Il peut bien aller et venir. Participer aux sommets internationaux. Rencontrer les uns et les autres. Serrer des mains. Recevoir des émissaires. Il lui faut se rendre à l’évidence : il est en « présidence surveillée ». Cinq mois après avoir prêté serment (c’était le 4 septembre 2013), le président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) n’aura déçu que ceux qui avaient des illusions. La rupture, ce n’est pas lui.
La réconciliation, ce n’est pas lui. La droiture, ce n’est pas lui non plus. A la limite (je dis bien à la limite), ce ne serait pas dramatique. Il est quantité de chefs d’Etat en Afrique et ailleurs dans le monde (et c’est même une caractéristique de la fonction) qui manquent cruellement de sens commun. Ils pensent que la fonction se limite au titre et que c’est un acquis qui n’oblige a rien d’autre qu’à vivre selon le protocole.
IBK, promu président de la République du Mali par la grâce de l’opération « Serval » et confirmé dans la fonction par une élection présidentielle sans surprises, a donc tiré un trait, dès lors qu’il était installé à Koulouba, sur la réalité de la situation malienne. Une réalité contenue dans l’accord signé à Ouagadougou le mardi 18 juin 2013. Dont IBK n’était pas signataire mais qui l’engage clairement et absolument puisque c’est cet accord, signé par tous les acteurs de la « crise malo-malienne » et les représentants de la « communauté internationale » partie prenante dans sa résolution, qui a permis l’organisation de la présidentielle du 28 juillet /11 août 2013.
Or, chacun savait que IBK voulait ardemment accéder à cette fonction mais n’entendait pas, pour autant, se soumettre aux contraintes internes (les groupes armés installés au Nord-Mali) et aux contraintes externes (la Cédéao et la « communauté internationale » à commencer par la France) qui lui avaient permis de conquérir le pouvoir. Illusion : il pensait chausser tranquillement les mocassins de grande marque de son prédécesseur, Amadou Toumani Touré (ATT), afin de parcourir le Mali, l’Afrique et le monde avec l’étiquette de président de la République. Or, il y a dans sa chaussure présidentielle un caillou dont il aura bien du mal à se défaire et qui va l’obliger à claudiquer, et peut être même à chuter, s’il ne se résout pas à l’ôter.
L’Afrique adore organiser des sommets auxquels les chefs d’Etat des pays membres se rendent en délégation fournies qui les obligent à louer des avions ou à en emprunter. IBK s’est rendu au dernier sommet de l’UA*, à Addis Abeba (24-31 juillet 2014), dans un aéronef prêté par le roi du Maroc, Mohammed VI, qui dispute le parrainage du Mali à son « frère ennemi », l’Algérie. Et pendant ce temps-là, l’opération « Serval » et la Minusma s’efforcent de remettre de l’ordre dans le Nord-Mali tandis que l’UE s’est attelée à donner une capacité défensive (à défaut d’être offensive) à l’armée nationale malienne. Ce qui n’empêche pas IBK de penser qu’il est un chef d’Etat souverain dans un pays souverain.
Appelé à prononcer la motion de remerciements à la fin de la conférence de l’UA (la première à laquelle il participait en tant que chef d’Etat), IBK s’est montré redevable à l’Afrique (particulièrement au Tchad et à la Cédéao) et à la « communauté internationale » (particulièrement non pas à la France – qu’il n’évoque pas – mais à François Hollande qu’il appelle d’ailleurs tout simplement François) de pouvoir être là où il est après le « calvaire » et la « descente aux enfers » du Mali. Pour autant, c’est le silence radio complet sur l’évolution de la situation dans le pays et ses perspectives.
Or, le passé du Mali chacun le connaît : la « guerre » déclarée par le MNLA à Bamako ; le coup d’Etat militaire contre ATT ; la médiation de la Cédéao menée par le Burkina Faso afin de ramener le pays dans une norme constitutionnelle acceptable ; l’intervention militaire française avec le soutien des Tchadiens ; la négociation à Ouagadougou avec les différents acteurs de la crise ; les élections présidentielle et législatives, etc. Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est le devenir de ce pays. Et l’observation de sa capacité à « gérer la crise ».
