Ce qu’on appelle l’indépendance des juges n’est pas un principe corporatif. L’indépendance de la magistrature est la garantie pour les justiciables qu’ils vont être jugés sur la seule base des faits déclarés constants et des dispositions légales qui leur sont applicables, et que cet ouvrage sera effectué par des personnes à l’abri de toute influence plus ou moins occulte et susceptible de polluer la recherche de la solution à donner au litige. Ainsi, si la séparation des pouvoirs devient un principe fondamental des démocraties représentatives, des insuffisances de nature à influer sur le rendement du juge demeurent dans ses relations avec les pouvoirs classiques d’une part et les pouvoirs de fait d’autre part. C’est dans ce contexte que Me Boubacar Karamoko Coulibaly et Ousmane Sidibé s’interrogent si une justice « aux ordres » n’est pas un facteur de désordre social et de bouleversement politique ?
Suivez plutôt leur analyse !
Dans la plupart de nos pays dits démocratiques, les magistrats sont nommés par le pouvoir exécutif et généralement par le chef de l’État. Mais on a institué ici et là ce qu’on appelle le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) où siègent les représentants du corps de la magistrature en même temps que les membres de l’administration. Ce conseil a un double rôle : il est consulté pour la nomination des juges et il est appelé à faire des propositions au chef de l’État qui, en général, mais pas toujours et partout, entérine ces propositions. Il sert aussi de conseil de « discipline » des magistrats. Cette « discipline » ne peut concerner que la faute professionnelle à sanctionner et non la responsabilité pouvant découler des décisions prises par les magistrats qui agissent en leur âme et conscience et leurs sentences sont souveraines. Si elles peuvent être réformées dans le cadre de la hiérarchie et de la procédure judiciaire, elles ne peuvent pas être condamnées ou sanctionnées comme celles qui émanent des simples fonctionnaires membres de l’administration générale du pays.
Les magistrats sont donc nommés par le pouvoir exécutif. Ce dernier peut « abuser » de ce pouvoir pour réduire l’indépendance de la justice à son profit. Cette crainte, qui peut devenir effective, a fait que l’on a cherché, suivant le progrès de la démocratie dans les pays concernés, à multiplier les « corrections » à cette domination du pouvoir exécutif en vue de protéger l’indépendance et la crédibilité de la justice. Une justice « aux ordres » est un facteur de désordre social et de bouleversement politique. De telles mesures sont établies pour réduire l’effet du « péché originel » de nomination des juges par le gouvernement et pour se rapprocher ainsi de la séparation des pouvoirs qui reste le fondement de toute organisation sociale démocratique, où « règne la justice » selon l’expression significative répandue parmi la population. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 en France ne proclame-t-elle pas fortement dans son article 16 que « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ». N’a point de constitution veut dire ici : n’est pas une société civilisée.
Déjà, le grand et célèbre Ibn Khaldoun, qui a vécu de 1332 à 1406, avait montré l’importance de la justice comme fondement de la civilisation. L’injustice, dit-il, ruine la civilisation et ajoute-t-il, perspicace, ce qui n’empêche pas d’injustes gouvernements de se maintenir. Et il énumère les injustices dont la plus importante pour lui semble être celle de ceux qui « ne respectent pas les droits des peuples ». Et « c’est l’État qui en pâtit, car tout cela ruine la civilisation qui est la substance même de l’État ». L’injustice, affirme-t-il, « ne peut être commise que par ceux qui échappent à la loi commune, ceux qui disposent de l’autorité et du pouvoir ».
La justice doit donc être réellement la plus indépendante possible étant donné le rôle central qu’elle joue dans le progrès de la civilisation, et ce bien que les juges soient en général désignés par le pouvoir exécutif. On a, ici et là, réussi parfois à réduire le caractère arbitraire de ces désignations. On ne recrute plus les juges que l’on veut. On le fait en général par concours, la plupart du temps sur épreuves, pour sauvegarder l’anonymat et établir précisément « la justice » entre tous les candidats. Si le gouvernement est moins « évolué », il le fait par concours sur « dossier », ce qui peut donner lieu à quelques « injustices ». Si le progrès démocratique est encore moins avancé, on « choisit » comme on veut les magistrats, donc arbitrairement et c’est réduire à néant l’indépendance du juge ainsi désigné. On lui fera faire ce que l’on veut. Mais cela n’est guère suffisant pour donner au juge l’indépendance et la liberté nécessaires à l’exercice de ses fonctions en toute objectivité et sans parti-pris. Il faut encore que l’on ne puisse pas en disposer selon le bon plaisir du prince : le punir, le déplacer, ne pas lui octroyer l’avancement normal dans sa carrière ou même le révoquer sous un prétexte plus ou moins valable. S’il est ainsi traité, il aura « peur » et jugera dans le sens qui lui permet d’être bien « vu ».
