Fondée dans une trompeuse euphorie, la plus jeune nation du monde « fête » son quatrième anniversaire dans le sang et le chaos. Sur fond de guerre civile d’une abjecte barbarie et de désastre humanitaire. Chronique d’un fiasco, sinon annoncé, du moins prévisible.
Quelques bougies bancales aux flammes vacillantes plantées sur un gâteau amer… Ce 9 juillet, le Soudan du Sud célèbre sans joie son quatrième anniversaire. Mais comment fêter le naufrage d’une utopie? Qu’elles paraissent datées, sinon incongrues, ces scènes de liesse qui embrasèrent à l’été 2011 les artères cahoteuses de Juba, capitale du plus jeune Etat de la planète, sous le regard bienveillant d’une cohorte d’Excellences, africaines ou pas! Tant de parrains, Washington en tête, s’étaient alors penchés sur le berceau du chétif bambin, fruit d’une sécession négociée au forceps et censée solder, au lendemain d’un référendum triomphal, la guerre d’indépendance livrée un quart de siècle durant au pouvoir militaro-islamiste de Khartoum. Aiguillonnée par une poignée d’icônes hollywoodiennes et par les boutefeux de la droite évangélique, avocats exaltés de la résistance biblique du Sud chrétien aux assauts musulmans, l’administration Obama croyait tenir sa success story africaine. Raté. « A l’époque, raconte Veronika, on prénommait nos bébés – les vrais – « Drapeau » ou « Nouvelle Patrie ». Nous étions tellement heureux de nous affranchir des Arabes de là-haut… » Aujourd’hui, l’ancienne policière de Bentiu (Nord), piégée par le carnage qui endeuilla Juba en décembre 2013, rançon de la rivalité haineuse entre le président Salva Kiir et son ex-vice-président, Riek Machar, tient un boui-boui au coeur du « POC-1 », l’un des trois camps de déplacés aménagés aux abords de la base logistique de la Minuss – la mission onusienne. « Une prison à ciel ouvert, soupire Veronika, après avoir égrené la liste des intimes assassinés, dont deux frères cadets fauchés sur le sentier de l’école. Mais si j’en sors, c’est la mort ou le viol. »
POC, pour Protection of Civilians, car tel est le mandat assigné aux 12 500 Casques bleus déployés sur un territoire vaste comme la France. Sur les 2 millions de naufragés réduits à l’errance – soit le sixième de la population -, plus de 140 000 s’entassent dans ces enclaves, où le choléra a resurgi le mois dernier. Au moins échappent-ils aux tueurs et ne sont-ils pas condamnés, pour survivre, à se nourrir de feuilles de nénuphar et de baies sauvages.
Un cocktail toxique
Urgence alimentaire absolue: dans des zones que les déluges de la saison des pluies rendent inaccessibles, la famine rode. D’autant que les combats entravent l’acheminement des vivres, tant par la voie des airs que via les eaux du Nil. Le 17 juin, une barge affrétée par l’ONG Solidarités International pour Wau Shilluk, au nord de Malakal, a ainsi rebroussé chemin après avoir essuyé des tirs. « Quel désastre! grince un diplomate qui a suivi de près l’accouchement et les premiers pas du nouveau-né. Même si le ver était d’emblée dans le fruit. » Le ver? Une colonie de lombrics venimeux. Primat de la loi des armes, mépris des humbles, soif de puissance, cynisme abyssal, manipulation du facteur ethnique, cupidité sans bornes, corruption à ciel ouvert: la toute jeune République du South Sudan et ses 64 tribus semblent s’ingénier à réunir tous les ingrédients du cocktail toxique qui entrave çà et là l’essor du continent.
Avec une frénésie d’autant plus navrante que ses réserves pétrolières – les troisièmes d’Afrique subsaharienne -, son sous-sol gorgé de minerais, ses terres fécondes et son ensoleillement lui confèrent un profil de pays de cocagne. Or la mortalité maternelle y est la plus élevée au monde; et une gamine y a moins de chances d’accéder au collège que de périr avant l’adolescence. Cherchez l’erreur.
