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Mali – Alioune Ifra Ndiaye : “La culture est un instrument essentiel d’un Mali post-crise”

INTERVIEW. Créateur du collectif d’artistes Djinè Ton, Alioune Ifra Ndiaye croit dur comme fer dans les vertus réparatrices de la culture. Il explique.

Alioune Ifra Ndiaye directeur blonba

Producteur, réalisateur, auteur, citoyen engagé, Alioune Ifra Ndiaye, venu de l’ORTM (télévision nationale du Mali) fondait la compagnie théâtrale Blonba à Bamako en 1998 avec son ami français le dramaturge Jean-Louis Sagot-Duvauroux. À partir de 2004, un lieu novateur, dans le quartier Faladié, a accueilli et développé les activités culturelles du « grand vestibule » (traduction en français du mot Bambara Blonba) et généré des talents et des concepts réunissant tradition et modernité.  En 2012, le lieu a dû fermer, mais l’esprit d’une (re) construction du Mali par la culture demeure. Djinè Ton en est la dernière illustration, et réunit les plus grands artistes maliens dont Oumou Sangaré et Ticken Jah Fakoly.

Le Point Afrique : Comment est né Djinè Ton, à partir de quelle réflexion, quelle actualité malienne, dans quel but, avec qui, et que veut dire ce nom ?

Alioune Ifra Ndiaye : Le Mali regorge de jeunes talents dans la danse, le théâtre, la musique, la mode, le graphisme, la vidéo, l’artisanat d’art. Mais il n’existe pas de politique cohérente pour mettre ces jeunes talents dans un processus continu de création, de production et de diffusion. Qui dit politique sectorielle dit vision. Dit économie. Pour palier ce manque, une cinquantaine de jeunes artistes et acteurs des arts urbains et moi-même avons créé un collectif avec comme ambition la mise en place d’une plateforme collaborative. Avec cette plateforme collaborative, nous allons mutualiser nos moyens et nos expertises pour créer, produire et diffuser nos œuvres. D’où le nom Djinè Ton (club des génies ).

Que peut l’artiste (sachant l’importance de la culture traditionnelle dans la société malienne) pour l’avenir d’un peuple ?

Je pars du principe que l’artiste est le principal créateur du logiciel d’une société. Nos ancêtres l’avaient compris et ont donné une place primordiale aux griots. Nous, nous sommes les griots du XXIe siècle du Mali et du monde. Cependant, les autorités politiques du Mali ne cessent de nous folkloriser. Quand ils parlent de culture, ils ne nous imaginent qu’en tam-tam ou en masque dogon. Nous travaillons à les sensibiliser sur notre importance. Comment pourraient-ils construire une nouvelle dynamique d’un Mali post-crise sans la culture comme instrument essentiel ? On y travaille. Ce serait un des objectifs de Djinè Ton.

En 2012, la société Blonba a dû fermer ses portes pour des raisons plus privées que publiques, mais son antenne française a permis à la structure de rester vivante. Si vous n’aviez pas été lié à un producteur et auteur français seriez-vous encore en train de produire du théâtre ?

Curieusement, nous sommes restés très productifs après la fermeture de l’espace BlonBa. Notre antenne parisienne y a joué un rôle essentiel. Les jeunes que nous avons formés ont été très dynamiques aussi au Mali. L’Homme aux six noms, Allah tè Sonogo, Plus fort que mon père ont été créés en France avec les moyens de notre antenne française. Au Mali Tanyinibougou, INCHALLAH !, Sourakamoussou Lalley ont été créés avec les moyens locaux. Soit plus de six créations. Les humoristes que nous avons formés ont servi de locomotive à l’animation de groupes d’humour de plus en plus célèbres. Des jeunes que nous avons formés à la maîtrise des home-studios en collaboration avec l’OMJA d’Aubervilliers ont été les pionniers dans la production de son de qualité pour la communauté des rappeurs à Bamako. Nous avons inspiré la nouvelle génération d’organisateurs d’événements culturels aussi. Les graines que l’espace a plantées ont fait beaucoup d’arbres et de fruits.

