Depuis deux ans, les données relatives à la situation au Sahel sont particulièrement alarmantes : nombre de morts, de réfugiés, de déplacés internes, d’enfants déscolarisés, expansion du champ d’action des groupes terroristes, instabilité politique au Mali, au Burkina Faso et au Niger…
Le Mali incarne désormais le cercueil du maintien de la paix onusien et le Niger est en passe d’être celui de la Cédéao. Pis encore, la « région des trois frontières » (la zone frontalière du Burkina Faso, du Mali et du Niger) est notamment devenue un terrain d’affrontements réguliers entre Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et l’État islamique au grand Sahara (EIGS) ; et les capitales sahéliennes sont devenues l’un des épicentres des tensions entre grandes puissances, ce dont les conséquences sur le long terme sont encore loin d’être connues.
Dans ce contexte, le rejet des traditionnels partenaires de la communauté internationale, en premier lieu la France, et l’émergence d’un « néo-souverainisme africain » – pour reprendre les mots d’Achille Mbembé – ont donné lieu à un vaste bilan d’ensemble de ce qui a été entrepris depuis dix ans par la communauté internationale : approche militaire de la France et de l’UE, efficacité du processus de paix, aide au développement et rôles des organisations spécialisées (G5 Sahel, Alliance Sahel, Coalition pour le Sahel).
Au regard de sa centralité dans la géopolitique du Sahel, la gestion de la « question touarègue » par la communauté internationale doit figurer dans ce bilan, auquel cet article entend contribuer en posant les bases d’une analyse contrefactuelle. La situation au Sahel serait-elle pire si l’État de l’Azawad (nom donné à un territoire d’environ 820 000 km2 situé dans le nord du Mali, abritant selon le dernier recensement de 2009 près de 1,3 million d’habitants dont, bien que minoritaire, une importante proportion de touaregs, et revendiqué par les différentes rébellions touarègues depuis 1963) avait été reconnu après la déclaration d’indépendance du Mouvement national de Libération de l’Azawad (MNLA), fondé en 2011 sur les bases du Mouvement national de l’Azawad (MNA) ?
La déclaration d’indépendance du MNLA rejetée au nom de la lutte contre le « terrorisme »
Le 6 avril 2012, le secrétaire général du MNLA, Bilal Ag Achérif, proclame unilatéralement, depuis Gao (la grande ville du nord du Mali), l’indépendance de l’État de l’Azawad, positionnant son mouvement sur une ligne démocratique et laïque en opposition aux groupes djihadistes. Cette déclaration, qui s’inscrit dans la logique même des opérations d’un mouvement de libération nationale, advient dans un contexte hautement volatil, fait d’alliances opportunes puis de compétition pour le contrôle des villes du Nord-Mali entre le MNLA et plusieurs groupes djihadistes.
À Bamako, en réaction à la situation devenue incontrôlable dans le nord du pays, un coup d’État militaire avait mis fin aux fonctions du président Amadou Toumani Touré le 21 mars 2012. Les putschistes, qui se trouvent le 6 avril en pleine discussion avec la Cédéao sur les modalités du retour à l’ordre constitutionnel et de remise du pouvoir aux civils, s’opposent totalement à l’indépendance de l’Azawad et considèrent le MNLA comme une entité ennemie, plus encore que les groupes djihadistes.
Sans surprise, l’Union africaine exprime immédiatement son « rejet total » de cette déclaration et rappelle son attachement au principe de l’intangibilité des frontières – alors même qu’un an plus tôt, l’organisation avait reconnu l’État du Sud-Soudan, issu lui même d’une sécession avec le Soudan.
De même, le Conseil de sécurité des Nations unies affirme son « rejet catégorique des déclarations du MNLA relatives à une prétendue “indépendance” du nord du Mali ». La France adopte logiquement la même position.
