Depuis trois ans, le Mali est sous tutelle de la “communauté internationale”. Est-il parvenu à reconstruire un Etat capable d’assumer ses fonctions régaliennes et la gestion d’une administration efficace ? S’est-il au contraire engagé dans des voies qui le conduiront inéluctablement à disparaître ? Telles sont les questions à aborder, si l’on ne veut pas voir la crise s’approfondir et se durcir.
L’auteur s’attaque ici à la problématique du fonctionnement de l’Etat malien 4 ans après la crise. En effet, Après les conseils communaux, l’Assemblée, les ministères, la présidence et les juridictions, il ouvre une fenêtre sur la reconstruction de l’Etat, la décentralisation et les autorités intérimaires.
- Les dossiers dangereux pour la reconstruction de l’Etat
Cette reconstruction devrait inévitablement intervenir, aujourd’hui, dans une période de crise de l’Etat, partout sur la planète, mais tout spécialement en Afrique. En effet :
– les Etats sont de plus en plus nombreux, de puissance de plus en plus inégale; et les plus puissants s’ingénient à entretenir la zizanie dans les plus faibles (voir Crimée, Polisario, Palestine…) ; seule l’Europe a réussi jusqu’à présent à constituer un bloc, mais bien péniblement, et comme vient de le montrer le Brexit, la partie n’est pas définitivement gagnée ;
– des acteurs privés (investisseurs, fournisseurs…) disposent de moyens plus importants que ceux de beaucoup d’Etats ;
– les organisations internationales imposent aux Etats les régles qui conviennent aux plus puissants d’entre eux (OMC : accords commerciaux internationaux, TRIPS…; Fonds Mondial : politique de lutte contre le vih-sida ; Banque Mondiale et banques régionales : ajustement structurel, “lutte contre la pauvreté”, grands travaux…) :
– les Etats les plus puissants accordent une attention soutenue au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, attention suspecte puisque ce droit est exploité par les Etats et même par les groupes privés pour avancer leurs pions (y compris à la commission des droits de l’homme des Nations-Unies, ou à l’Organisation des Nations et peuples non représentés…)
– la grande vague de décentralisation implique inéluctablement une diminution des moyens gérés centralement par les Etats, et en particulier une diminution de leur capacité de redistribution (avec les risques que cet affaiblissement représente)
– une grande vague de revendications d’indépendance ou de changement du régime politique par des groupes armés fréquemment manipulés de l’extérieur des frontières nationales
Dans ce contexte, plusieurs dossiers d’actualité sont extrêmement dangereux non seulement pour la reconstruction de l’Etat au Mali, mais même pour la survie du pays
A) L’ “approfondissement” de la décentralisation
Au Mali, la décentralisation décidée en 1992 par le président Konaré hérite sans doute d’abord de la nécessité de rompre avec trois décennies de néo-patrimonialisme ; mais elle hérite aussi d’une mode occidentale de l’époque, engendrée par l’échec social des ajustements structurels : l’exportation de la démocratie (le discours de La Baule date de 1990), mais d’une démocratie formelle ; et enfin d’expériences originales, notamment celle des associations villageoises créées dans le cadre de la stratégie de développement local de la CMDT.
Ces influences sont certainement plus fortes que les références plus ou moins mythiques à la structure décentralisée des anciens empires ou à la charte du Manden, même si on peut trouver dans ces dernières des arguments susceptibles de nourrir des discours efficaces dans l’opinion. Et surtout la combinaison de la décentralisation avec la démocratie électorale était une innovation dont la réalisation ne pouvait résulter que d’un long processus.
Cependant, la décentralisation doit être comprise pour ce qu’elle est : un affaiblissement du pouvoir central. Le Mali a accepté ce risque en 1992 à l’issue de trente années de régimes autoritaires, dans l’espoir que la libération démocratique permettrait d’arbitrer localement entre les intérêts concurrents et de régler les conflits au plus près de leur origine, tout en laissant l’Etat se concentrer sur ses fonctions régaliennes et sur la nécessaire redistribution entre régions. Cette dynamique s’est rapidement essoufflée après le départ de son initiateur, et la période ATT a tourné le dos aussi bien à la décentralisation qu’à la démocratisation : les ressources et le pouvoir de décision sont restés concentrés à Bamako, le progrès vers la démocratie a été remplacé par le consensus monnayé en espèces sonnantes et trébuchantes, les partis politiques ne s’intéressant-il faut bien le reconnaître- qu’à la distribution des avantages du pouvoir.