Plus généralement en quoi le détour par l’étranger pour vos études (Canada-France) a-t-il fait de vous celui que vous êtes ?

Le détour par l’étranger a toujours été une école pour mes équipes et moi-même. Nous avons beaucoup appris. Nous avons aussi exporté notre savoir-faire et participé à la conversation mondiale.

Dans quelle mesure avez-vous trouvé un accueil dans votre pays après la fermeture de l’espace Blonba ?

L’État ne m’a pas été d’un grand secours ni protégé. Cependant, j’ai bénéficié d’un grand courant de sympathie du public et tout le réseau que nous avons tissé lors de nos sorties à l’étranger. Nous avons totalement perdu le confort du travail que nous permettait BlonBa. L’institut français ne peut nous permettre qu’une demi-journée de répétition à la demande pour présenter nos spectacles. Quant au Palais de la culture, bien qu’équipement public, nous le louons, tout simplement.

Sous quelle forme, à partir de la crise malienne, s’est poursuivi votre combat pour la culture ?

La forme n’a pas changé. Nous demeurons dans une logique de « constructeur de la citoyenneté ». La crise n’a fait que nous conforter dans notre choix éditorial.

Dans quelle mesure la culture a pu contrer ou peut encore contrer la radicalisation de la société malienne ? Autrement dit : une pièce de théâtre contre un prêche radical, n’est-ce pas utopique ?

En fait, il n’y a pas encore de prêche radical au Mali. Il y a de plus en plus de prêcheurs qui font du commerce et de la politique sous le couvert de Dieu. Comme ils sont en concurrence entre eux, chacun essaie de se particulariser dans sa performance. Souvent contre les politiques ou des minorités. Malheureusement, tout cela atteint des proportions qui échapperont à ceux qui l’ont déclenché. J’ai fait quelques spectacles de Kotèba, théâtre traditionnel, qui dénoncent ces dérives :Elhadj je sais tout, un one-man-show avec Michel Sangaré, Inchallah, une adaptation libre de Tartuffe, de Molière, et Tanyinibougou, présenté devant plus de 3 800 spectateurs le 12 décembre au Palais de la culture Amadou Hampathé Ba.

Dieu ne dort pas est-il inspiré de votre parcours ?

Dans nos pièces de théâtre, nous abordons tous les sujets liés au fonctionnement d’une société moderne. Et surtout nos travers pour qu’on s’en corrige. C’est aussi ça le principe du Kotèba. Cette pièce parle des dysfonctionnements de notre société qui nous ont obligés à abandonner notre équipement. C’est souvent très décourageant. Je ne suis pas la seule victime de cette machine à découragement. C’est beaucoup de bonnes idées, beaucoup d’entreprises, beaucoup de talents qui sont ainsi découragés. Le spectacle ne s’est inspiré que de mon exemple pour dénoncer cette machine d’anéantissement. Mais j’avoue que le spectacle Dieu ne dort pas a été pour moi une catharsis, ça m’a permis de ne pas me laisser anéantir. De croire que c’est toujours possible.

Où en est votre projet de télévision ? Pourquoi une chaîne de télé privée dans le paysage audiovisuel du Mali ? Pour qui, et avec quels moyens ?

