Dr Fousseyni Doumbia, enseignant chercheur à l’Université des sciences juridiques et politiques de Bamako, secrétaire général de l’Association malienne de droit constitutionnelle, ancien membre du comité d’experts pour la réforme constitutionnelle, nous a accordé une interview exclusive. La situation actuelle de la Cour constitutionnelle, les résultats des dernières élections législatives, les différentes réformes nécessaires au sein de cette institution… sont, entre autres, les questions sur lesquelles nous nous sommes entretenus avec ce Docteur en droit constitutionnel qui a soutenu sa thèse à l’Université de Normandie en France.
Aujourd’hui-Mali : Notre pays traverse de nos jours une crise institutionnelle, je veux parler de l’Assemblée nationale dont certains élus sont décriés et certains évoquent aussi la démission des membres de la Cour constitutionnelle. Quelle lecture faites-vous de cette situation ?
Dr Fousseyni Doumbia : J’ai toujours l’habitude de le dire, comme ce fut le cas au dialogue national inclusif où j’étais expert sur la thématique institutionnelle, que la Cour constitutionnelle est l’institution la plus décriée au Mali. Je l’ai dit sans détours en regardant seulement le rapport de la population avec cette institution.
Nous avons vu après les élections de 2018, quand une partie de la classe politique avait demandé la récusation des membres de la Cour constitutionnelle pour partialité. Nous avons vu aussi en 2018 que cette même classe politique avait demandé la certification des résultats de la présidentielle par la communauté internationale dont les Nations Unies, parce que tout simplement les membres de la Cour ne leur inspiraient pas confiance.
Les arrêts rendus par cette institution sont de plus en plus contestés par la population. Ce sont toutes ces séries de comportements qui font que la Cour est décriée. Cette dynamique de contestation a atteint un niveau beaucoup plus élevé lors des élections législatives de 2020 où la Cour constitutionnelle, en toute irresponsabilité je le dis, a décidé d’inverser les résultats en utilisant son pouvoir de réformation au service de telle ou telle classe politique ou candidat. Toute allégation de fraude ne conduit pas à l’annulation de l’élection, sauf si elles sont de nature à altérer la sincérité du scrutin.
Si tel n’est pas le cas, les élections ne sont pas annulées et les résultats seront maintenus tels que proclamés par l’administration électorale. Mais si ces irrégularités sont d’une certaine gravité, telle que celles que nous avons connues en 2020, les juges constitutionnels seraient dans l’obligation d’annuler les élections dans les circonscriptions où il y a eu ces problèmes et les électeurs seront de nouveaux envoyés aux urnes.
En 2020, les irrégularités qui ont permis à la Cour constitutionnelle d’inverser les résultats, sont des irrégularités extrêmement graves. A partir du moment où elle est arrivée à annuler les 2/3 des résultats de certaines circonscriptions pour inverser les résultats, annuler des milliers de voix à Sikasso pour faire inverser les résultats, à Kati…ça veut dire que les irrégularités sont graves. Et la Cour étant le juge électoral, a inversé les résultats dans ces circonscriptions.
Ce n’est pas tout. Les calculs de la Cour constitutionnelle dans certaines circonscriptions étaient erronés. Par exemple, quand elle dit un plus un égal cinq et qu’elle ne soit pas en mesure de revenir sur ça, cela donne à réfléchir. Ainsi quand les résultats définitifs ont été proclamés, des erreurs de calcul de ce genre ont été constatées au niveau de la Cour. Pour cela, la loi organique permet de revenir sur les résultats, sur les recours en erreur matérielle.
C’est ainsi que la Cour a été saisie pour corriger ces erreurs matérielles, elle n’a pas voulu revenir sur ces résultats pour la simple raison que l’erreur de calcul ne s’étend pas à l’erreur matérielle. Si on essaye de faire une jurisprudence comparée, que ça soit au Sénégal, nous avons vu que le juge constitutionnel de ce pays a étendu en 2000 l’erreur matérielle à l’erreur de calcul.