Dans ce contexte, l’accord d’Alger et l’”approfondissement de la décentralisation” témoignent du cynisme de la médiation et de la naïveté des participants étrangers aux discussions : l’Algérie s’est assuré d’avoir au sud un voisin pas encore officiellement partitionné mais affaibli pour plusieurs générations, et la communauté internationale a fait semblant de croire aux vertus d’une démocratie réduite aux campagnes électorales organisées par les agences de communication. La place est libre pour une colonisation des régions du Mali, de plus en plus nombreuses, de plus en plus petites, de plus en plus impuissantes, par des intérêts privés et/ou maffieux, nationaux et/ou étrangers. La “communauté internationale” ne peut pas ne pas le voir, ne peut pas ne pas le savoir, mais elle ne fait rien, et le Mali lui-même semble tétanisé devant cet avenir inéluctable. Et que les groupes armés puissent prétendre que « la stabilité et la paix dans le Sahel passent par une gestion autonome par les populations locales azawadiennes de tous les aspects de la vie aussi bien politique, économique que sécuritaire » montre simplement qu’ils n’ont rien appris des mésaventures du MNLA : que la roche tarpéienne est proche du Capitole.
Car nous y sommes : les projets de création de nouvelles régions fleurissent : Alata, Tilemsi… alors qu’ont déjà été créées en 2012 la région ethnique (arabe) de Taoudenit et celle de Menaka, après la région de Kidal… Et en même temps, sans le dire, le Mali prétend faire fonctionner cinq niveaux de démocratie (village, commune, cercle, région, nation) : le peut-il donc, alors que les groupes armés se partagent le terrain et le pouvoir ? Quelle illusion !
B) Les autorités intérimaires
Quant à la démocratisation, elle est remplacée sous nos yeux par la dévolution du pouvoir local et régional aux groupes armés avant tout cantonnement et tout désarmement. Autrement dit, ce sont des hommes en armes et les comparses qu’ils auront adoubés qui vont être installés, avec la bénédiction de la “communauté internationale”, à la gestion des collectivités territoriales des cinq régions du Nord, où elles auront en particulier la tâche de préparer les listes électorales et d’organiser les futures opérations électorales et référendaires. Le représentant de l’Etat dans la région sera flanqué de deux conseillers spéciaux, désignés par les mouvements armés, le représentant de l’Etat dans les cercles et arrondissements d’un seul (art. 4) : on ne saurait être plus clair. La présidence algérienne du comité de suivi de l’accord d’Alger impose dès aujourd’hui au Mali, par les nouvelles dispositions concernant les autorités interimaires, une partition de fait de l’Etat, puisque les collectivités territoriales seront gérées différemment au Nord et au Sud.
Mais elle impose aussi un complet démantèlement de l’Etat. Car, dans l’état actuel de l’encadrement des collectivités territoriales, confier à ces dernières la gestion de l’enseignement (sauf le supérieur), de la santé (y compris les hôpitaux), de l’hydraulique rurale, de l’élevage et de la pêche (l’agriculture elle-même n’est pas citée, ce qui montre la profondeur des vues des négociateurs, médiateurs et autres amis), l’industrie, le commerce, l’artisanat, les transports, etc, c’est à l’évidence jeter le manche après la cognée. Cette revendication des groupes armés, formulée initialement par eux dans l’Accord subsidiaire signé début avril entre les groupes armés et un ministre, avait alors paru excessive. Mais elle est reprise dans l’Entente (art. 3), comme si aucun des signataires n’était conscient de la difficulté de la tâche de décentralisation, alors que le simple bon sens a toujours plaidé pour un transfert très progressif. De même, le caractère immédiatement exécutoire des décisions des autorités interimaires (art. 5.2) signifie en pratique que l’Etat n’aura aucun moyen de rattraper des décisions inconsidérées.