Le Mali a choisi, par la conférence nationale de 1991, comme modèle de société, la démocratie intégrale. Ce choix a été codifié par la Constitution de 1992. Sur le papier, le Mali est très bien organisé ! Cependant dans les faits, ça reste une démocratie sur papier. Toutes nos règles sont écrites. De la Constitution au Code de la route. Les valeurs édictées par la conférence nationale de 1991 sont restées des valeurs sur papier. Pourquoi ? Parce que nous sommes un pays qui ne lit pas. Et nous partons du principe qu’une société a besoin que ses normes soient partagées et acceptées par la majorité pour vivre en harmonie. Rien ne vaut une chaîne de télévision pour prendre en charge cette urgence du Mali sous le parapluie global de la construction citoyenne. Je pars du principe qu’un citoyen, c’est deux fondements. Premier fondement, tu es suffisamment informé pour agir en libre arbitre vis-à-vis de ton environnement, de la consommation quotidienne, de la politique, de la religion, des rapports avec le monde (personne, famille, environnement professionnel, quartier, ville, pays, continent, planète,). Deuxième fondement, tu as un métier et tu adaptes ton niveau de vie à ta rémunération. Ce qui veut dire que tu as eu accès à une formation, à un métier. Tu as fait des choix de vie (monogamie par exemple et moins d’enfants) qui ne grève pas ton salaire, etc. Ce qui veut dire aussi que tu consommes, paies des taxes, génères des TVA pour le trésor public, etc.. Notre projet se propose de prendre en charge cette urgence le temps qu’une politique permette que la lecture fasse partie de notre quotidien. Et cela à travers une industrie culturelle et un projet économiquement rentables qui, à travers des jeux, des événements, des télé-réalités et autres programmes télévisuels interactifs, mettent en action, chaque année, des centaines de collectivités territoriales, un demi-million de jeunes, des centaines d’entreprises, d’ONG, d’associations, de partenaires financiers et techniques du Mali, de fondations et de départements ministériels.

La télévision a été un point fort de Blonba pour l’enjeu citoyen, jeux télévisés, dessins animés : quels fruits cet axe a-t-il produits ?

Nous avons une expérience avérée. Nous avons déjà testé nos projets à la télévision nationale, dont le plus grand succès est le programme télévisuelManyamagan. Traditionnellement, « Manyamagan » est une femme d’expérience qui accompagne de ses conseils les jeunes couples pendant les premières semaines de leur mariage. L’émission télévisuelle Manyamagan s’empare de cette réalité traditionnelle du Mali et des principes de télé-réalité pour créer un programme de promotion de l’état civil au Mali (les actes de mariage, de naissance et de décès). Le programme met en compétition des couples mariés religieusement et non à l’état civil. La thématique mariage nous permet ainsi d’aborder toutes les questions liées à la gouvernance du ménage dans le Mali du XXIe siècle à commencer par l’état civil. Tous les couples retenus seront mariés à la mairie. Le premier gagne une maison équipée. La maison est construite concomitamment à l’évolution de l’émission et constitue l’axe de la dramaturgie de l’émission : « Quel couple va gagner la maison ? » Chaque grand format voit l’élimination d’un couple. Par des SMS surtaxés, le public a la latitude de sauver 2 des 3 couples nominés chaque semaine. Le programme a eu une audience de champion league. Au-delà du service public qu’il fournit, au bout de 2 saisons, il était économiquement rentable : SMS surtaxés, sponsors, parrainage…

Dans quelle mesure les événements au Mali ont-ils arrêté les ambitions culturelles ? Je pense notamment à la reprise des Rencontres photo de Bamako et soudain ce nouveau coup advenu avec l’attentat du Radisson ?

En dehors de l’humain, la première victime d’une crise est généralement la culture. Le monde de la culture au Mali commençait à se remettre petit à petit de la crise. Le tourisme bamakois se remettait aussi. Bamako commençait à accueillir différentes conférences et ateliers. Le festival sur le Niger a repris. L’attentat du Radisson a perturbé cette nouvelle dynamique. J’organise chaque année le 31 décembre une grande fête pour les amis de ma génération. La fête des 60/70. Environ 250 couples. C’est devenu une tradition. Chaque année je fais une surprise. Cette année, je l’ai annulée. La situation ne me semblait pas sereine. Mais les choses redémarrent.

