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La rébellion touareg en question

La rébellion touarègue amorcée en janvier 2012 s’achève officiellement avec la signature par les trois parties en conflit, le gouvernement malien, la Plateforme des mouvements du 14 juin 2014 et la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA) de l’«Accord d’Alger». Multidimensionnel, l’accord porte sur des questions politiques et institutionnelles, de défense et de sécurité, de développement socio-économique et culturel, et sur les enjeux de la réconciliation, de la justice et les questions humanitaires.


Signé le 15 mai 2015 par le gouvernement malien, la Plateforme et la médiation internationale, il n’est paraphé que le 20 juin 2015 par la Cma (Coordination des mouvements de l’Azawad), soulignant ainsi les réticences et les insatisfactions des groupes rebelles. Sa mise en œuvre, suivie et soutenue par une médiation internationale, vise à instaurer un climat apaisé au Mali, plus particulièrement dans le Nord.

Mais la période intérimaire de 18 à 24 mois prévue par l’accord est tout sauf apaisée. Elle est davantage la continuité du conflit qu’une réelle période de transition et multiplie les retards sur les échéanciers. Elle ne cesse d’ailleurs d’être prolongée et devrait être étendue jusqu’en 2019. L’instabilité qui caractérise cette période peut s’expliquer par de multiples facteurs exposés dans de nombreux textes sur le sujet.

D’abord, l’itération des rébellions touarègues au Mali a conduit à un manque de confiance entre les parties mais aussi à un rejet de l’accord par différents pans de la société civile et des figures politiques, considérant que le fait d’entrer en conflit permet d’obtenir par la violence des ressources politiques et économiques de l’État. Certains éléments de la société civile se mobilisent pour réclamer leur «inclusion» politique au sein de l’accord et ainsi bénéficier de la redistribution des ressources.

De plus en plus de franges de la société civile, notamment parmi les jeunes, constituent des groupes armés pour défendre des intérêts communautaires, parfois avec l’appui d’anciens membres de groupes armés ou de militaires, à l’instar du Congrès pour la justice dans l’Azawad (CJA). Les élites et les leaders des groupes armés s’inscrivent quant à eux dans une démarche en partie instrumentale pour se tailler des «parts du gâteau» malien, conduisant à une perpétuation des jeux de négociation entre les trois parties de l’Accord et à de nombreux conflits armés, notamment entre le Groupe autodéfense touareg Imghad et alliés (Gatia) de la Plateforme et le Haut conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA) de la CMA.

De son côté, le gouvernement malien semble réticent vis-à-vis de la mise en œuvre de l’accord. La médiation internationale, quant à elle, représente des visions et des intérêts divergents d’acteurs extérieurs, et peine à parler d’une seule voix et à faire respecter les divers calendriers aux parties en conflit.

Enfin, les groupes djihadistes et les réseaux de narcotrafiquants participent à la complexification du conflit malien et entretiennent des relations variées avec les parties en conflit. Ces facteurs s’enchevêtrent à travers deux nœuds de tension qu’incarne la mise en place des autorités intérimaires et des patrouilles mixtes entre 2015 et 2017.

Cet article vise à éclairer les enjeux qui sous-tendent cet écheveau de facteurs ainsi que les perceptions qu’en ont les acteurs locaux. Après avoir dépeint l’hostilité et la suspicion entourant l’Accord d’Alger et sa mise en œuvre, les relations entre les facteurs mentionnés seront analysées, en retraçant les divers positionnements des parties en conflit et les perceptions induites par l’accord, principalement à travers les divers blocages observés lors de la mise en place des autorités intérimaires et des patrouilles mixtes.

Cette étude se focalise sur les acteurs locaux, bien qu’il faille aussi prendre en compte les rôles variés des acteurs extérieurs. Très centrées sur l’identification des facteurs du conflit, la plupart des études cherchent à narrer une histoire du conflit, sélectionnant ou présentant certaines interprétations des événements, sans mettre en concurrence et en perspective les différents récits des acteurs locaux. Elles ignorent la diversité des points de vue et la complexité, les contradictions et les ambiguïtés des récits des acteurs locaux. Le développement qui suit vise à démontrer l’importance de se pencher sur les récits des acteurs locaux pour saisir les dynamiques du conflit.

