségou que j’ai déjà évoqués. C’est ce foyer de charbon de bois alimenté par des troncs d’arbre de la forêt que j’ai trouvé sur ma route. Ce charbon, issu du bois de la forêt, vendu par des commerçants ou de simples citoyens, pour en tirer profit sur les marchés des centres urbains pour faire la cuisine, le thé, etc. La personne avec laquelle je faisais le voyage m’expliqua plus précisément qu’il s’agissait d’une « activité illégale, qui participe à la déforestation du territoire. Cette activité est pratiquée par des individus qui ne sont pas du coin. Une de ses conséquences immédiates, c’est la disparition de plusieurs espèces d’animaux sauvages : lions, singes, antilopes, etc. Aujourd’hui, aucune activité de reboisement n’est mise en place pour pallier le problème de déforestation. On est face à un abus des biens communs locaux, contre lequel personne n’ose protester, de peur d’être tué. Les rares personnes du village qui dénoncent cette activité de déforestation sont éliminées ».
Au Mali, le mirage de la décentralisation, au lieu de redonner des compétences aux territoires locaux, a donné naissance à une exploitation des communautés par des groupes sans foi ni loi, avec la complicité de certaines élites. Le climat social est tendu. Les populations locales sont assujetties ; la peur a pris le pas sur la résistance. La catastrophe n’est pas terminée, elle continue. Aujourd’hui, le peu de ressources naturelles des zones rurales est détruit, pillé par des prédateurs, des coupeurs de bois qui abusent des biens des communautés rurales. Celles-ci assistent sans défense à la destruction de l’écosystème local, à l’effondrement de leur patrimoine.
Nous sommes face à un décor d’impunité et de désespoir où le soupçon ne peut être porté que sur la quasi absence de la puissance étatique, censée défendre et protéger les populations rurales. Aucun représentant de l’Etat ne franchit les portes de Bamako, alors qu’une nouvelle menace couve, celle de la rupture des liens sociaux entre les communautés.
Victimes de la mauvaise gouvernance, victimes des prédateurs, les communautés subissent la loi du silence. Cette omerta est doublée par les impacts écologiques et environnementaux de ces activités de déforestation. Elles sont victimes du peu de ressources humaines et économiques dont devraient disposer les élus locaux pour établir des rapports de force égalitaires entre eux et les coupeurs de bois.
A l’échelon local, aux yeux de tout le monde, les communautés sont dépouillées, abusées et ruinées. Les villages souffrent d’une vulnérabilité institutionnelle et d’une absence de croyance des communautés en la justice du Mali. Malheureusement, on peut allègrement généraliser ce constat au reste de l’Afrique.
Le Mali ne doit pas être pensé qu’à l’échelon des centres urbains. Les processus de décentralisation doivent être repensés pour donner plus de pouvoir aux zones rurales, en impliquant davantage les leaders locaux et les responsables locaux. Il en va de la transformation et du renforcement de l’État ainsi que du pouvoir d’agir sur les précarités localement.
Les responsables politiques africains et maliens doivent avoir un électrochoc et penser au bien-être des communautés. Faute de quoi, les communautés continueront à flotter entre rejet et reconnaissance de l’Etat, une des causes de la crise de confiance actuelle entre les dirigeants et le peuple. Pour cela, il faut développer des politiques publiques appropriées pour que les communautés s’émancipent des situations de précarité, qui peuvent conduire progressivement à l’exclusion.
Mohamed AMARA
Docteur en sociologie
Centre Max Weber
e-mail : amaramohamed7@gmail.com