En France aussi, il y a beaucoup de cas où l’erreur de calcul fait partie de l’erreur matérielle. La Cour constitutionnelle du Mali s’est fondée sur la jurisprudence de 1997, où elle a eu à dire que l’erreur matérielle se résume aux erreurs de nom, de frappe… Ceux qui sont fondamentalement insuffisants pour déterminer une erreur matérielle. Elle a aussi invoqué l’autorité de la chose jugée à savoir si elle statue une fois, c’est fini. Elle ne peut plus revenir alors que l’autorité de la chose jugée, au regard de la jurisprudence comparée, n’est pas un principe absolu. Nous avons vu à cet effet qu’il ya eu beaucoup de revirements jurisprudentiels et nous avons constaté que depuis 1985, la France a abandonné ce principe absolu de l’autorité de la chose jugée, à travers des revirements de jurisprudence, pareil aussi pour le Bénin.
Pourquoi la Cour constitutionnelle du Mali n’a pas fait un revirement de jurisprudence, notamment en étendant l’erreur matérielle à l’erreur de calcul en vue de procéder à la rectification des resultats. Donc, pour moi, c’est fait à dessein.
Aujourd’hui, le constat est qu’il y a plus de voix au sein de la société civile en passant par les partis politiques de l’opposition et même celles de la majorité présidentielle qui demandent le départ des membres de la Cour constitutionnelle et des élus de l’Assemblée nationale.
Comment faire partir alors les membres de la Cour constitutionnelle ?
La première hypothèse, c’est la voie de la démission, qui peut être de deux sortes. Soit elle est volontaire ou d’office. La démission volontaire, c’est lorsqu’un membre de la Cour constitutionnelle, pour des raisons personnelles, sans aucune pression, décide de rendre le tablier pour s’occuper d’autre chose. Quant à la démission d’office, elle intervient lorsqu’un membre de la Cour fait un manquement à ses obligations de neutralité, de réserve… Dans ce cas, il sera déclaré démissionnaire d’office par une procédure interne.
L’autre élément de faire partir les membres de la Cour, c’est l’empêchement permanent à la suite d’une maladie ou d’autre cause ou à la suite de décès.
Donc le président n’a aucun privilège pour dissoudre la Cour constitutionnelle ?
Pour moi cette hypothèse de dissolution de la Cour constitutionnelle par le président de la République est possible. L’article 50 de la Constitution malienne donne la possibilité au président de la République d’utiliser ses pouvoirs exceptionnels. Quand il utilise ces pouvoirs exceptionnels, il devient un dictateur temporaire.
La conséquence de l’utilisation de ces pouvoirs, c’est la suspension d’un certain nombre d’articles de la Constitution. Nous avons vu, au Niger, lorsque le président Tandia a voulu faire 3 ans supplémentaires au terme de ces deux quinquennats, la Cour constitutionnelle a rendu un arrêt défavorable. Idem pour l’Assemblée nationale. Donc le président Tandia a utilisé l’article 53 qui lui confère des pouvoirs exceptionnels pour remplacer tous les membres de la Cour constitutionnelle. Quand on parle de dissolution de la Cour constitutionnelle, ce n’est pas l’institution qui est dissoute, mais ce sont plutôt les personnalités qui incarnent cette institution qui sont remplacées.
Aujourd’hui, l’une des possibilités pour stabiliser le Mali, c’est de faire partir les membres de la Cour constitutionnelle. Alors quand ils ne veulent pas démissionner, est-ce que la situation va rester comme ça ? Parce que c’est à travers le comportement de la Cour constitutionnelle que même la première la première institution qu’est le président de la République a été mise en cause.
C’est-à-dire ?