Il repose sur un matériel collecté au cours de deux séjours de recherche. Le premier, réalisé de juillet à septembre 2016, lorsque j’officiais en qualité de chercheur stagiaire à la Mission de l’Union africaine pour le Mali et le Sahel (Misahel), un des acteurs de la médiation internationale. Au cours de ce séjour de recherche, il fut possible de participer à des réunions de travail avec les parties en conflit et les acteurs de la médiation internationale, souvent dans le cadre des réunions du Comité de suivi de l’Accord d’Alger (CSA), et d’avoir accès à des documents de première main.
Le second terrain, mené de novembre 2016 à septembre 2017 au Mali et au Niger, était consacré à mes recherches doctorales portant sur les récits des élites politiques touarègues. Dans ce cadre, des entretiens semi-directifs et non directifs ont été réalisés à Bamako avec des chefs et des représentants des différents groupes armés, ainsi qu’avec des membres de l’administration et de la société civile.

Enfin, des entrevues ont aussi été réalisées avec des membres de la médiation internationale, notamment au sein de l’Union africaine (UA). La quasi-totalité des entretiens est anonymisée du fait du caractère sensible des données. Il s’agissait d’une condition sine qua non pour que les divers témoins et responsables se confient.

De l’Accord d’Alger à la période intérimaire : hostilité et suspicion maintenues

L’hostilité et la suspicion des élites politiques maliennes, des leaders d’opinion et de la société civile, principalement dans le sud du pays, sont permanentes à l’endroit de l’Accord d’Alger et de sa mise en œuvre. Un épisode survenu avant la signature de l’Accord d’Alger permet de se faire une idée de l’ampleur du rejet actuel. Il illustre l’attitude défiante du pouvoir malien, mais aussi de nombreuses franges de la société civile, dans la négociation avec les groupes rebelles du nord du Mali, majoritairement touaregs et arabes.

Alors que les discussions sont entamées à Alger de manière informelle entre les différentes parties, que les groupes rebelles consentent à faire quelques efforts, le Premier ministre de l’époque, Moussa Mara, décide de se rendre à Kidal en mai 2014, sans négocier sa venue sur le terrain avec les groupes rebelles, et ce en passant outre les conseils de personnalités politiques maliennes et de médiateurs internationaux. Plusieurs d’entre eux ont souligné qu’ils avaient même tenté de dissuader le président et le Premier ministre d’effectuer cette visite.

À son arrivée à l’aéroport de Kidal, le 16 mai 2014, des femmes et des jeunes manifestent contre sa venue. S’ensuivent des affrontements, principalement au niveau du bâtiment du gouvernorat de Kidal, entre les groupes rebelles, des groupes islamistes et l’armée malienne. Suite à cet épisode, la défaite militaire de l’armée malienne est telle qu’un officier français énonce que cette armée, qui avait été reconstruite entre 2013 et 2014 et était à nouveau fonctionnelle, est décousue et que tout est à refaire.

Selon de nombreux médiateurs internationaux, l’arrivée de Moussa Mara à Kidal est alors associée à un déplacement de troupes militaires, notamment avec la venue du chef d’état-major Mahamane Touré et du général El Hadj Ag Gamou. L’intention du pouvoir malien de reprendre Kidal par la force est déjà connue et la démarche de Moussa Mara apparaît pour eux comme un coup de force. Toutefois, quelques jours plus tôt, le président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) nie, face aux médiateurs et aux diplomates étrangers, la planification d’une attaque ou d’une intervention militaire.

Soupçonneux malgré tout, les groupes rebelles se préparent et vont à l’affrontement. Selon un médiateur, des progrès avaient pourtant été constatés et des concessions avaient été faites peu de temps auparavant par les groupes rebelles. Le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), le HCUA et le Mouvement arabe de l’Azawad (MAA) avaient en effet annoncé et libéré le gouvernorat, la radio et la télévision à Kidal en novembre 2013. L’attitude du gouvernement malien représente alors, pour ce médiateur, un «entêtement» incompréhensible.

Le gouvernement d’IBK, ayant épuisé l’option militaire, se consacre alors pleinement à l’option politique et s’engage davantage dans le processus d’Alger. L’ensemble des médiateurs internationaux, des leaders des groupes rebelles et des groupes pro-Bamako s’accordent majoritairement sur ce point. En effet, les discours d’IBK entre le 17 mai et le 21 mai, période des incidents à Kidal, passent d’un ton martial et guerrier à des propos plus conciliants.