Monceaux de cadavres
Ici, l’usage veut que l’on déplore les ravages de cette « guerre insensée » tout en échafaudant la prochaine bataille. Le 27 juin, soldats de Juba et insurgés s’entre-tuaient encore pour Malakal, cette capitale fantomatique de l’Etat septentrional du Haut-Nil qui, pour son malheur, verrouille l’accès aux deux seuls gisements d’or noir en activité. Au gré des défections et des ralliements, ce champ de ruines a changé depuis l’an dernier huit fois de mains, chaque assaut chassant vers la brousse, les marécages ou le bastion de la Minuss, cible le 1er juillet de l’attaque meurtrière d’un commando rebelle, des hordes de naufragés. Naufragés que hantera jusqu’à leur dernier souffle le souvenir des atrocités commises par des soudards aux prénoms très chrétiens. Ceux-ci ne se bornent pas à massacrer, à incendier villages, écoles et dispensaires, à détruire les puits, piller les stocks de céréales et recruter de force des enfants-soldats par milliers. Les témoignages recueillis par l’Unicef font état de garçons châtrés et saignés à mort, de fillettes de 8 ans violées puis assassinées, de mineurs ligotés dont on tranche la gorge ou brûlés vifs dans des cases en flammes. Dévoilé le 30 juin, un rapport de la Minuss dépeint quant à lui l’abjecte cruauté de la campagne de printemps menée par la SPLA – les forces de Juba – dans l’Etat de l’Unité; offensive que les médiateurs de l’Igad, Autorité intergouvernementale est-africaine, jugent « effroyable ». Et pour cause: de part et d’autre, gravite autour d’un noyau d’anciens combattants de la lutte de libération un bric-à-brac de milices tribales aux allégeances réversibles. A commencer par la terrible White Army, alliée à Machar et qui a pour habitude de laisser dans son sillage, comme ce fut le cas à Bentiu en avril 2014, des monceaux de cadavres. « Pas d’armée nationale, mais une armée ethnique, s’emporte Simon, pasteur presbytérien de Malakal échoué à Juba. Ce qui a transformé le rêve en cauchemar, c’est la dérive tribaliste du pouvoir. » Pendant l’hécatombe -50 000 tués environ en dix-huit mois de conflit -, les palabres continuent dans les palaces climatisés d’Addis-Abeba (Ethiopie), de Nairobi (Kenya) ou d’Arusha (Tanzanie). Le 28 juin, une énième séance de négociation, orchestrée cette fois par le président kényan Uhuru Kenyatta, dont le pays misait tant sur les retombées d’un hypothétique envol sud-soudanais, s’est soldée par un nouvel échec. Et ce, en dépit de cinq heures de tête-à-tête entre le Dinka Salva Kiir et le Nuer Riek Machar. Mais que peuvent se dire ces deux-là qu’ils ne sachent déjà? Et à quoi bon, quand on n’a d’autre dessein que d’anéantir militairement l’ennemi, conclure une trêve vouée à l’éche? Au dernier pointage, on en est à sept ou huit cessez-le-feu aussitôt foulés aux pieds. Toute réconciliation serait factice, tout compromis, éphémère. Et gare à quiconque conteste un régime kleptocrate. « Dès que tu parles au nom des sans-voix, avance Edmund Yakani, pionnier de la société civile, on t’accuse d’être stipendié par l’Occident ou acquis à la rébellion. »
« On ne débat jamais de santé ou d’éducation »
Voilà deux ans que le couple infernal Kiir-Machar danse son tango macabre. A la fin de juillet 2013, le premier congédie ses ministres et vire le second. Cinq mois plus tard, il l’accuse de fomenter un coup d’Etat et ordonne aux Dinka du bataillon Tigre, la garde présidentielle, de désarmer les compagnons d’armes de l’ethnie d’en face. S’ensuivent une bataille rangée, une implacable chasse aux Nuer de Juba puis, dans les régions sous contrôle des partisans de Machar, une traque anti-Dinka tout aussi féroce. Il arrive que le nom, la langue ou les scarifications rituelles – six lignes horizontales sur le front chez les uns, des balafres en V chez les autres – vaillent arrêt de mort. « Kiir et les siens ne sont jamais vraiment sortis du maquis, peste Peter, un ancien général de la SPLA, désormais chef de file des déplacés du POC-3. Leur truc, c’est la guerre. Ils se foutent que les gens meurent. Pour eux, il s’agit non de bâtir une nation, mais de soigner ses intérêts et son ego. » Le verdict, à vrai dire, vaut tout autant pour Riek Machar et d’autres caïds, tel Johnson Olony, un félon chronique qui a rejoint la rébellion en mai, exposant sa communauté – les Shilluk – aux représailles de la nébuleuse dinka, ou David Yau-Yau, ancien étudiant en théologie d’ethnie Murle à la loyauté aléatoire, enclin à régenter à la cravache son fief de l’Etat de Jonglei (Est). « S’il n’y a en nous ni regret ni nostalgie, ce pays saigne, accuse en écho Abraham Awolich, analyste émérite au Sudd Institute, un think tank oeuvrant en faveur d’un Soudan du Sud « pacifique, juste et prospère ». Les prix des denrées de base flambent, le pouvoir d’achat plonge, les agences de l’ONU et les ONG assurent les neuf dixièmes des tâches dévolues à l’Etat, mais on ne débat jamais au sommet de santé, d’éducation ou de secours aux démunis. Si tant de jeunes chercheurs, issus ou non de la diaspora, atterrissent ici, c’est qu’ils ne trouvent nulle part où exercer leurs talents. Logique: voilà dix ans que le SPLM n’a pas produit le moindre document stratégique. Un vide conceptuel vertigineux. » Allusion à la mouvance politique au pouvoir à Juba, forgée au feu de la lutte de libération et otage d’une sous-culture du parti unique, mélange de caporalisme et de paranoïa. A tel point que la matrice initiale s’est fracturée en trois factions: le SPLM « au gouvernement », le SPLM « dans l’opposition » et le SPLM « ex-détenus », courant animé par une dizaine de cadres dissidents récemment libérés.