Dans son ouvrage La rébellion et le droit international : le principe de neutralité en tension, le juriste Olivier Corten affirme que le principe de neutralité de la communauté internationale qui prévaut en pareilles circonstances ne s’est pas appliqué au MNLA, « non par le seul fait de la tentative de sécession en tant que telle, mais en raison des liens entretenus entre les mouvements sécessionnistes avec des groupes considérés comme terroristes ». Ces propos font référence à la signature d’un “protocole d’entente” le 26 mai 2012 entre le groupe djihadiste Ansar dine (affilié à AQMI) et le MNLA pour la conquête de la ville de Gao face aux forces armées maliennes, protocole pourtant très vite dénoncé par les cadres du MNLA suite aux mésententes entre les deux parties sur l’application de la charia.
En 2012, le terrorisme djihadiste était un phénomène encore embryonnaire au Sahel. Mais les partenaires étrangers du Mali l’ont placé au cœur de leur gestion de la « question touarègue » par les Nations unies. Dans le cadre du processus de paix initié dès 2013, la Minusma a été contrainte d’opérer la distinction entre, d’une part, les éléments touaregs membres de groupes sécessionnistes (qui travailleront avec l’ONU dans le cadre du processus de paix), et, d’autre part, ceux membres de groupes terroristes (qui, eux, seront dans le viseur des forces antiterroristes, dont l’opération française Serval qui a déployé ses troupes en janvier 2013 à la demande du Mali). Or cette approche fait fi de la grande fluidité engendrée par les liens tribaux et claniques dans cette région ainsi que de l’opportunisme qui peut motiver certains alignements ponctuels, qu’ils soient collectifs ou individuels.
Cette approche a ouvert le champ, dès l’Accord préliminaire de Ouagadougou en 2013 qui visait à organiser l’élection présidentielle malienne de 2013, à l’émergence d’une immense zone grise dont toutes les parties impliquées – gouvernementales, militaires, groupes armés, partenaires internationaux – ont su tirer avantage à travers la signature poussive, en 2015, de l’Accord pour la Paix et la Réconciliation, dit Accord d’Alger.
L’Accord d’Alger, la renaissance avortée de la souveraineté du Mali
L’Accord a été signé par le gouvernement du Mali ; les groupes armés touarègues pro-indépendance de la Coordination des Mouvements de l’Azawad (la CMA, qui regroupe le MNLA, le Haut Conseil pour l’Unité de l’Azawad et le Mouvement arabe de l’Azawad) ; et les groupes armés touaregs « loyalistes » de la Plateforme (notamment le Groupement d’Autodéfense des Touarègues Imghads et Alliés et le Mouvement pour le Salut de l’Azawad-Dahouassak).
En dépit de quelques mesures symboliques, à l’instar de la mise en place dans plusieurs villes du Nord tenues par la CMA d’autorités intérimaires, du retour en 2017 à Kidal – fief des touaregs au nord du Mali – du gouverneur, représentant de l’État malien, qui en était absent depuis mai 2014, de l’instauration du Mécanisme opérationnel de Coordination (MOC), et de l’annonce de l’intégration dans l’armée malienne de milliers d’anciens rebelles via le processus de « Désarmement, Démobilisation, Réinsertion » (DDR), aucune avancée substantielle dans la mise en œuvre concrète de l’Accord n’a laissé présager d’un règlement pérenne du conflit malien.
En effet, les autorités intérimaires n’ont jamais reçu les fonds promis ; le MOC a été visé par les groupes terroristes dès son lancement et n’a jamais été opérationnel ; le gouverneur est revenu seul à Kidal, sans son cabinet ; et l’intégration dans l’armée des éléments issus du DDR s’est toujours heurtée aux désaccords des parties sur la question des rangs à leur réserver dans la chaîne de commandement.
Cet Accord aurait pourtant pu être le vecteur d’un nouveau départ pour le Mali. Fort d’une armée reconstituée autour des meilleurs éléments issus des groupes rebelles, Bamako aurait pu combattre plus efficacement le terrorisme avant qu’il ne mute progressivement en une guerre communautaire et ne s’exporte aux pays frontaliers.
Les populations du Nord auraient pu bénéficier d’une gouvernance autonome adaptée à leurs besoins, conformément au principe de la « libre administration » consacrée par l’Accord, tout en ayant mieux accès aux services sociaux de base grâce à tous les appuis rendus possibles par la Minusma. Bamako aurait pu se prévaloir d’avoir octroyé aux régions du Nord – après quatre rébellions et trois accords de paix signés en 1992, 2006 puis 2015 – un statut juridique autonome qui aurait pu préfigurer un nouveau modèle de gouvernance en prévision des immenses réformes à venir sur le continent. Mais rien de cela n’eut lieu.