Ce changement de ton laisse percevoir un réalignement pragmatique du gouvernement pour l’option de la négociation mais aussi une tension vraisemblablement existante au sein du pouvoir malien entre les partisans d’une ligne dure et ceux d’une ligne plus modérée.

Ainsi, après les affrontements de mai 2014, la frange modérée du gouvernement s’est imposée au vu des contraintes existantes. En effet, les partisans d’une ligne dure s’effacent ou adoptent temporairement une posture modérée. Toutefois, une fois l’Accord d’Alger signé, le gouvernement malien conserve une attitude ambivalente, s’expliquant vraisemblablement par cette tension interne toujours présente.

Un ancien ministre de la défense déclare au CSA qu’il ne se sent ni concerné ni contraint par l’accord, alors que d’autres représentants de l’État malien s’inscrivent dans une volonté de le mettre en œuvre. Pendant toute la période transitoire, la ligne dure du gouvernement considère qu’en l’absence de la mise en place des autorités intérimaires dans les délais de l’accord, celui-ci serait considéré comme nul et non advenu : «Bref, une logique où ils [les partisans de la ligne dure] ne veulent pas de ces accords».

Une hypothèse qui me semble très plausible est que certains des partisans de la ligne dure sont impliqués dans la création de milices et tentent de nourrir les dissensions au sein des groupes armés pour les affaiblir et rendre l’accord caduc.

Ce schéma avait été clairement observé dans les années 1990 et suite à la rébellion touarègue de 2006. Des relations étaient entretenues entre des milices communautaires et Bamako. Ces milices faisaient office de groupes armés par procuration afin d’affaiblir les groupes rebelles, tout en développant à chaque fois des agendas propres et autonomes de Bamako.

Par ailleurs, une grande partie des élites politiques et intellectuelles mettent en opposition la souveraineté malienne et l’Accord d’Alger considéré comme l’imposition d’une vision étrangère, celle de la communauté internationale, ce qui complique sa mise en œuvre. Les discours de déni vis-à-vis de la gestion du nord du Mali vont plus loin, faisant reposer la responsabilité de la situation actuelle au Mali sur la France ou l’Algérie (ou sur les deux).

Ce type de discours se retrouve très souvent dans certains cercles politiques et intellectuels proches d’IBK, ou dans les propos de membres de groupes rebelles, à l’instar du MNLA et du HCUA, accusant les deux États d’avoir créé le Gatia et d’avoir aidé le pouvoir malien à les affaiblir. En retour, les membres du Gatia accusent aussi régulièrement ces deux États de favoriser et de renforcer les groupes rebelles.

Les médias maliens ne sont pas en reste. S’inscrivant majoritairement dans le registre d’articles d’opinion plus que d’investigations par rapport au conflit dans le nord du Mali, beaucoup véhiculent des points de vue hostiles à l’Accord d’Alger. Pourtant, de l’aveu même de journalistes maliens qui expriment leur opposition à l’accord, beaucoup confessent qu’ils ne l’ont ni lu ni compris.

Alors que la période intérimaire est initiée en 2015, les groupes armés du Nord du Mali continuent d’être qualifiés, assimilés ou associés à des «narco-djihadistes» par certains journalistes et médias maliens. Ces derniers contribuent à entretenir une confusion entre les groupes djihadistes, tels qu’Ansar Dine, Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et le Mouvement pour l’unicité du jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao) qui ne sont pas parties de l’accord, et les groupes rebelles qui, eux, le sont.

Ce type de rhétorique a certainement participé à renforcer les tensions intercommunautaires et à complexifier la mise en œuvre de l’accord. Certains leaders d’opinion à Bamako insistent aussi sur le basculement d’Iyad Ag Ghali dans le djihadisme, alors qu’il est un ancien leader de la rébellion touarègue des années 1990. Son parcours amène à établir une association hâtive entre les groupes djihadistes et les groupes rebelles touaregs.

Sans laisser libre cours à une généralisation hâtive, il faut souligner que de nombreux témoignages d’interlocuteurs touaregs soulignent toutefois que des éléments du HCUA entretiennent des relations avec des groupes djihadistes, notamment avec le groupe Ansar Dine dirigé par Iyad Ag Ghali.