Des enfants élevés dans la haine de l’autre
Friande d’hommages aux vétérans et de « jours des martyrs », la propagande maison invoque les mânes du leader historique John Garang, dont un mausolée colossal exalte la geste, et abreuve le visiteur de slogans ubuesques. « Nous comptons de nombreuses tribus, lit-on à la sortie de l’aéroport, mais formons une seule nation. » A peine moins saugrenue, cette louange adressée au président, dont le Parlement a d’ailleurs prolongé le bail, censé s’achever ces jours-ci, jusqu’en 2018: « Merci Salva Kiir Mayardit pour la paix, la stabilité et la sécurité au Soudan du Sud. » Pour un peu, on oublierait que, déjà, sous le joug de Khartoum, les maquisards du Sud mettaient au moins autant d’ardeur à s’entre-déchirer qu’à croiser le fer avec la tyrannie nordiste honnie.
Evêque en chef de l’Africa Inland Mission, une église évangélique apparue en 1949, Arkangelo Lemi mesure chaque jour que Dieu fait ou défait les dégâts du poison identitaire, patents jusqu’au pied de l’autel. « La haine gagne parfois les paroisses et leurs pasteurs, concède ce colosse à la voix de baryton. Dans ce pays au christianisme répandu mais superficiel, le mariage intercommunautaire demeure conflictuel et, à l’heure du dîner familial, les enfants baignent dans les stéréotypes hostiles à l’autre. Le sentiment tribal est en nous. Même au sein du Conseil des Eglises du Soudan du Sud, il nous faut tâcher de le vaincre. » Constat corroboré par le chercheur Abraham Awolich: « L’ethnicité reste l’instrument de mobilisation politique le plus efficace. »
Malgré la chute des cours mondiaux et l’effondrement de la production, la maîtrise du pactole pétrolier demeure vitale. Pour Juba, qui lui doit plus de 95% de ses ressources; pour les rebelles, avides d’asphyxier le clan Kiir; mais aussi pour le Soudan, que le divorce de 2011 a privé des trois quarts de son brut, et qui, en vertu d’un accord léonin, taxe au prix fort le transit par ses oléoducs de l’or noir pompé au sud. Fidèle à sa légende, Khartoum déploie envers Juba une stratégie aussi trouble que revancharde, achetant tel ministre ou armant telle milice « machariste », sans omettre de ménager le pouvoir en place. Car le malingre fils du Nil est aussi l’enjeu et le champ de bataille de vieilles rivalités régionales: l’Egypte contre le Soudan, le Soudan contre l’Ouganda, dont les hélicoptères d’assaut épaulent la SPLA, le même Ouganda contre l’Ethiopie… Faites vos jeux, puisque rien ne va plus. Comment peser? Imposer un embargo sur les armes et infliger des sanctions à une poignée de fauteurs de guerre, ainsi que l’a décrété le Conseil de sécurité, le 1er juillet, imité le lendemain par Washington? Au mieux inopérant. Il y a de quoi, dans les arsenaux des deux camps, s’entre-tuer des années durant. Quant aux tueurs en treillis, ils n’ont que faire des gels d’avoirs ou des interdictions de voyager. Evincer les vieux crocos du marigot local et confier les rênes à un comité de sages? « A condition qu’ils soient d’ici, nuance Peter, l’ex-général. La tutelle étrangère, personne n’en veut, et ça ne marche nulle part. » « Seul un militaire à poigne, élu, respecté, capable de faire le ménage et de discuter cartes sur table avec Khartoum, peut nous sortir de l’ornière », tranche un expatrié familier de l’échiquier sud-soudanais. Soit. Ne reste plus qu’à dénicher l’oiseau rare. Hasardeux, dans un ciel où planent tant de faucons. Et pas mal de vrais.
Source : lexpress