Dès le début du mois de février 2016, les élus du Nord s’étaient inquiétés de l’élaboration en cours d’une loi organisant des autorités transitoires dans le Nord, alors que moins d’un an plus tôt une loi du 16 avril 2015 avait prorogé le mandat des organes des collectivités jusqu’à la tenue des prochaines élections communales et régionales. Ces élus jugeaient inopportune la mise en place d’autorités transitoires; mais le projet du gouvernement a néanmoins été adopté en conseil des ministres le 24 février 2016; et la loi a été votée par l’Assemblée le 30 mars, après que les députés de l’opposition eurent quitté la salle. Certes, le texte de l’Entente, tout récemment signé, précise que les membres des anciens conseils pourront être nommés, mais ils ne le seront que s’ils sont choisis par les groupes armés qui n’ont pas déposé les armes et qui ne sont pas cantonnés.
L’opposition invoquait plusieurs arguments:
- la nouvelle loi consacrerait de factoun statut particulier pour les régions du nord ;
- le Haut Conseil des Collectivités aurait dû être consulté ;
- la loi serait contraire au principe constitutionnel de la libre administration des Collectivités par des conseils élus.
En pratique, la requête de l’opposition portait sur des points plus techniques : l’absence de motivation de l’acte administratif devant constater l’impossibilité de constituer le conseil communal, le conseil de cercle, le conseil régional ou du district et/ou leur fonctionnalité ; la violation de la Constitution en ses articles 70 et 73 pour non-respect de la délimitation du domaine de la loi et de celui du règlement (notamment le fait que la procédure de constatation de l’impossibilité de constituer le conseil de cercle ou la fonctionnalité de celui-ci ne soit pas définie par la nouvelle loi).
Les arguments de la Cour constitutionnelle ont été résumés dans la presse. Ce sont des points encore plus techniques:
- à propos de la consultation du Haut Conseil des Collectivités, la Cour estime que les requérants n’ont pas qualité pour saisir la Cour constitutionnelle d’un conflit d’attribution ;
- sur l’administration des collectivités par des organes élus, la Cour estime l’argument infondé (bien que ce soit difficile à comprendre, on l’a signalé plus haut) ;
- sur l’absence de motivation de la décision administrative constatant l’impossibilité de fonctionner des organes des collectivités, la Cour se déclare incompétente parce qu’il ne lui appartient pas de juger de la régularité d’un acte administratif.
Aujourd’hui, les dés sont jetés. Il restera cependant à tirer les conséquences de l’article 2.3 de l’Entente”, cet article qui prescrit que pour être nommé dans une autorité intérimaire, il faut être éligible. Va-t-on considérer que les hommes qui ont pris les armes contre leur pays, et qui ne les ont même pas encore déposées, sont éligibles avant d’avoir été jugés ? Quel exemple donne l’Assemblée nationale en votant de payer des arriérés de salaires à des députés déserteurs ?
Il ne sera donc pas difficile de faire passer les membres des groupes armés pour agents des services déconcentrés de l’Etat, membres de la société civile ou conseillers sortants. Où sera la vérité, où sera la justice, où sera la réconciliation ?
Quel homme politique peut oublier ce qu’a montré dernière enquête Afrobaromètre, à savoir que 87% des Maliens pensent que les personnes impliquées dans des violations des droits de l’homme devraient se voir interdire d’occuper des postes élus?
C’est que l’article 2.3 n’est là que pour apaiser les doutes des parrains étrangers de la négociation, et uniquement dans ce but, car chacun sait qu’il ne sera pas respecté : l’”Entente” donne ainsi dès ses premières lignes l’exemple de ce que sont les parodies diplomatiques. La réalité est que, s’il était si important, aux yeux des groupes armés, d’installer les autorités intérimaires avant de cantonner, c’est parce que ces groupes voulaient obtenir à la fois la légitimité d’un acte du gouvernement et la garantie offerte sur le terrain par leurs troupes encore armées. C’est exactement ce que leur accorde l’”Entente” du 12 juin 2016. Mais l’Etat en sort à nouveau mutilé tant par le progrès vers la partition que par le mépris affiché des principes de vérité et de justice.
A suivre
Joseph BRUNET JAILLY
Docteur ès sciences économiques en 1967, agrégé de l’enseignement supérieur en sciences économiques en 1970. Il est consultant indépendant, et est actuellement chargé d’enseignement à Sciences-Po.
Source : Delta News –