C’est à cause du comportement de la Cour constitutionnelle que certains se sont levés pour demander le départ du président de la République. Alors il faudrait pour le président de la République, qui est le garant du fonctionnement régulier de ses institutions, de sauver la situation. Donc pour se sauver, il faut poser des actes allant dans le sens de la stabilité du pays car il ne faut pas se voiler la face, il y a une crise de confiance entre la Cour et de nombreux acteurs de la classe politique de tout bord. Même la Cédéao, au terme de ses différents pourparlers au Mali, a reconnu que le véritable problème relève du comportement de la Cour constitutionnelle. Donc il faut trouver les moyens pour précipiter le départ de ses membres. Et si les membres de cette institution ne veulent pas partir, le président de la République peut utiliser ses prérogatives exceptionnelles prévues par l’article 50 de la Constitution pour remplacer tous les autres membres qui ne sont pas dans la dynamique de démissionner.
Plus concrètement, en quoi cet article confère-t-il ce pouvoir au président de la République ?
L’article 50 de la constitution dit que, si l’indépendance, l’intégrité territoriale du pays ou le fonctionnement régulier des institutions sont menacés ou interrompus, le président de la République peut utiliser ses pouvoirs exceptionnels pour assurer la continuité du fonctionnement de l’Etat.
Dans ce cas espèce, nous sommes face à quel scénario ?
Aujourd’hui, les institutions sont menacées, le fonctionnement régulier de l’administration publique est perturbé. Vous savez, nous sommes à environ près d’un mois sans gouvernement. Alors que le président est le garant du fonctionnement régulier des pouvoirs publics.
L’article 50 est une dictature temporaire qui est utilisée pour la stabilité du pays. Nous avons vu le cas en Côte d’Ivoire où le candidat Alassane Dramane Ouattara avait été écarté du processus électoral parce que tout simplement il n’était un Ivoirien d’origine, mais il y a un accord politique qui contrevenait aux dispositions constitutionnelles de ce pays. Le président Gbagbo a utilisé ses pouvoirs exceptionnels prévus par l’article 48 de la constitution ivoirienne pour autoriser la candidature de Alassane Ouattara, ce, en suspendant la disposition de la Constitution. Tout cela pour la stabilité du pays.
Au Mali, le président de la République peut utiliser les mêmes prérogatives pour remplacer les membres de la Cour en vue de faire amener des gens qui sont beaucoup plus légitimes, acceptés par les différentes parties.
Des membres de la Cour constitutionnelle acceptés par les parties, comment cela est possible ?
C’est vrai, même si ce sont le président de la République, l’Assemblée nationale et le Conseil supérieur de la magistrature qui sont des autorités de nomination des membres de la Cour, dans une certaine mesure, ils ne peuvent pas avoir la main libre avec cette situation de crise généralisée où la Cour est décriée à travers ceux qui l’animent. Il est fortement recommandé que ses membres puissent avoir la légitimité. Cela est extrêmement important.
En disant que les autorités de nomination n’auront pas la main libre, ça veut dire que les forces vives, les partis politiques, la société civile, vont être associés à la désignation des nouveaux membres de la Cour. Ces différentes forces pourront faire des propositions au président de la République, au président de l’Assemblée nationale par rapport au choix des membres. Donc il revient en dernier lieu au président de ces institutions d’entériner ces différentes propositions. Tout ce que je suis en train de dire, ce sont juste des propositions pour éviter des contestations des membres qui vont y arriver.
En cas de révision constitutionnelle, selon vous qu’est ce qui doit changer au niveau de cette Cour constitutionnelle ?
La Cour constitutionnelle doit être réformée dans le sens de rétablir une certaine confiance démocratique avec la population. Vous savez, quand on essaye d’analyser la composition de la Cour, les méthodes de fonctionnement, le profil des membres, on s’aperçoit qu’on est en face d’un organe politique plutôt que d’une juridiction. D’abord, la composition, on n’a pas besoin d’être juriste pour être nommé au sein de la Cour. Le président de la République nomme 3 membres dont au moins deux juristes, idem pour le président de l’Assemblée nationale, le Conseil supérieur de la magistrature nomme 3 magistrats. Nous avons vu, dans le temps, que la Cour a été dirigée par des ingénieurs, des physiciens.
