Boubacar Ba, chercheur au Centre d’analyse sur la gouvernance et la sécurité au Sahel, explique à Mondafrique comment la katiba Macina, l’une des unités combattantes les plus puissantes d’AQMI au Mali, impose progressivement sa loi dans la région du centre du pays, à travers une nouvelle pratique de l’Islam, à la fois à travers la gestion des pâturages et même des projets de développement.
Les combattants de Hamadoun Koufa ne se contentent pas des victoires militaires. Après avoir vaincu leurs concurrents de l’Etat islamique et certaines milices d’autodéfense, ils ont entrepris d’occuper tout le terrain du centre : de l’Islam, à travers des formations délivrées aux imams, au droit, concernant, en particulier, l’accès aux pâturages que se disputent les habitants et les pasteurs transhumants, jusqu’au développement, avec leur soutien tacite, à des projets de développement mis en œuvre par des ONG étrangères, notamment dans la zone socio écologique de Kounari. Ce qu’on appelle le cercle de Mopti.
Un entretien de Nathalie Prevost, journaliste, réalisatrice et spécialiste de l’Afrique
« Les djihadistes ont donné un pouvoir aux cadis, des juges islamiques qu’ils ont choisis »
Mondafrique Comment le GSIM et sa katiba du Macina procèdent-ils pour instaurer la charia ?
Boubacar Ba. Les djihadistes veulent appliquer la charia (normes et règles doctrinales, sociales, cultuelles et relationnelles édictées par la loi islamique) un peu partout, mais ils sont entrés en conflit avec certains imams de la région de la boucle du Niger et du Delta central du Niger, qui sont en désaccord avec leur vision de l’Islam. Leur objectif est donc de leur adjoindre des marabouts de la zone acquis à leur cause et formés à leur vision.
En avril dernier, ils ont formé une centaine de marabouts dans les zones de Djalloubé (cercle de Mopti) et Ganguel (cercle de Tienenkou) sur leur vision de l’application de la charia. Ils leur ont délivré une formation de trois jours et leur ont distribué des livres contenant des écrits théologico-politiques d’auteurs rigoristes s’inspirant des doctrines anciennes de la représentation islamique, pour remplacer les livres malékites plus répandus dans le pays.
Mondafrique: Quelle sont leurs exigences en termes de compréhension et de pratique de l’islam ?
Les djihadistes avec leurs combattants moudjahidine adeptes de la lutte armée ont apporté un nouveau style de prière ; ils demandent aux marabouts de raccourcir les formules d’invocation de Dieu et aux muezzins de ne plus faire qu’un seul appel à la prière. Ils exigent que les femmes portent le voile noir, que les hommes gardent la barbe longue et portent des pantalons courts.Dans certaines localités du delta du Niger, ils font des patrouilles et coupent les pantalons.Ils ont élaboré des guides musulmans en arabe pour prôner un islam rigoriste.
Pour eux, les marabouts de la région n’adhèrent pas encore à leur djihad. Ils les classent en trois catégories « infidèles » : ceux qui s’interfèrent entre Dieu et les croyants, ceux qui prétendent avoir des pouvoirs de prédiction et ceux qui exigent des sacrifices. Ils critiquent aussi les marabouts « qui enseignent le Coran mais ne sont pas prêts à prendre les fusils », ainsi que ceux qui sont complices du pouvoir, qu’ils qualifient de traitres.
Ils demandent l’ouverture d’écoles de formation des fidèles et interdisent la mendicité des talibé, les élèves coraniques.
Mondafrique Que sont devenus ces marabouts après la formation ?
On les a laissés repartir. Certains adhèrent. D’autres, pas forcément. Pour les djihadistes, ils seront responsables de la réussite ou de l’échec du djihad. Ceux qui leur sont opposés devront accepter cette nouvelle vision de l’Islam ou partir. Les marabouts doivent se conformer et sont surveillés dans leurs comportements au quotidien.