Bien que les accusations d’accointance du HCUA avec les groupes djihadistes soient régulièrement lancées par les Imghad membres du Gatia adverse, dirigé par Ag Gamou, des relations interpersonnelles entre des membres du HCUA et d’Ansar Dine sont probables. En effet, les liens tribaux entre Ifoghas préexistent et dépassent l’appartenance ou non au salafisme djihadiste. Des accusations plus précises sont faites par les membres du Gatia à l’endroit d’Alghabass Ag Intallah, leader du HCUA et frère de l’actuel amenokal des Kel Adagh, et de Cheick Ag Aoussa, commandant de la branche militaire du HCUA jusqu’à sa mort le 8 octobre 2016.

Rappelant que ceux-ci ont fait partie d’Ansar Dine avant de rejoindre le Mouvement islamique armé (MIA) puis le HCUA, de nombreux membres du Gatia affirment qu’Alghabass utilise les groupes djihadistes comme levier pour remettre les Ifoghas à la tête de la région de Kidal car ces derniers connaîtraient une perte d’influence face aux Imghad depuis les élections communales de 2009.

Dans le cas de Cheick Ag Aoussa, il était accusé par le Gatia d’être un lieutenant de Iyad au sein du HCUA. Parallèlement à cela, certains membres et leaders de groupes, notamment au sein des MAA, sont impliqués dans le narcotrafic et ont entretenu, et entretiennent probablement encore, des relations avec le Mujao.

Par ailleurs, il semblerait que certains notables arabes des MAA, parfois proches du pouvoir à Bamako, financent les groupes rebelles ou les groupes de la Plateforme pour protéger leurs réseaux de trafics de drogue, et ce en fonction des circonstances. Les préjugés sur le conflit véhiculés dans les médias, les stratégies rhétoriques élaborées par les différents acteurs du conflit pour délégitimer les parties adverses et les nombreuses relations passées ou présentes, alléguées ou réelles, entre les groupes rebelles, les milices, les groupes djihadistes et les narcotrafiquants amplifient nécessairement la suspicion de certaines franges de la société civile sur les mobiles des groupes armés parties à l’Accord d’Alger.

Enfin, une lecture pessimiste est partagée par l’ensemble des acteurs sur l’instauration d’une paix durable entre les communautés touarègues et l’État malien, particulièrement de la région de Kidal. Un conseiller à la présidence affirme ainsi que la rébellion s’inscrit dans «une logique de rente» et que les Touaregs se soulèveront à nouveau. Par conséquent, la paix obtenue par l’Accord d’Alger ne serait à considérer pour les parties en conflit que sur le court terme. Que ce soit le gouvernement ou les groupes rebelles, la rhétorique d’un Mali piégé dans une temporalité circulaire, celle d’un cycle de rébellions touarègues ininterrompu, est fréquemment mobilisée. Enfin, à cela, s’ajoutent des commentaires qui allèguent que les rébellions menées par les Touaregs s’expliqueraient par leur «paresse», et que les autres régions du pays sont tout aussi pauvres, mais que les habitants y travaillent et cultivent la terre, malgré l’absence d’aide de l’État.

Ce type de discours, basés sur des représentations négatives et des préjugés, exacerbe de facto les tensions identitaires et intercommunautaires. En effet, ils nient les souvenirs traumatiques que représentent pour les Touaregs, principalement de Kidal, les exactions commises par l’armée malienne au cours de la révolte touarègue de 1963. De plus, certains intellectuels encouragent même une résolution des enjeux au Nord du Mali par un changement des modes de vie des populations, pour qu’elles basculent du pastoralisme à l’agriculture en milieu nomade.

Arrimée à une grille fonctionnaliste, cette perspective soulève des enjeux pertinents au regard des défis économiques en milieu nomade. Cependant, ce regard sédentaro-centriste oublie que le mode de vie des populations ne se résume pas à sa dimension économique, mais participe aussi à une définition de soi, et donc à des enjeux identitaires.

Finalement, le billet de Mahmoud Roche Keïta résume bien les difficultés ressenties autour de la mise en œuvre de l’Accord d’Alger : «un accord de paix signé encore incompris par beaucoup et délibérément saboté par certains, énième intégration désarticulée des rebelles dans l’armée régulière, processus de désarmement et de cantonnement toujours aléatoire et pour finir la création des autorités intérimaires qui vient conforter le citoyen lambda dans sa conviction d’assister impuissant à la partition du Mali sinon à son hypothèque».

Source : Nouvelle Libération

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