Du Burundi au Burkina Faso en passant par Dakar et Kigali, la gouvernance africaine a étalé en une semaine des visages contrastés
Le grand péril ne chasse pas tout à fait les grands principes, mais il déplace tout au moins ceux-ci dans l’ordre des priorités. Le constat est assez facile à établir en consultant la récente actualité. Le Nord, naguère arbitre sourcilleux de l’observation de l’orthodoxie démocratique dans les pays du Sud, se montre désormais économe dans l’expression de sa sévérité. Il relève, met en garde, admoneste, avertit, insiste sur le respect des règles et des engagements, laisse sous-entendre de possibles sanctions, puis s’en retourne à ses préoccupations les plus pressantes. Qui actuellement ont pour noms la crise en Ukraine et ses développements imprévisibles que les sanctions occidentales contre la Russie n’ont pu amoindrir ; la situation en Grèce qui a fait apparaître de profondes lignes de fractures quasi idéologiques à l’intérieur de l’Union européenne et pour laquelle la solution trouvée ne concerne que le très, très court terme ; et le danger terroriste, plus particulièrement la menace djihadiste, qui gagne autant en intensité qu’en complexité au point de ressembler aujourd’hui à un sinistre tonneau des Danaïdes dont les Etats victimes s’épuisent à boucher les trous.
Dans un tel contexte, notre continent se voit accorder sans restriction un apanage qui constitue depuis des années l’une de ses prétentions majeures : faire appliquer aux problèmes africains des solutions africaines. Le principe exclut, bien sûr, le problème de sécurité suscité par le terrorisme et dont la résolution ne peut s’obtenir que dans un partenariat étroit avec les nations du Nord, mais il vaut entièrement pour les problèmes de gouvernance. Lesquels – ainsi que cela été souligné dans de précédentes chroniques – se signalent eux aussi par une complexité nouvelle. En un saisissant raccourci, l’actualité a accumulé entre le mardi de la semaine passée et aujourd’hui les événements qui illustrent éloquemment les visages contrastés de la gouvernance africaine.
En apparence, tout oppose le repoussoir burundais dont les initiateurs franchiront en ce jour le Rubicon d’un possible pire et l’exemplarité dont veut se parer le procès de Hissène Habré, dont la survenue, étalée sur une décennie et demie, a donné lieu à de peu glorieuses pantomimes. En apparence, tout différencie aussi un Rwanda où se gère sans grand remous l’attribution à Paul Kagamé de la possibilité de postuler à un troisième mandat présidentiel et le Burkina Faso qui après avoir bloqué un dessein similaire de Blaise Compaoré se construit une Transition certes turbulente, mais dans laquelle ont jusqu’ici prévalu les compromis de raison. Ainsi chemine donc la gouvernance africaine en osant le déraisonnable comme le fait Pierre Nkurunziza, en tentant l’inédit avec le procès de Dakar, en choisissant la transgression tranquille à l’image du Rwanda et en préférant l’équilibre à risques au chamboulement à problèmes ainsi que l’a fait le président Kafando.
Sur le plan purement formel, le continent pourrait se targuer d’avoir créé toutes les conditions pour l’instauration irréversible d’un cercle vertueux. En suspendant par la Décision d’Alger de 1999 tout régime issu d’un coup d’Etat de l’Union africaine; ou encore en désapprouvant toute révision constitutionnelle qui concernerait la non limitation des mandats présidentiels. La CEDEAO dans son dernier sommet est allée encore plus loin en évoquant la possibilité de limiter à deux le nombre des dits mandats.
UNE MORGUE PEU ORDINAIRE. Mais toutes ces initiatives sont aujourd’hui à ranger au catalogue des bonnes intentions. Car de quels moyens de pression dispose l’UA ou une organisation sous-régionale pour faire plier des dirigeants récalcitrants ? Des situations certes existent où la préconisation supranationale parvient exceptionnellement à s’imposer, mais leur nombre s’avère extrêmement limité. La CEDEAO avait, par exemple, réussit à faire prendre en compte par les putschistes maliens de mars 2012 son ultimatum pour un retour rapide à la vie constitutionnelle. Cela en brandissant la menace de l’embargo économique et financier. Cet argument aurait gardé son efficacité vis-à-vis d’autres Etats enclavés. Mais il n’aurait, par contre, guère ému les pays côtiers et n’ayant pas le franc CFA en partage si un coup de force s’était produit sur ces terres là. C’est d’ailleurs ainsi que s’explique la lenteur avec laquelle la Guinée Bissau renoue avec la normale institutionnelle.
Cette absence de moyens de coercition dissuasifs aide à comprendre l’extraordinaire obstination de Pierre Nkurunziza à se faire réélire aujourd’hui même président de la République du Burundi. La morgue peu ordinaire montrée par le camp du chef de l’Etat se nourrit de quatre convictions. La première est que le scénario du coup de force par une partie de l’armée est écarté pour longtemps, l’échec du putsch du général Niyombaré ayant démontré en mai dernier l’absolue suprématie des troupes dévouées au pouvoir. La deuxième est que la contestation par la rue a été neutralisée par la brutalité de la répression policière, l’arrestation des animateurs les plus virulents et la fermeture des radios contestataires.