Malheureusement, le sentiment qui domine est que IBK fait comme si la crise était derrière lui et que son élection à la présidence avait, d’un coup de gomme, fait disparaître les causes internes et externes qui avaient provoqué le chaos. Mais IBK peut bien cacher sous un buvard les « pâtés » de l’histoire récente malienne, ils remontent, inexorablement, à la surface.
Dans son dernier rapport trimestriel, le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, s’est dit « vivement préoccupé par les conditions de sécurité précaires qui règnent dans le Nord du Mali et notamment par la recrudescence des attaques terroristes ». Il a noté l’absence de fonctionnaires, y compris de responsables de services techniques essentiels, les insuffisances en matière de policiers, de gendarmerie et de garde nationale, le manque de tribunaux, de prisons, de bureaux, de logements, les insuffisances de l’administration pénitentiaire, etc.
Et, du même coup, il a « engagé le gouvernement malien à mettre en place un cadre de concertation associant l’ONU et la communauté internationale, conformément aux dispositions de la résolution 2100 (2013) du Conseil de sécurité et de l’accord préliminaire [signé à Ouagadougou le 18 juin 2013] pour accompagner le processus ouvert de pourparlers et de négociations avec les parties signataires de l’accord ».
Chacun sait que c’est là que le bât blesse. Elu massivement à la présidence, disposant d’une majorité aux ordres à l’Assemblée nationale présidée par une personnalité (si tant est que le mot ait un sens pour l’occasion) atone, avec un chef de gouvernement dont on se demande de quel gouvernement il est le chef, IBK entend prendre le large. Et, du même coup, il va chercher ailleurs que dans la nébuleuse des acteurs de la gestion de la crise (ONU, Cédéao, France, etc.) des soutiens à sa vision strictement malienne de la résolution de la crise. Principale étape : Alger. Sa diplomatie a été en retrait sur le dossier malien dès que l’armée française est intervenue dans le Nord-Mali, ce qu’Alger voulait éviter.
Les Algériens n’entendent pas voir Paris se balader sur sa frontière Sud et mettre le nez dans leurs trafics locaux, y compris avec des groupes « terroristes » en réserve. Et puis, il y a eu « l’affaire In Amenas », douloureuse pour la bureaucratie algérienne dont l’existence est liée à la rente pétrolière et gazière. Bamako joue la carte algérienne pour dégager en touche la médiation menée par la Cédéao via Ouagadougou. Jugée trop en connexion avec le MNLA et Paris. IBK était d’ailleurs à Alger le jour où devait se signer le nouvel accord de défense franco-malien. Reporté du coup à une date ultérieure. Face à l’imminence de cet accord, Alger avait « mis les petits plats dans les grands ». Mais sans parvenir à rassembler tous les protagonistes de la crise. En d’autres temps, les Algériens ont joué la carte des dissensions au sein des groupes armés ; aujourd’hui, les « exclus » du jeu diplomatique algérien n’entendent plus jouer la carte de l’inclusion.
Alger peine ainsi à imposer sa médiation alors que Mohammed VI s’efforce, lui, de mettre la main sur le Mali, le grand voisin du Sud de son « frère ennemi » algérien. Le roi du Maroc y a passé une semaine, en septembre 2013, lors de la prestation de serment de IBK ; cette proximité entre Rabat et Bamako irrite Alger. Pour contrebalancer l’influence marocaine, les Algériens ne peuvent pas se couper de la médiation burkinabè ; il leur faut « ménager la chèvre et le chou » et « ne pas lâcher la proie pour l’ombre ». On ne s’étonne donc pas de voir le très habile ministre burkinabè des Affaires étrangères, Djibrill Y. Bassolé, séjourner à Alger quand il le faut.
* Ibrahim Boubacar Keïta s’est déplacé à Addis Abeba avec son épouse, Aminata Maïga Keïta, le ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale, Zahabi Ould Sidi Mohamed, le ministre du Développement rural, Bokary Téréta, et plusieurs membres de son cabinet.
Jean-Pierre BEJOT
LA Dépêche Diplomatique
Source: lefaso