De passage au bureau des Nations Unies à Genève à l’occasion de la présentation de son rapport au Conseil des droits de l’homme, l’Expert indépendant sur le Mali, Alioune Tine, a partagé son analyse sur la situation du pays au micro d’ONU Info Genève.
« La détérioration de la situation sécuritaire globale au Mali a dépassé le seuil critique »
Le constat d’Alioune Tine est clair : depuis 4 mois, le pays d’Afrique de l’Ouest subit une grave recrudescence de la violence, perpétrée à la fois par les soldats djihadistes affiliés à Al-Qaïda et à l’État Islamique (EI), ainsi que les groupes communautaires et les forces maliennes. Une conclusion d’autant plus préoccupante que le Sénégalais avait pourtant observé une amélioration tangible de la situation des droits de l’homme sur le dernier trimestre de l’année 2021, lors de sa cinquième visite officielle au Mali.
De fait, les populations civiles sont les premières touchées, avec de nombreuses disparitions forcées et des allégations de torture. Un rapport de la mission de l’ONU au Mali (MINUSMA) avait déjà confirmé l’assassinat de 584 civils en 2021, un chiffre qui pourrait augmenter en 2022.
Attaque contre des civils à Moura
L’expert indépendant sur la situation des droits de l’homme au Mali a exprimé sa vive inquiétude au sujet d’informations non confirmées selon lesquelles des membres des forces armées maliennes et du personnel militaire privé russes auraient exécuté des dizaines de civils lors d’une opération militaire du 27 au 31 mars, à Moura, dans la région de Mopti.
« Je demande aux autorités maliennes de mener dans les meilleurs délais une enquête approfondie, indépendante, impartiale et efficace sur toutes les violations présumées », a-t-il indiqué dans un communiqué.
Le 4 avril, la MINUSMA avait déjà indiqué avoir lancé une opération de sécurisation dans plusieurs villages de Talataye, suite à des informations faisant état d’attaques contre la population civile par de présumés terroristes. « Cette situation est extrêmement préoccupante », indique l’expert, qui met en garde contre un cycle continu de violence et de vengeance.
L’impunité des groupes armés
Alioune Tine explique que les groupes armés constituent « un cancer pour le Mali et une menace pour les pays côtiers », notamment le Bénin, le Togo, le Ghana et le Sénégal. En effet, ces hommes multiplient les viols, ont recours à des enfants soldats et se livrent à une série d’exactions contre les populations civiles (exécutions sommaires, tortures, intimidations, imposition de taxes illégales).
Les forces de défense et de sécurité maliennes sont aussi accusées de violations grave des droits de l’homme et du droit international humanitaire.
« Le grand problème aujourd’hui, c’est l’impunité », affirme l’expert indépendant, qui a souligné, le 29 mars devant le Conseil des droits de l’homme, le manque d’enquêtes, la lenteur des procédures judiciaires et l’absence de juges d’instruction. Une perspective partagée par la Haute-Commissaire aux droits de l’homme, Michelle Bachelet, qui avait déjà estimé en juin 2021 que ce système constituait « un risque grave pour la protection des civils ».
Les conséquences du retrait de l’opération Barkhane
Sans stratégie militaire efficace, les violences risquent de se généraliser dans toute la sous-région, mettant en péril la stabilité de l’Afrique de l’Ouest. A ce titre, l’expert sénégalais, interrogé sur le retrait de l’opération militaire Barkhane, estime que la perte de ces 6.000 hommes et de ces ressources matérielles « va accentuer la vulnérabilité du Mali ».
Il s’agissait en effet de moyens importants alloués à la lutte contre le terrorisme : en 2020, le gouvernement français avait investi 880 millions d’euros dans cette opération. En réaction, Alioune Tine appelle à renouveler le dialogue entre la France et le Mali, « qui sont de vieux amis ».
Comment reconstruire une stabilité nationale et régionale ?
Le grand problème aujourd’hui, c’est l’impunité
Face à ce constat, l’expert indépendant « demande à la communauté internationale de ne pas abandonner le Mali au moment où il en a le plus besoin ». Sans pouvoir politique stable et touché par une crise sécuritaire majeure, le pays est en effet menacé d’effondrement.
Alioune Tine avertit également sur la présence présumée du groupe paramilitaire Wagner sur le territoire national : « il faut faire attention à ce qu’il n’y ait pas d’effets pervers du basculement géopolitique mondial au Mali », relève-t-il.
Pour l’expert, il est essentiel que les Africains se saisissent de cet enjeu et qu’« ils construisent leur propre géopolitique, afin d’assurer leur sécurité et défendre leurs intérêts ». Il incite ainsi à faire participer davantage la société civile, tout en collaborant avec la CEDEAO et l’Union Africaine, pour repenser la stratégie actuelle.
De plus, il souligne l’importance des processus démocratiques au Mali. « Il faut aller aux élections », déclare-t-il, à condition « de bien les préparer, de manière à ne pas produire une autre crise ». Alioune Tine fait ainsi écho aux élections législatives précédentes, qui avaient été contestées et sur lesquelles s’était appuyé le coup d’Etat du 24 mai 2021, menant notamment à la capture du président Bah N’Daw.
Pour autant, M. Tine choisit de rester « optimiste pour l’avenir du Mali ». Selon lui, le débat actuel au sein de la société ainsi que les nombreuses solutions qui émergent pourraient permettre une résolution de la situation.
Produit par Aurore Bourdin d’ONU Genève
Note :
Le mandat de l’Expert indépendant sur la situation des droits de l’homme au Mali a été établi en 2013 par la résolution 22/18 du Conseil des droits de l’homme. Il a été prolongé afin de lui permettre d’évaluer la situation des droits de l’homme au Mali et d’aider le gouvernement malien dans ses efforts pour renforcer l’état de droit. Dans le cadre de son mandat, l’expert doit travailler en étroite collaboration avec toutes les entités des Nations Unies, l’Union Africaine, la Communauté Economique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), le Groupe des Cinq pour le Sahel, les États voisins, ainsi que la société civile malienne. En tant que titulaire d’un mandat auprès du Conseil des droits de l’homme, Alioune Tine ne fait pas partie du personnel des Nations Unies et ne reçoit pas de salaire.
Source: ONU