La troisième est que l’UA est impuissante à sévir et que les voisins de la sous-région ont quasiment entériné le renouvellement du mandat du président sortant et se soucient surtout de gérer l’après élection avec la mise en place d’un gouvernement d’union nationale. La quatrième est que la communauté internationale manifestera certainement sa mauvaise humeur par des mesures de rétorsion symboliques (comme la limitation des possibilités de déplacement des nouveaux dirigeants), mais qu’elle hésitera à couper les vivres au nouveau pouvoir de peur de créer une tragédie humanitaire encore plus difficile à prendre en charge que la tolérance vis-à-vis d’un pouvoir autoritaire. Le malheur est que ces quatre convictions sont fondées. Mais le drame est aussi que l’avenir du Burundi se présente désormais sous les plus inquiétants auspices avec le choix du harcèlement militaire fait par certains des anciens putschistes, avec le maintien hors des frontières burundaises (notamment en Tanzanie) d’un important contingent de réfugiés et la rupture du dialogue politique entre l’opposition intransigeante sur le respect des accords d’Arusha et un pouvoir qui ne nourrit pas la moindre appétence pour un gouvernement d’union nationale.
LA PLUS FACILE ET LA PLUS MAUVAISE SOLUTION. Les chefs d’Etat de la sous-région, qui se sont bien gardés d’adresser ne serait ce qu’une ferme injonction à leur homologue, s’exposent donc à un brutal retour de bâton, car ils ont laissé se développer toutes les conditions pour la création d’une poche de forte instabilité à leurs frontières. On peut paraphraser à leur détriment la célèbre formule que Churchill avait eu pour stigmatiser la capitulation du gouvernement anglais devant l’annexion de la Pologne par Hitler : ils ont choisi de cautionner l’autoritarisme pour éviter le désordre, ils auront l’autoritarisme et le désordre. A l’inverse, c’est bien un scénario excluant tout désordre que le Rwanda s’efforce de mettre en place pour faire accorder un troisième mandat à Paul Kagamé. La voie choisie a été des plus originales : lancement d’une pétition nationale en faveur de la reconduite de l’actuel chef de l’Etat, obtention de quatre millions de signatures (soit la moitié du corps électoral) en faveur du document, validation de la requête populaire par le Parlement et mise en route du processus institutionnel qui lèvera la limitation actuelle à deux le nombre de mandats présidentiels.
Le tout sera bouclé sans précipitation pour 2017, date des prochaines consultations. Le premier commentaire auquel on peut se risquer est que le procédé employé est à l’image du bénéficiaire : méticuleux, méthodique, imperméable aux remarques et aux critiques de l’extérieur. Les autorités rwandaises ont en effet été indifférentes aux remarques des Etats-Unis qui avaient souhaité que la limitation des mandats soit respectée. Et elles se contenteront d’enregistrer (comme on le dit) la réaction de l’Union européenne et de la Grande-Bretagne qui ont regretté que les possibilités d’alternance dans l’accession au pouvoir aient été ainsi réduites. Kigali reste donc invariable dans la ligne qu’elle tient depuis l’accession au pouvoir de l’actuel président. Et jusque là, elle n’a pas eu trop à s’en plaindre.
La constance est, par contre, plus difficile à faire respecter dans la Transition burkinabé qui avance en cherchant constamment à instaurer un difficile équilibre entre les attentes et les agendas différents. Il n’y a en effet rien d’évident à faire cohabiter la légitime et impétueuse aspiration au changement des forces issues de la société civile, actrices décisives dans le renversement de Blaise Compaoré ; la circonspection de l’Armée qui souhaite ne pas se voir stigmatisée ; les manœuvres de positionnement des partis de l’ancienne opposition ; et le regain de combativité de l’ex formation au pouvoir.
Il faut donc saluer la remarquable sortie vers le haut qu’a réussie le président Kafando pour mettre fin à la crise qui menaçait d’emporter son Premier ministre. Rappelons que celui-ci devait faire face à une coalition composite formée par ses anciens compagnons d’armes et une bonne partie de la classe politique. La plus facile et aussi la plus mauvaise solution aurait été de faire partir le chef du gouvernement à trois mois des élections. Pour rassurer les contestataires sans désavouer totalement son P.M., le chef de l’Etat a pris la responsabilité de se mettre délibérément au centre du jeu en s’adjugeant les ministères de la Défense (détenu auparavant par le chef du gouvernement) et de la Sécurité (retiré à un proche de Zida qui quitte en outre le gouvernement).
Venant d’une personnalité qui tire sa légitimité du consensus autour de sa personne (et non de sa participation aux événements d’octobre 2014), la solution trouvée est à la fois habile et courageuse. Habile, car elle éteint la plupart des contestation sans déstabiliser la Transition et sans donner l’impression d’avoir cédé à un ultimatum. Courageuse, car le président Kafando accepte de s’affirmer responsable au premier chef de deux domaines sensibles à l’extrême.
De brillantes intelligences théoriseront certainement plus tard sur la spécificité de la Transition burkinabé. Limitons nous à constater pour le moment, et alors que les épreuves ne lui sont pas ménagées, qu’elle représente l’un des visages les plus intéressants et les plus originaux de la gouvernance africaine. Elle marche sur le fil du rasoir, affronte les accès de fièvre, essuie les avis de tempête, mais ne dévie guère du cap qu’elle s’est donné. Détail non négligeable, elle s’épargne un folklore regrettable tel celui qui a entouré hier l’ouverture du procès Habré et qui a dégagé une fâcheuse impression d’impréparation.
G. DRABO
source : L’Essor