Le premier président de la Cour constitutionnelle du Mali, Abdrahamane Baba Touré, n’était pas juriste. Ce ne sont pas toujours les juristes qui animent la Cour. Pour moi, même si vous envoyez des juristes, il faut qu’ils soient des spécialistes du droit constitutionnel.
Quand vous regardez la Cour actuelle, vous allez vous rendre compte qu’elle est composée de juristes privatistes, spécialistes de droit privé, alors que le droit constitutionnel relève du droit public. Sur les 9 sages de la Cour, aujourd’hui, nous avons huit privatistes, un administrateur civil pour manier un domaine qui appartient au droit public. Voilà pourquoi il y a toujours des problèmes d’interprétation au niveau de la Cour car en regardant certains de leurs arrêts, on se rend à l’évidence que ce ne sont pas des comportements des spécialistes du droit constitutionnel. C’est pourquoi, je pense qu’il faut amener des spécialistes qui maitrisent le droit constitutionnel, qui connaissent la jurisprudence constitutionnelle… Tout cela pour une bonne distribution de la justice constitutionnelle.
Il faudrait essayer surtout d’élargir la saisine du juge constitutionnel au Mali. Aujourd’hui, seuls les hommes politiques sont habilités à saisir cette juridiction, il s’agit des députés, président de la République, Premier ministre, Conseillers nationaux, exceptionnellement, le président de la Cour suprême qui est la seule autorité judiciaire.
Il faut démocratiser la saisine de la Cour. La constitution s’applique au citoyen, si ces citoyens estiment que leur droit est violé, on doit au moins leur donner la possibilité de se faire entendre. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. La défense d’un Etat de droit ne doit pas être seulement que l’affaire des élus des citoyens eux-mêmes.
Il faut introduire aussi le principe du contradictoire. Vous savez, au niveau de la Cour constitutionnelle, c’est seulement le jour du délibéré que vous allez vous rendre compte des griefs formulés contre vous. Ce principe du contradictoire était prévu dans la loi organique de 1992, mais ça été supprimé après. Il faut qu’on l’y introduise car, pour moi, c’est une condition d’un procès équitable. Ce principe du contradictoire est d’ailleurs prévu par les organismes de défense de droit de l’homme en Afrique et la convention universelle des droits de l’homme.
Et vous-même, vous avez vu que le prêcheur Cherif Ousmane Madani Haïdara a insisté sur le principe du contradictoire dans l’une de ses interventions pour la transparence de la justice. Avec le principe du contradictoire, chacune des parties apporte ses arguments à la Cour, sur la base desquels elle rend sa décision. Mais malheureusement, ce n’est pas le cas au Mali.
Donc dans d’autres pays le principe du contradictoire existe ?
Evidemment, ça existe en France et dans plusieurs pays africains aussi. Mais chez nous ça n’existe pas, même s’il arrive souvent que la Cour demande des informations supplémentaires si elle a la volonté.
Votre mot de la fin ?
Le Mali a duré dans cette crise, il faut qu’on se donne la main et aller vers l’essentiel, la paix car personne ne fera le Mali à notre place ce qu’on n’est pas disposé à faire nous-mêmes. Le Mali nous appartient, il n’appartient pas à la communauté internationale.
J’ai l’habitude de le dire, on reconnait un bon citoyen en période de crise qu’en période normale. Il faut qu’on sorte de la crise de confiance car c’est la confiance et le respect mutuel qui sont les conditions préalables à tout dialogue sincère.
Pour cela, il faut saluer la démarche de la majorité politique qui a décidé de se déplacer pour échanger avec l’opposition politique pour trouver des pistes de sortie de crise. Il faut aussi saluer la concession du président de la République pour la formation du nouveau gouvernement.
En tout cas, j’insiste sur l’union sacrée entre tous les acteurs car aucun pays n’est sorti de la crise tout en étant divisé.
Réalisé par Kassoum THERA