Enfin, les djihadistes ont donné un pouvoir aux cadis, des juges islamiques qu’ils ont eux-mêmes identifiés et choisis. Les jugements sur les conflits locaux relatifs à la gestion des ressources naturelles, au foncier, aux modes de succession, d’héritage, de préséance, etc. sont rendus désormais dans le vestibule des chefs de village.
Mondafrique au-delà de l’Islam et du droit religieux, quelles sont les actions de contrôle de l’espace qu’a prises la Katiba Macina ?
Elle a renouvelé récemment les chefs des markaz, les unités combattantes, pour nommer des gens originaires du Gondo, du Tioki et de Nampala mais nés dans le Macina, la zone inondée du delta central. Il s’agit pour eux de responsabiliser, en quelque sorte, des djihads locaux. C’est ainsi qu’un chef de markaz autochtone de la zone de Djalloube, (zone inondée du delta central du Niger) a été remplacé par un chef allochtone plus charismatique, originaire de la zone exondée.
Mondafrique Comment la Katiba Macina, gère-t-elle la difficile question de l’accès aux pâturages dans le delta central de la boucle du Niger et les zones exondées ?
Les autochtones et les allochtones se disputent les pâturages et, en particulier, les bourgoutières (zones inondées où pousse une plante sauvage très recherchée comme fourrage.) Cette question est source de tensions très importantes car le loyer des bourgoutières est une ressource financière pour les jowro (propriétaires fonciers autochtones) tandis que les allochtones, plus radicaux, réclament un accès égal à celui des autochtones pour leur bétail, estimant que tous les musulmans sont égaux devant Dieu. En effet, dans la compréhension des djihadistes, tous les croyants sont égaux dans l’accès à l’eau, au pâturage et au feu.
En 2019, Hamadoun Koufa a convoqué les membres de la choura, l’organe de décision des djihadistes, pour arbitrer ce sujet. Il a proposé de plafonner les prix de la location des bourgoutières à la moitié à peu près des prix pratiqués antérieurement mais il n’a pas supprimé le principe du versement d’un loyer, estimant que les autochtones détenaient ces droits fonciers de très longue date, depuis la Dina (empire peul) au XIXème siècle. Cette question reste très sensible, cependant, et demeure un sujet d’interprétations multiples entre protagonistes.
Mondafrique Les djihadistes ne sont pas, selon vous, opposés à la venue de projets de développement, y compris financés par des partenaires extérieurs, dans les zones qu’ils contrôlent. Vous dites qu’un projet de développement pastoral a ainsi vu le jour dans la zone de Kounari, dans le cercle de Mopti. Qu’en est-il ?
Les premiers contacts entre un partenaire international de développement et un élu du conseil de cercle de Mopti ont commencé fin 2018. Mais en matière de développement, l’administration n’a plus de pouvoir dans les villages ; les préfets et les sous-préfets sont partis depuis longtemps. En revanche, les élus locaux ont gardé le contact avec les populations. Le président du conseil de cercle de Mopti a donc orienté cette ONG, qui voulait appuyer l’aménagement d’un espace pastoral (forage, production fourragère, production de lait) à hauteur de 200 millions de francs CFA, vers la mairie de la commune de Kounari.
Un village correspondant aux critères de l’ONG a été identifié et le chef de village approché. Il appartient à la famille qui détient le pouvoir coutumier localement, les Ferroobe. Son village dispose de 300 hectares de terres pastorales et c’est lui qui définit les modes d’accès dans la zone. Le chef de village a informé le parajuriste, formé sur les notions de droits sur le terrain par l’ONG Eveil. Le parajuriste, c’est un conseiller élu du chef de village pour toutes les actions de développement.
Dès lors, une première rencontre a eu lieu à Kounari entre le représentant local de l’ONG et le chef de village qui a ensuite associé 7 villages alentour. Une association a été créée, prévoyant un comité de gestion par village et un comité inter-villageois présidé par le chef du village concerné.