Après le Kotèba, le Koterap, le Gorobine ton, quel bilan faites-vous de ces liens entre culture traditionnelle et modernité dans le changement de l’économie culturelle et travaillez vous à d’autres concepts ?

C’est l’axe de ma démarche. Partir des mécanismes traditionnels pour créer des œuvres modernes en lien avec les réalités du Mali. Ces concepts ont été créés. On va les développer avec l’industrie que va constituer la télévision.

On peut se demander en dehors de facilités personnelles , familiales par exemple, bref sur fonds propres, comment faites-vous pour alimenter vos projets et tout simplement gagner votre vie ?

Ces trois dernières années, j’ai vécu essentiellement de consultations et d’actions de communication. J’ai la chance d’avoir une bonne expertise en communication. Je la monnaie de temps en temps, ça paie bien.

Vous avez une famille : combien d’enfants ? Comment faire grandir des enfants dans ce pays, vous qui avez en partie étudié à l’étranger ?

J’ai 4 enfants, dont des jumeaux nés d’un premier mariage. L’essentiel de ce que je gagne avec ma femme va dans leurs frais de scolarité. Nous avons fait le choix de les inscrire dans une école en phase avec le XXIe siècle. Le peu de temps que je leur consacre sert à leur vendre la tolérance et le respect de l’autre.

Pourquoi n’avez-vous jamais choisi la politique ou pourquoi la politique ne vous a-t-elle jamais choisi ?

Je ne suis pas sûr d’être un bon politique. C’est un autre métier. J’ai plutôt envie de « vendre » mes idées aux politiques.

Vous continuez pourtant d’agir en citoyen engagé. Je pense à votre lettre ouverte au capitaine Amadou Sanogo  du 31 mars 2012, et plus récemment de votre adresse à l’imam Dicko. Qui parle en vous ?

J’essaie de défendre les valeurs issues de la conférence nationale de 1991.

Comment avez-vous vu l’extrémisme s’emparer de la société civile autour de vous, dans votre ville ?

Je dirais plutôt que c’est l’ignorance qui s’est emparée de nous. Et c’est le terreau de tous les extrêmes. J’espère que nos autorités ont conscience de l’ampleur du phénomène. On est un pays jeune. Nous avons les outils pour sortir de là. Et la culture est une partie importante des solutions.

Combien êtes-vous à oser prendre la parole et qu’est-ce que cela coûte aujourd’hui de s’exposer ainsi en public à propos de la radicalisation notamment ?

C’est vrai que nous ne sommes pas beaucoup à oser prendre la parole. Ceux qui la prennent sont régulièrement menacés ou vilipendés. Je fais avec.

Votre mot d’ordre a toujours été que votre pays « participe à la conversation mondiale ». Où en êtes-vous de ce voeu ?

Nous vivons l’ère du numérique, la quatrième révolution de l’histoire humaine après la découverte du feu, l’invention de la roue et la maîtrise de l’écriture. Le village planétaire et la race humaine n’ont jamais été autant une réalité. Dans les 15 ans à venir, les rapports vont être appelés à radicalement changer. Un nouvel ordre mondial est en train d’être mis en place. Je pense qu’il nous faut nous préparer à cesser d’y prendre la part du pauvre. Il nous faut travailler à accéder aux bienfaits de l’évolution du monde. Il faut apporter notre part à la conversation mondiale. Se cacher dans des idéologies de dénonciation de néocolonisation et dans la religion est une fuite de responsabilité. Je crois au travail et à notre possible apport à l’évolution de ce monde.

Au fond, qu’est-ce qui a fait de vous le combattant culturel que vous êtes et qu’est-ce qui fait que vous le demeurez ?

Je ne sais pas. Je crois en mes idées.

Quels sont vos souhaits pour le présent et l’avenir du Mali ?

Qu’on se mette au boulot. On va y arriver. On a tous les moyens : une population jeune, une nature généreuse et un héritage culturel phénoménal. Il nous manque seulement le travail bien fait.

 

Source: lepoint

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