La multiplication des arrestations extrajudiciaires au Mali suscite des inquiétudes. Les cas des personnes interpellées sans aucune procédure, qu’elles soient connues publiquement ou de simples citoyens anonymes, continuent d’être pointés du doigt par les organisations nationales de défense des droits humains. Le Mali a en outre chuté dans le classement 2020 du World Justice Project (WJP) en termes d’état de droit, passant du 104ème au 106ème rang sur 128 pays. Autant de signes qui font craindre un net recul de l’état de droit dans le pays et interpellent au plus haut sommet de l’État pour la sauvegarde des libertés et droits fondamentaux garantis par la Constitution.
« L’AMDH attire l’attention des plus hautes autorités sur l’impérieuse nécessité de judiciariser les dossiers se trouvant au niveau de la Sécurité d’État, en vue de se conformer aux textes en vigueur en République du Mali. En effet, plusieurs cas de personnes qui y seraient détenues depuis des mois, sans nouvelles de leur famille et sans qu’aucune procédure judiciaire ne soit ouverte à leur encontre, ont été signalés à l’AMDH par leurs proches et avocats », indiquait un communiqué de l’Association malienne des droits de l’Homme du 14 mai 2020.
Ce communiqué, qui portait sur la préservation de la liberté d’expression au Mali, faisait en effet suite à l’interpellation cinq jours plutôt, le 9 mai 2020, du Professeur Clément Dembélé, porte-parole de la Plateforme de lutte contre la corruption et le chômage (PCC).
Ce dernier, dont les proches sont restés sans nouvelles longtemps, aurait été enlevé par plusieurs individus non identifiés, en pleine journée, à Banconi, près de sa résidence.
Deux jours plus tard, le 11 mai, c’était au tour de Nouhoum Sarr, Président du Front africain pour le développement (FAD), d’être arrêté par la Brigade d’investigations judiciaires, puis traduit devant le Tribunal de Grande instance de la Commune III, avant d’être remis en liberté le lendemain, à la suite du classement sans suite du dossier opéré par le Procureur de la République.
L’ex-député de Kati Bourama Traoré, dit Bananzolé Boura, et certains de ses compagnons avaient été aussi interpelés début mai par le Camp I de la Gendarmerie de Bamako, vraisemblablement dans la foulée des contestations post-électorales.
Un tableau sombre
Les méthodes utilisées pour interpeller les « gens qui gênent » sont à la limite de la correction et du droit, à en croire Maitre Mamadou Ismaila Konaté, avocat et ancien ministre de la Justice du Mali. « Ces méthodes néfastes assombrissent l’environnement judiciaire de notre pays et ces poursuites ne nous avancent pas et n’honorent personne. Dans un contexte d’état de droit, et dans une République digne de ce nom, comme on prétend l’être, aucun autre pouvoir ne peut supplanter la justice ni s’investir en ses lieux et place », fait-il observer.
Dans la même lignée, un professeur de droit à l’université qui a requis l’anonymat pense que le pouvoir est aujourd’hui dans un réflexe de survie qui se traduit par ces arrestations arbitraires et la tentative de faire taire toute dissidence.
« En démocratie, l’État n’a pas besoin de cela. Les choses doivent fonctionner normalement et être régulées dans un cadre institutionnel. C’est ce qu’il y a de plus solide et de plus fort pour un régime », plaide cet enseignant.
Amnesty International Mali a déjà également déploré les arrestations arbitraires et inter
pellé le régime pour le strict respect des libertés fondamentales garanties par la Constitution.
Suite à des correspondances de sa part, adressées aux ministères de la Justice et de la Sécurité l’année dernière, plusieurs cas avaient été finalement judiciarisés et des personnes avaient été libérées par la suite, parce qu’il n’y avait aucune charge retenue contre elles.
« Certains avaient passé plus de deux ans au niveau de la DGSE, sans même savoir le motif de leur arrestation. Ce sont des abus de droit, des violations des personnes arrêtées », déplore Ramata Guissé, Présidente d’Amnesty International Mali.