Aussi, certaines législations ou constitutions accordent-elles « l’inamovibilité » aux magistrats qui prononcent les jugements, ceux qu’on appelle les magistrats du siège, par opposition aux magistrats du parquet qui ne bénéficient pas de ce privilège, chose étonnante du reste. On dit que ces magistrats du parquet, procureurs et substituts, défendent l’intérêt général. Si c’est le cas réellement, ils devraient être inamovibles comme les magistrats du siège pour pouvoir défendre de manière indépendante ce qui, en leur âme et conscience, est considéré comme étant l’intérêt général. Or, ils dépendent directement, dans l’exercice de leurs fonctions, du ministre de la Justice assisté du procureur général, chef hiérarchique des magistrats du parquet. Ils peuvent donc recevoir et reçoivent effectivement des directives de l’autorité exécutive à laquelle ils doivent obéir, même si la tradition parfois leur permet de s’en écarter dans leurs conclusions orales devant le tribunal. On dit que « la plume est serve et la parole est libre ». Mais pour se rendre la vie moins difficile, la plupart d’entre eux n’ont de libre ni la plume ni la parole pour garder un peu de cohérence et quelle que dignité. Cette situation est d’autant plus grave que les juges d’instruction, dont le pouvoir est énorme, fonctionnent sous le contrôle du parquet qui est chargé de répartir l’instruction des affaires aux juges d’instruction de son choix.
Ce juge d’instruction est un personnage central et il est à la fois peu et trop indépendant. Peu, étant donné sa supervision par le parquet, donc en fait par l’administration. Trop, parce qu’il exerce cette fonction seul et conduit l’instruction comme il l’entend avec le concours des membres de la police judiciaire qui ne bénéficient d’aucune indépendance. D’où, les « bavures » constatées trop souvent dans le déroulement d’instructions pouvant conduire à des peines extrêmes, la mort, là où elle n’est pas encore abolie ou une détention longue ou perpétuelle. Craignant une telle dérive, on a instauré ici ou là un appel de la décision du juge d’instruction devant un tribunal appelé la chambre des mises en accusation qui peut réformer la décision concernée. Mais là aussi, cet appel peut devenir et devient souvent une simple formalité, la chambre faisant souvent confiance au juge d’instruction, n’ayant pas été mêlée d’aussi près à l’instruction de l’affaire et ne se trouvant pas à même de prendre une meilleure décision sauf cas extrêmes où la qualité de la décision du juge d’instruction est totalement et de toute évidence inadéquate ou catastrophique. Une autre précaution est prise dans certains cas et dans certains pays : la collégialité de l’instruction, c’est-à-dire le fait de confier l’instruction à un « tribunal » comprenant trois magistrats en espérant qu’elle sera menée avec plus de rigueur et d’objectivité. Mais une telle innovation reste exceptionnelle.
Il est donc réellement difficile d’établir une organisation de la justice qui garantit la liberté et l’indépendance des juges en vue d’aboutir à des sentences justes, respectueuses et protectrices des droits des personnes, de la légalité et aussi de l’équité. La solution consiste dans un choix radical que trop souvent, sinon toujours, on hésite à prendre. Il s’agit d’assurer la pleine autonomie de la justice, son indépendance réelle vis-à-vis du pouvoir exécutif et en faire le troisième « pouvoir », le « pouvoir judiciaire ». L’autonomie et l’indépendance ne sont pas exclusives d’un contrôle à exercer sur l’activité du corps judiciaire.
Il y a lieu donc d’une part de concevoir une organisation autonome du corps judiciaire et de mettre en place en même temps un système de contrôle permettant de vérifier constamment le fonctionnement régulier de l’indépendance et de l’autonomie du « pouvoir judiciaire ».
Boubacar Karamoko Coulibaly, Ousmane Sidibe