Ensuite, il a fallu discuter avec les djihadistes. Certains appartenaient à cette même famille des Ferrobe ; ils avaient confiance en eux. Un chef djihadiste de cette famille est venu rencontrer le chef du village principal et le parajuriste. Il a rendu compte au niveau supérieur, s’assurant que le projet de développement ne soit pas prétexte à une action militaire contre eux. Le chef de la markaz a été informé, puis celui de la toute la zone, ainsi que le cadi local. Une réunion de la choura, le conseil des djihadistes, s’est tenue. Au fil du temps, les réserves exprimées ont été levées, avec l’engagement que le projet s’abstienne de toute initiative susceptible de mettre en danger la sécurité des djihadistes. Les familles Ferrobe locales et la commune se sont porté garantes de cet accord. La choura et le cadi ont finalement donné leur feu vert.
Après plusieurs mois de négociation, le travail a commencé en 2020. Une entreprise est venue avec des ouvriers et des engins de chantier et 5 hectares ont été clôturés et aménagés, des abreuvoirs, des forages et deux châteaux d’eau installés, un magasin de stockage créé. Il y a même une machine qui coupe l’herbe et la met en sacs pour nourrir le bétail pendant la période de soudure. Ils sont en train de construire une unité laitière pour stocker le lait collecté auprès de tous les éleveurs du village.
Ce projet permet aux éleveurs de ne plus aller chercher l’eau jusqu’au fleuve, à 10 km de là. En contrepartie, ils s’acquittent de droits pour abreuver leurs animaux dans les nouvelles installations.
Ce qui me paraît très intéressant, dans cette histoire, c’est la combinaison de l’outil de développement moderne avec le système coutumier et la cellule familiale, ainsi que la synergie de tous les acteurs locaux : les élus, l’ONG, les services techniques de l’Elevage et de la chambre locale d’agriculture, le comité de gestion villageois et les djihadistes.
Mondafrique Pourquoi les djihadistes ont-ils accepté, selon vous, de cautionner cette expérience ?
Ils ont des animaux qui abreuvent dans la zone ; ils sont issus de ce milieu ; certains appartiennent à la communauté Ferrobe. Ils contestent l’ordre de gouvernance de la région qu’ils considèrent comme corrompu et déséquilibré et ne répond pas, selon eux, aux attentes de la communauté. Ils désapprouvent certains représentants de l’Etat qui passent, selon eux, tout leur temps, à rançonner les populations mais ils adhèrent à la lutte contre la pauvreté et estiment qu’elle permet à leur djihad de s’implanter dans le cadre d’un ordre parallèle. Dans ce cas précis, l’Etat est représenté aux niveaux du cercle et de la commune mais ce sont des représentants élus qui ne dérangent pas les djihadistes. Ceux qui les dérangent, ce sont les agents des Eaux et Forêts et les militaires. Leur objectif, c’est de rassurer les communautés, de démontrer qu’ils peuvent se substituer à l’Etat y compris en matière de développement. Et c’est ainsi qu’est né cet ilot de prospérité dans un océan de conflictualité.
Mondafrique Et l’Etat ? Pourquoi a-t-il accepté ?
L’Etat a accepté parce que le conseil de cercle et la commune sont des organes étatiques. L’initiative ne le dérange pas. Au contraire, c’est une aubaine ! L’administration s’est mise en retrait pour ne pas gêner. L’action a réussi avec l’accord des autorités traditionnelles et coutumières de la localité.
Mondafrique Faut-il donc, selon vous, négocier avec les djihadistes ?
Il faut négocier avec les djihadistes. La preuve, c’est une négociation qui a conduit à ça ! Plus de six mois de négociation ! Ce sont les djihadistes qui ont sécurisé les ouvriers et tout le chantier ! Tout se joue autour de la confiance. La position de certains partenaires du Mali de refuser les négociations avec les djihadistes est une absurdité, parce qu’elle va bloquer les initiatives locales. Il s’agit d’imaginer des formules et solutions locales qui soulagent les populations et les responsabilisent dans leur espace de développement. Comme l’a dit le penseur Amadou Hampaté Ba : « Il ya plusieurs voies possibles pour aboutir à un résultat, au delà des divergences qui parsèment le chemin ».