« Nous invitons les autorités à arrêter ces pratiques. Il y a des voies légales pour arrêter les gens. S’il y a des choses qui leur sont reprochées, qu’ils soit arrêtés dans les règles de l’art », préconise-t-elle.
Net recul ?
De l’avis de la plupart des observateurs de la situation, l’état de droit au Mali est en net recul ces dernières années, comme en atteste également le classement 2020 du World Justice Project, publié en mars dernier, classant le Mali 21ème sur 31 pays dans la région Afrique subsaharienne et 13ème sur 19 parmi les pays à revenu faible.
L’indice sur l’état de droit du WJP mesure la performance en termes d’état de droit de 128 pays et juridictions, répartie en huit facteurs : contraintes aux pouvoirs du gouvernement, absence de corruption, gouvernement ouvert, droits fondamentaux, ordre et sécurité, application des règlements, justice civile et justice criminelle.
« L’état de droit est incompatible avec les poursuites téléguidées contre les uns et l’impunité pour le plus grand nombre. Nul individu ne doit être au-dessus de la loi et faire l’objet d’une protection abjecte du fait des autorités politiques en récompense d’un soutien ou d’une faveur », note Maître Konaté.
À l’en croire, sur ce plan, c’est bien le pouvoir exécutif et les juges qui doivent donner le bon et l meilleur exemple dans un état de droit. « C’est une lutte de longue haleine pour que le pouvoir politique fasse preuve d’élégance telle qu’il laisserait librement poursuivre un proche, un allié, un parent, un fils et une fille qui sont en cause dans le cadre de poursuites judiciaires, sans broncher ni intimider le juge », souligne-t-il.
Pour Ramata Guissé, le respect des droits humains au Mali est clairement en train de reculer, malgré que le fait que le Mali ait ratifié toutes les conventions relatives à la protection et à la défense des droits de l’Homme. « Je suis écœurée de constater de telles pratiques arbitraires continuent. C’est vraiment déplorable ».
« Dans notre pays, il faut sauver les acquis et aller à la conquête non pas des droits, parce qu’ils existent, mais de leur application effective », corrobore l’ancien ministre de la Justice.
La DGSE en substitution à la justice?
La Direction générale de la sécurité d’État (DGSE) est souvent impliquée dans les interpellations hors procédures judiciaires, au point que ce service parallèle de l’État, pourtant nécessaire à son bon fonctionnement, est fortement indexé pour le piétinement par ses agents des règles judiciaires.
Maitre Mamadou Ismaila Konaté le martèle : nul autre service de police, militaire, de gendarmerie, voire même paramilitaire ou de sécurité, y compris la Direction générale de la sécurité d’État, ne saurait échapper à la loi et au contrôle absolu du droit et du cadre judiciaire.
C’est pour cela, rappelle-t-il, « qu’il est important pour les cadres de ces services, surtout lorsqu’ils sont des officiers de n’importe quelle arme, et les autorités qui sont leurs hiérarchies et / ou leurs commanditaires de prendre conscience des limites strictes à ne pas franchir.
Le professeur de droit juge également inadmissible que le mobile d’atteinte à la sécurité de l’État soit utilisé comme leitmotiv pour procéder à toutes les actions de non droit. « La principale menace pour la sécurité intérieure au Mali, c’est le terrorisme. Ce ne sont pas les personnes qui expriment publiquement leurs opinions, pour ou contre le régime. Ce sont des faux-fuyants. Une autre chose qui menace la sécurité intérieure, c’est la gouvernance elle-même ».
Mais, même avec ce recul, l’espoir de la consolidation de l’état de droit au Mali à l’avenir n’est pas pour autant perdu. Cela peut s’affermir à travers « la conscience collective et ultime d’appartenir à une même Nation, qui a à cœur de prôner la paix et la solidarité entre des peuples unis et engagés vers la construction d’un État où la loi et le droit sont les premières sources de régulation sociale », croit fermement M. Konaté.
Germain KENOUVI
Journal du Mali