Face aux atermoiements de Bamako dans la mise en œuvre de l’Accord, le soutien des populations du nord aux groupes sécessionnistes s’est renforcé. Les groupes de la CMA ont consolidé leur cohésion avec les groupes rivaux de la Plateforme à travers la création du Cadre stratégique permanent, qui élargit leur base ethnique, accroît leurs capacités diplomatiques à travers les nombreuses réunions de la Médiation internationale et développe leurs capacités administratives par l’exercice de la gouvernance locale dans les villes du Nord.
L’Accord a été fragilisé par l’avancée des groupes djihadistes et le coup d’État de 2020 contre le président Ibrahim Boubacar Keïta, puis mis à mal par la rupture diplomatique avec la France et la demande de retrait de la Minusma exprimée par la junte, si bien que le bilan de la présence internationale au Mali n’est guère satisfaisant : en dix ans, le terrorisme s’est répandu du Nord-Mali à l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest et rien n’a été réglé au sujet de la « question touarègue », pourtant considérée comme l’un des facteurs initiaux de la crise.
La France, victime de sa prophétie autoréalisatrice d’accusation d’ingérence
Durant toutes ces années de présence occidentale, la France aura été la puissance la mieux positionnée pour faire avancer le règlement de la « question touarègue » en appuyant la tenue d’une conférence régionale avec le Mali, le Niger et l’Algérie. Mais rien ne fut fait, dans le souci constant de ne pas donner le sentiment de s’ingérer dans les affaires intérieures du Mali – une ambition louable mais mise à mal par la présence évidente de milliers de soldats français sur le sol malien.
C’est bien la « lutte contre le terrorisme » qui a recouvert ce paradoxe au prétexte que cette lutte constituait la seule priorité pour Paris ; or le règlement de la question touarègue aurait été l’une des réponses à ce mal multiforme que représente le terrorisme. Paradoxalement, les accusations d’ingérence à l’encontre de la France n’ont fait que croître à mesure qu’elle cherchait à se faire la plus discrète sur ce sujet.
Aujourd’hui, ce sont les États-Unis qui semblent disposer des capacités nécessaires dans la région pour permettre d’éventuelles avancées. De ce fait, l’hypothèse de l’indépendance, si elle se posait à nouveau, pourrait bien mériter une considération supérieure à une simple accusation de forfaiture unilatérale. Inkinane Ag Attaher, l’un des fondateurs du MNLA, prévient que le risque de voir les groupes touarègues être pris en étau entre les groupes terroristes – très actifs dans les brousses – et la junte militaire – obsédée par la reprise du contrôle des villes, notamment de Kidal – n’a jamais été aussi élevé.
L’indépendance, pourquoi pas ?
La communauté internationale aura interprété la déclaration d’indépendance du 6 avril 2012 comme une excroissance du terrorisme plutôt que comme le signe avant-coureur d’une crise sous-régionale. Ce fut une occasion manquée pour les organisations régionales d’ouvrir le vaste chantier de la gouvernance en Afrique de l’Ouest. Un chantier qui aurait visé à émanciper les États francophones du modèle administratif post-colonial, centralisé, sans égards vis-à-vis des demandes croissantes d’autonomie dans la gestion des affaires publiques.
Ce modèle a, in fine, fait le jeu des groupes terroristes dans les zones les plus reculées. Al-Qaida et l’État islamique ont gagné beaucoup de terrain sur les groupes touarègues, la première cherchant actuellement à reprendre le contrôle de Tombouctou (selon le même scénario qu’en 2012) – et le second renforce continuellement son emprise sur la région de Ménaka. Ils sont les grands gagnants de l’absence de résultat qui prévalait derrière le Gentleman’s agreement que constituait l’Accord d’Alger. En retour, face aux terroristes et à la junte, la popularité idéologique du MNLA et l’idée d’indépendance restent très fortement ancrées dans l’esprit des populations du Nord.
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